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L’Étape (Bourget, 1902)/VIII

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 260-289).

VIII
un cœur de jeune fille

Ce terrible problème et d’où dépendait l’honneur de leur nom ne se fut pas plutôt posé à Jean que les phrases énigmatiques de sa sœur lui revinrent à la pensée. Antoine était entré chez elle, cette nuit, dans une heure de détresse et de sincérité. Il ne lui avait pas seulement avoué sa faute. Il lui avait parlé des moyens de la réparer. Il lui avait demandé qu’elle s’associât à sa recherche de l’argent nécessaire. De quelle nature avait donc été cette offre pour que Julie en demeurât ainsi bouleversée ? Et derechef l’idée qu’il avait repoussée d’abord comme trop infâme s’emparait du jeune homme. Ces cinq mille francs, Antoine les avait empruntés à Rumesnil, en spéculant, pour les obtenir, sur les relations que celui-ci avait avec leur sœur. La révolte de la jeune fille provenait de ce qu’il avait voulu lui faire faire, à elle, la honteuse démarche.

— « Est-ce possible ?… » se disait-il en s’en allant du bureau où venait de se nouer un nouvel épisode du drame obscur dans lequel il se trouvait engagé. Déjà le doute, comme on voit, avait remplacé la révolte, et il continuait : « Il a cependant bien fallu qu’il les trouvât quelque part, ces cinq mille francs. Il ne les avait pas. S il les avait eus, il n’aurait pas parlé à Julie, comme il lui a parlé. Était-elle assez troublée ! De quels mots elle s’est servie : Il en est au crime, je te jure !… Si quelqu’un peut me mettre sur la voie de la vérité, c’est elle… »

Cette pensée enveloppait des hypothèses trop cruelles, elle se raccordait trop étroitement aussi à ses préoccupations de ces dernières semaines pour que l’infortuné pût la concevoir et ne pas rentrer au plus vite auprès de sa sœur. Il n’avait pas quitté M. Berthier depuis un quart d’heure, qu’il se retrouvait sur le palier du quatrième étage de la rue Claude-Bernard où vivaient les Monneron. Il n’eut pas le temps de sonner. Julie avait épié sa venue. Elle l’attendait, l’ayant vu, par la fenêtre, qui débouchait de la rue Vauquelin. Il était remonté tout droit du boulevard Saint-Germain par les raidillons qui sillonnent les deux versants de la montagne Sainte-Geneviève : la rue d’Arras, la rue du Cardinal-Lemoine, la rue Thouin, la rue de la Vieille-Estrapade, la rue Amyot, les endroits mêmes qui avaient servi de cadre aux enfantins débuts du dangereux roman de sa sœur avec Rumesnil. Il avait marché si vite que le souffle lui manqua pour répondre à la question de la jeune fille. Elle l’avait attiré aussitôt dans sa chambre, et là, inquiète, les yeux brûlants, le sein palpitant, les mains fiévreuses :

— « Hé bien ! » lui avait-elle demandé, « tu as trouvé Crémieu-Dax ?… » Et, comme il secouait la tête en signe de dénégation : « Mon Dieu ! » gémit-elle, « tu es arrivé trop tard !… »

— « Non, » put-il enfin dire à voix basse. « J’ai eu l’argent de quelqu’un d’autre ; mais, quand je me suis présenté chez M. Berthier, les cinq mille francs avaient déjà été payés. »

— « Par Antoine ? » interrogea-t-elle, haletante.

— « Par Antoine, » répondit-il.

— « Par Antoine !… » répéta-t-elle sans avoir la force d’ajouter un mot. Elle s’était laissée tomber sur une chaise, les mains croisées sur ses genoux, les yeux fixes. Une hallucination plus forte que sa raison lui montrait la scène hideuse : le faussaire entrant chez le séducteur, et exerçant sur lui, sous des formes ou brutales ou courtoises, — qu’importait ! — ce détestable chantage. Elle avait cependant un motif de croire que cette démarche n’avait pas pu être faite. Tout à l’heure, Jean à peine parti, pour aller, croyait-elle, chez Crémieu-Dax, elle s’était dit qu’elle pouvait encore essayer d’agir, elle aussi, de son côté, et empêcher, si le hasard permettait qu’il en fût encore temps, qu’Antoine ne se servît de son nom. Elle avait écrit un billet de quelques lignes à Rumesnil, ou elle le suppliait, s’il recevait la visite de son frère aîné, de ne pas faire ce que celui-ci lui demanderait Elle était descendue chez le concierge, qu’elle avait chargé de porter immédiatement le billet, avec l’ordre de ne pas le laisser, si le destinataire n’était pas chez lui, et, s’il y était, d’avoir une réponse. Elle n’avait pas donné ces instructions sans un frisson de honte, sous le regard insolent des époux Maradan, lesquels nourrissaient une estime aussi maigre que leurs étrennes pour ceux de leurs locataires qui n’étaient pas très généreux au jour de l’an, les « pannes de la boîte », disaient-ils. On pense si les Monneron étaient du nombre. Une pièce de dix francs, tendue par la jeune fille en même temps que son billet, pour que l’homme prît une voiture et revînt au plus vite, avait changé cette insolence en une obséquiosité immédiate, avec cette imperceptible nuance de gouaillerie silencieuse, par laquelle les inférieurs nous font payer leurs complicités. Julie s’était rappelé la phrase ironique d’Antoine sur le danger des lettres déposées dans les loges, et elle s était sentie rougir a la pensée des commentaires que les fréquentes visites de son amant avaient du provoquer dans cette loge, entre le cordon et le fourneau, où se mijotait un éternel miroton ! Ah ! qu’on les commentât ces visites, et aussi son insistance à ce que Maradan partît tout de suite ! Mais que son message fût remis à temps, si vraiment Antoine avait osé cette infâme démarche ! Maradan était revenu de la rue de Varenne, en rapportant le billet. M. le comte était en déplacement de chasse. Adhémar avait bien dit à Julie, la veille, qu’il irait peut-être passer deux ou trois jours chez un cousin, aux environs de Paris. En temps ordinaire, elle eût été peinée que son amant ne lui eût pas écrit pour lui confirmer cette absence et s’en excuser. Dans les circonstances actuelles, ce départ était une chance inespérée, pourvu qu’Antoine ne fût pas arrivé avant que Rumesnil n’eût quitté sa maison. La jeune fille avait envoyé Maradan lui acheter un indicateur des chemins de fer. Elle savait le nom du château du cousin et qu’il était dans le voisinage de Malesherbes. Adhémar avait pu prendre, pour cette station, l’un ou l’autre des deux express du matin qui partent de la gare de Lyon, le premier à neuf heures, le second à dix. Selon qu’il se serait décidé pour celui-ci ou pour celui-là, il serait sorti de son hôtel à huit heures et demie ou à neuf heures et demie. Antoine n’était allé rue de Varenne, s’il y était allé, qu’à neuf heures moins le quart. Tout, dans ce cas, dépendait donc du choix du train auquel s’était rangé Rumesnil. Julie avait voulu considérer comme certaine la préférence donnée au premier express, parce qu’il était plus rapide que l’autre et ne s’arrêtait ni à Villeneuve, ni à Juvisy, ni à Corbeil. C’est avec cet espoir qu’elle avait attendu le retour de Jean, et voici qu’à la seule annonce du payement des cinq mille francs par Antoine, tous les indices qui avaient fait pour elle probabilité d’un côté faisaient probabilité de l’autre. Rumesnil était rentré tard de l’Union Tolstoï, la veille. Pourquoi se serait-il levé une heure plus tôt ? Où avait-elle eu l’esprit ? Sans aucun doute, il avait pris le second train. S’il ne lui avait envoyé aucun mot pour l’avertir définitivement de ce petit voyage, c’est que la visite d’Antoine avait eu lieu pendant ses derniers préparatifs. Peut-être, au moment de lui écrire, le dégoût l’avait-il paralysé. Comment savoir si le scélérat n’avait pas raconté qu’il venait de sa part à elle ?… Toutes ces suppositions s’étaient levées à la fois dans son esprit et la remplissaient d’une émotion telle qu’elle en oubliait la présence de son autre frère, debout devant elle. Sa consternation était trop éloquente : évidemment, elle avait sur les agissements d’Antoine une idée positive. La pauvre enfant ne revint à elle que pour constater son imprudence, à cette interrogation de Jean :

— « Si tu sais chez qui il est allé emprunter ces cinq mille francs, il faut me le dire, Julie. Je les ai là. Je peux les rendre, et tout de suite… »

— « Moi ? » répondit-elle, « comment le saurais-je ?… » Dans la phrase qu’avait prononcée son frère, elle venait de sentir, une fois de plus, ce soupçon sur ses rapports avec Rumesnil, deviné si souvent dans ses yeux. Le lui nommer à cette minute, c’était avouer. Si elle n’eût pas eu cette coupable intrigue, en quoi un prêt d’argent du jeune noble à Antoine eût-il été plus extraordinaire que de Crémieu-Dax à Jean, par exemple ? Et elle-même l’avait conseillé tout à l’heure. Ce conseil, rapproché de son trouble présent, la condamnait seul, si elle déclarait la vraie raison de ce saisissement. Pourtant, si elle avait été absolument sûre que c’était bien de Rumesnil que le faussaire avait obtenu cet argent, peut-être eût-elle trouvé le courage surhumain de cette confession, pour effacer aussitôt jusqu’au souvenir de cette ignoble dette ? Elle n’en était pas certaine, et l’instinct de suprême pudeur qui fait d’un aveu de cette sorte, pour toute femme, une mortelle épreuve, — que dire quand cette femme est une jeune fille ! — scella soudain son secret dans son cœur. Elle ajouta : « Qu’il ait trouvé cet argent si vite, voilà ce qui m’épouvante… »

— « Mais enfin, » reprit Jean, « dans cet entretien que vous avez eu ensemble cette nuit, tu m’as dit toi-même qu’il t’avait demandé de l’aider : Comment ?… »

— « N’insiste pas, » répondit-elle en se levant et s’écartant comme un animal blessé. « Ce qu’il m’a dit m’a été trop pénible à entendre pour que je le répète… Ne m’en parle jamais ! N’y fais jamais allusion ! Jamais ! Jamais !… D’ailleurs, il ne s’agit pas de cela, puisque j’ai refusé de l’écouter et que je l’ai chassé… »

— « Je ne te questionnerai plus, » repartit Jean après un passage d’hésitation, « J’y mets pourtant une condition. J’en ai le droit, » continua-t-il, comme elle redressait la tête en le regardant avec la fierté défiante qu’elle avait eue si souvent pour lui depuis des mois. « J’ai fait une démarche qui m’a été infiniment dure, poussé par toi, à cause de cette conversation que tu avais eue avec Antoine. Encore un coup, je ne te demande pas de me la répéter. Jure-moi seulement que tu n’as aucune idée sur une personne particulière à laquelle il ait pu s’adresser… »

— « Je n’ai rien à te jurer, » répondit-elle, le regard plus sombre encore et plus défiant ; « mais, de ces personnes, il y en a vingt, depuis sa maîtresse, puisqu’il parait qu’il avait volé pour une femme, jusqu’à n’importe quel camarade de cabarets et de tripots, sans compter les usuriers… Ce dont je ne doute pas, c’est qu’il a commis une malpropreté pour avoir cet argent. Laquelle ? Je l’ignore et je souhaite de l’ignorer toujours. Ce sera la preuve qu’il n’a pas réparé un faux par un autre, et une escroquerie par un vol… Maintenant, » ajouta-t-elle en portant la main à son cœur et se rasseyant, « laisse-moi, veux-tu ? Les émotions de cette nuit et celles de ce matin m’ont trop épuisée. Je dois me reposer, avant le déjeuner, si tu veux que nous paraissions à table sans que le père s’aperçoive de notre agitation. Elle n’aurait qu’à réveiller son inquiétude… Pauvre père ! Sa tranquillité avant tout, tant que nous pourrons ! »

Cette supplication qui s’adressait de nouveau au sentiment qu’elle savait le plus puissant sur le cœur de son frère s’accompagnait d’une expression si anxieuse de sa physionomie consumée que le jeune homme obéit à cette trop évidente souffrance, mais, malgré lui, il se retira dans sa chambre en frémissant. Pour la première fois, l’image de son père, ainsi évoquée, n’avait pas dompté la tempête intérieure. Il avait besoin de la vérité, comme on a faim de pain et soif d’eau. Ce commencement d’une révolte contre ce père lui-même, toujours dressé au travers de ses énergies, s’accrut encore à voir le professeur arriver en personne, le visage délivré de ses soucis de la nuit et du matin, et tenant à la main une feuille de papier. C’était une lettre de Berthier, demandant à M. Monneron de ne pas se déranger cet après-midi comme il en avait eu l’intention. Il lui annonçait que tout était expliqué, et qu’il ne s’occupât plus d’une affaire désormais élucidée. Le chef de bureau avait reculé devant le mensonge direct, si dur à soutenir en face et d’homme à homme. Il avait cependant tenu sa promesse à Antoine, en écrivant ce billet, qu’il avait fait porter par un garçon du Grand Comptoir.

— « Tu vois comme Antoine avait tort, » conclut Joseph Monneron après avoir montré ce message à son fils, « de reprocher à cet excellent homme un manque de tact ? Quelle délicatesse, au contraire ! Je suis content, d’ailleurs, de n’être pas obligé de passer boulevard Saint-Germain. Je pourrai aller chez Barantin. C’est son jour, et je suis si rarement libre le vendredi !… il doit parler à la Chambre, la semaine prochaine, contre l’enseignement congréganiste. J’ai quelques bonnes notes techniques à lui communiquer. Tant que nous n’aurons pas fait fermer leurs collèges, la bataille n’est pas gagnée. Il faut que nous arrivions partout à l’instruction exclusivement et obligatoirement laïque. Remarque bien : je ne dis pas neutre, car je ne suis pas pour la neutralité. Avant tout, une morale indépendante des dogmes, c’est le premier article de notre programme et le plus essentiel. Je vivrai assez, je l’espère maintenant, pour le voir appliqué… »

Ainsi, l’alerte de la veille : — la vision de son fils aîné debout devant lui avec le masque de la terreur sur son visage, — ses soupçons fortifiés par les allures du jeune homme, — la concomitance de tant de signes certains de culpabilité, — tout était oublié, effacé, aboli, tant la réalité avait peu de prises sur cette intelligence d’idéologue incurable ! L’affirmation de Berthier avait suffi pour le rejeter à son train habituel de chimères politiques. Lui qui n’était pas capable de voir la vérité dans le cercle étroit de sa famille, il se complaisait de nouveau dans des conceptions qui n’allaient à rien moins qu’à remanier toutes les mentalités françaises, dans le présent et l’avenir ! Quoi d’étonnant si le même esprit de chimère, qui faisait de lui dans sa vie privée un illusionné de chaque minute, se retrouvait dans ses théories sur la vie publique ? Ce père, qui n’avait pas su élever vraiment un seul de ses quatre enfants, rêvait tranquillement d’une refonte totale de l’éducation nationale, et, avec cette infaillible logique dans le faux qui caractérise les hommes de son parti, il la voulait constituée au rebours de toutes les origines du pays et de toute son histoire ! Mais, comme il aimait à le répéter avec une conviction qui eût été comique, si les honnêtes gens de ce type ne se trouvaient pas associés aux pires ennemis de la France, dans leur besogne d’abaissement de notre patrie par la destruction de toutes ses forces vives : « La raison ne peut pas ne pas avoir raison ! » Ce n’était pas seulement le chrétien latent qui fut froissé chez Jean par un tel discours, après une nuit et une matinée pareilles. C’était le fils, confondu de chagrin devant l’infériorité morale, malgré sa bonne foi et ses vertus, de cet étrange chef de famille, incapable de saisir un fait dans sa vérité brutale, mais concrète. Le fonctionnaire scrupuleux et probe avait été remué jusqu’aux fibres les plus intimes par la suspicion jetée sur un de ses enfants. Cette suspicion paraissait dissipée. Il en était si heureux qu’il ne pensait pas à vérifier à fond une histoire pourtant bien obscure. Ce manque de virilité dans le caractère de son père fut si pénible au « consolateur » qu’il n’eut pas la force de se taire, comme d’habitude, devant les aberrations du Jacobin. Il éprouva le besoin de parler avec une sincérité, non pas complète, mais cependant moins atténuée que de coutume. Ce ne fut pas sur le billet de Berthier — ce billet dont il savait trop la signification exacte — que cette franchise encore timide s’exerça. Ce fut sur des idées, qui si souvent avaient choqué son sens de l’équité, sans qu’il s’en indignât. Il les excusait par les préjugés de première jeunesse, par le milieu, par des influences personnelles, comme celle du camarade Barantin. À ce moment, il en voyait trop le lien avec toute une construction mentale, si funeste à celui qu’elle dominait et aux autres, victimes, par contre-coup, de cet incorrigible irréalisme.

— « Je ne peux pas m’associer à ton espérance, » dit-il simplement. « Je vois bien l’élément d’énergie que les éducations laïques enlèvent à l’enfant. Je ne vois pas celui qu’elles lui substituent. Car, enfin, il faut vivre, et, pour vivre, agir. Où prendre le principe d’obligation dans ce que vous appelez la morale indépendante, tu dis de tout dogme, mais cela signifie qu’elle dépend de l’examen individuel. »

— « Où le prendre, ce principe ? Mais dans la Justice simplement, » répondit Joseph Monneron, qui avait regardé son fils avec une surprise attristée, « et dans la Solidarité, dans cette dette que chacun se trouve avoir contractée vis-à-vis de l’humanité, par le seul fait qu’il existe. Nous naissons tous obligés. »

— « Je te dirai, comme Crémieu-Dax, l’autre jour, citant Robespierre, » répliqua le jeune homme : « Au nom de quoi ?… C’est un cercle vicieux. Outre qu’une dette, pour être valable, suppose qu’elle a été acceptée en connaissance de cause par le débiteur, où est-il écrit qu’il y a obligation de s’acquitter d’une dette ? Dans le Décalogue et dans l’Évangile… Puisque vous n’en voulez pas ?… »

— « Et la conscience, qu’en fais-tu ?… » reprit le père, avec un étonnement plus marqué encore. « Il y a des moments où tu m’inquiètes, Jean ! » continua-t-il avec une gravité douce. « On dirait que tu te laisses gagner par le scepticisme et le pessimisme. Prends garde… Tu en as pourtant la preuve chaque jour, que la conscience suffit pour guider l’homme. Voilà M. Berthier. Tu sais qu’il est un libre penseur. A-t-il eu besoin d’un autre conseil que de celui de sa conscience, pour agir vis-à-vis de moi, avec les procédés les plus scrupuleux, hier et ce matin encore ? Ai-je eu besoin de faire appel chez ton frère à autre chose qu’à la conscience, pour lui demander de garder secret le nom du malheureux camarade qui a essayé de le compromettre et de couvrir ainsi sa propre faute ?… Il faut croire à l’homme, mon fils. C’est la véritable religion et le véritable Évangile. Oui, croire à l’homme, et, par conséquent, aux individus, jusqu’à ce que le contraire soit bien démontré. Tu m’as vu très malheureux hier, après la conversation que j’avais eue avec Berthier. Qu’est-ce qui m’a soutenu ? L’opinion que j’ai de la nature humaine, tout bonnement. Avec l’éducation et les exemples qu’il a reçus, je savais que ton frère ne pouvait pas avoir commis cette ignominie… Et tu vois aujourd’hui comme j’avais raison. »

— « Sa tranquillité avant tout ! » se dit Jean demeuré seul, en se répétant avec une mélancolie infinie les termes mêmes dont s’était servi sa sœur. « Oui, qu’il la garde ! Mais nous la payons bien cher !… » Cette sécurité de Joseph Monneron, au milieu des mystères horribles que cachait l’apparente bonhomie de leur existence de famille, était sinistre comme le passage d’un somnambule sur le rebord d’un toit, à quelques centimètres du gouffre. Elle ne datait pas d’aujourd’hui, et pas d’aujourd’hui non plus l’impuissance du fils à montrer ce gouffre au dormeur enfin réveillé. Jamais il n’avait senti plus amèrement quelles redoutables conséquences comportent ces partis pris de généreuse illusion, tels que celui où s’enveloppait ce père, inapte à la vie par raisonnement autant que par tempérament. Par contraste, le jeune homme ne put s’empêcher de songer au maître chez lequel il était allé, ce matin, trouver tout ensemble l’appui matériel et l’appui moral, à ce Victor Ferrand, dont le coup d’œil lucide était descendu si vite au fond de ses plaies ! Certes, Joseph Monneron n’avait pas moins une haute nature que son condisciple de l’École Normale. Il n’était ni moins intelligent, ni moins tendre. Il n’avait pas eu un autre métier, il n’appartenait pas à un autre corps. La différence entre eux résidait dans la discipline intérieure : l’un s’était conformé à l’expérience séculaire de ses morts, dans son interprétation de l’existence, et l’autre non. Comme pour appeler à lui le secours de cette personnalité si complète et si solide, l’amoureux de Brigitte tira de sa poche l’enveloppe encore gonflée de billets bleus que la main du Juste lui avait remise d’un geste si simple. Il relut l’inscription qu’il avait promis de méditer : Perdidistis utiLitatem calamitatis, et il tomba dans une profonde rêverie. Oui, ce nouveau malheur : le versement par Antoine de cette grosse somme, prise on ne savait ni où ni comment, devait lui être, à lui, Jean, l’occasion d’une énergie nouvelle, — comme aussi l’attitude de plus en plus révélatrice de Julie, — comme l’aveuglement de plus en plus pénible de son père. S’il voulait être digne de l’estime que lui avait montrée son maître, il fallait qu’il assumât les devoirs dont ce père ne pouvait se charger, puisqu’il ne les voyait pas. Il n’était pas admissible, si Antoine s’était procuré de l’argent par quelque emprunt honteux, que le frère eût à sa disposition de quoi régler cette dette et ne la réglât pas aussitôt. Il n’était pas davantage admissible que, soupçonnant sa sœur d’une intrigue avec un de ses amis, il ne tirât pas cette aventure au clair, pour y couper court. Mais comment ? Il était vain d’essayer d’arracher son secret à Julie. L’impudence d’Antoine déjouait par avance toute tentative. Une action restait possible, et immédiatement. Jean n’avait pas à ménager Rumesnil. Pourquoi donc ne pas avoir avec lui une conversation définitive, à la suite de laquelle, sur ce point du moins, il en aurait fini avec les équivoques et les compromis de conscience ? Il soupçonnait Antoine d’avoir emprunté à ce camarade les cinq mille francs. Il avait pris ombrage des visites trop fréquentes de ce même camarade rue Claude-Bernard et de son intimité avec Julie. Il le forcerait à s’en expliquer. Il verrait bien ce que l’autre répondrait à ces deux questions posées bravement, fermement, nettement. Les yeux dans les yeux et avec une certaine qualité de résolution, un ami force un ami, sinon à dire la vérité, du moins à la laisser deviner. En tout cas, parler à Rumesnil, ce serait agir en représentant de la famille, et, quel que dût être le résultat de cet entretien, Jean comprenait qu’il s’estimerait de l’avoir engagé. Il se dit : « J’irai chez Adhémar aujourd’hui, et je lui poserai ces deux questions. Je m’en donne ma parole d’honneur. »

Il se produit dans les tempéraments nerveux et instables, comme était celui-ci, quand ils se fixent sur une décision très arrêtée, une tension de tout l’être, qui se manifeste par une physionomie contractée, des gestes saccadés, un regard dur et fiévreux, fixe et absent. Ces incertains, devenus des résolus, dégagent alors, par une contagion presque électrique, une atmosphère de malaise, soit que, réellement, le cerveau doive être assimilé à une pile et que le leur projette, dans ces instants-là, des courants trop forts ; soit, plus simplement, qu’ils déconcertent ceux qui les entourent par des allures inattendues, autant dire irritantes. Ils dérangent la représentation que leurs familiers se font d’eux, et c’est une cause presque animale de désharmonie. L’idée de cette toute prochaine entrevue avec Rumesnil donnait à Jean une telle fièvre qu’il lui arriva, pendant le déjeuner, à plusieurs reprises, de ne pas même entendre les phrases que lui disaient son père et sa mère, involontaire distraction qui lui valut de Mme Monneron, quand on se leva de table, une de ces apostrophes désagréables par lesquelles elle avait si souvent froissé le cœur de ce fils dont la nature lui déplaisait tant ! Elle y rencontrait sans cesse des nuances d’humeur indéfinissables pour son esprit simpliste de Méridionale :

— « Quand tu te marieras, je te souhaite de tomber sur une femme qui ait bon caractère, mon pauvre garçon Tu deviens un peu plus rustre tous les jours… On te parle, tu ne réponds pas. On te sert, tu ne dis pas merci. Pourquoi ne prends-tu pas exemple sur Antoine, qui se rend agréable à tout le monde ?… Tu t’en crois trop, et tu ne veux pas te donner de peine ! Je ne sais vraiment pas de qui tu tiens. Ton père est aussi instruit que toi, et pourtant il cause ! C’est plaisir de l’entendre… Ton grand-père Granier, ah ! qu’il était gaillard !… Toi, tu ressembles aux oursins de chez nous, pointus par tous les bouts. Ce n’est que piquants. On ne sait comment les prendre… »

— « C’est ainsi qu’elle voit les choses !… » se disait Jean quelques minutes plus tard en descendant l’escalier. Le professeur était plongé dans ses journaux, que ses soucis d’abord, avant la lettre de M. Berthier, puis sa répétition, l’avaient empêché de finir le matin. Il y buvait à longs traits le poison quotidien des sophismes révolutionnaires et il n’avait pas pris plus garde aux phrases agressives de sa femme que s’il eût été stupéfié de hachich. Le jeune Gaspard avait ricané, à voir son frère aîné « attrapé par la patronne ». — C’était son vocabulaire. — Julie n’était pas dans le salon, ayant passé dans sa chambre aussitôt le déjeuner fini. Chose étrange, l’injustice de sa mère, au lieu de peiner le jeune homme, ainsi qu’à l’ordinaire, lui procurait un certain apaisement. Les profondes inintelligences de Mme Monneron justifiaient, en l’expliquant, l’aveuglement de son mari à l’égard de leurs enfants. Elle ne l’avait jamais aidé à comprendre leur famille, et, en le faisant souffrir par sa vulgarité, sans qu’il se l’avouât, elle avait encore développé son aversion naturelle pour les réalités humbles de la vie, pour ce qu’il appelait « le monde extérieur », avec le mépris d’un lettré qui s’enivre de théories. Raison de plus pour le fils de ne pas récriminer et de se substituer au père dans les circonstances critiques. Que celle-ci en fût une, et décisive, Jean s’en était convaincu davantage encore à constater, durant le déjeuner, l’attitude, de nouveau si hostile, de Julie à son endroit. Les questions dont il l’avait pressée, à son retour du bureau d’Antoine, l’avaient trop visiblement énervée. Pourquoi, sinon parce qu’il avait deviné juste sur un point qu’il ne pouvait plus laisser obscur ? Aussi n’eut-il pas une seule reprise d’hésitation, lui, l’homme de tous les scrupules et de toutes les susceptibilités, et il ne s’était pas levé de table depuis une demi-heure, qu’il avait déjà gagné la rue de Varenne et cet hôtel dont sa pauvre sœur avait tant rêvé. Adhémar de Rumesnil y habitait seul avec sa mère. Il avait perdu son père tout enfant. La porte cochère en niche, dont il a déjà été parlé, annonçait la date de la construction. Elle remontait à la première partie du dix-huitième siècle, époque où ces entrées furent mises à la mode par les architectes qui bâtirent les hôtels, célèbres alors, de Soubise, de Roquelaure et de Lude. L’aspect de la vieille demeure aristocratique, son isolement fastueux entre sa cour et son jardin, l’importance des communs et leur tenue, la livrée du concierge, en drap vert foncé avec des brandebourgs et des boutons armoriés, tout attestait que le membre de l’Union Tolstoï, domicilié derrière cette façade à hautes fenêtres cintrées, continuait, malgré ses convictions socialistes, à vivre noblement, pour parler comme les Mémoires de l’Ancien Régime. Quand le fils du professeur eut sonné à l’entrée latérale, qui s’ouvrait, pour les piétons, à côté de la grande, il put voir qu’un garçon d’écurie était occupé à laver, devant la remise, un phaéton à roues caoutchoutées. Il reconnut la voiture favorite d’Adhémar, celle qu’il aimait à mener lui-même, au trot rapide de ses deux cobs rouans. « Il est sorti ce matin, il sera à la maison, » pensa Jean, qui demeura tout désorienté devant la réponse du concierge lui apprenant le départ de Rumesnil pour la campagne.

— « Monsieur le comte rentrera mardi, peut-être le matin, peut-être le soir, je ne sais pas… » Cet homme était un vieux domestique, depuis des années au service de la douairière. Il connaissait le camarade de son maître pour l’avoir vu venir à l’hôtel, tout jeunet, en tunique de collégien. Aussi ajouta-t-il naturellement quelques détails à ce renseignement sommaire : « Il est parti à neuf heures et demie… »

— « Mon frère n’est donc pas venu ce matin ? Il ne l’a pas vu ? » osa demander Jean.

— « Mais si, il l’a vu, » répondit le concierge. Monsieur le comte était déjà sur son phaéton quand M. Monneron est arrivé. Il est remonté chez lui pour le recevoir. C’est même à cause de cela qu’il a du changer son train… »

Le doute n’était plus permis. C’était bien à Rumesnil qu’Antoine était venu demander les cinq raille francs. Cette visite à cette heure ne s’expliquait pas autrement. Il les avait demandés et il les avait obtenus. Entre cette présence rue de Varenne, à neuf heures, et la rentrée à son bureau vers les dix heures, où il avait versé la somme, aucune autre démarche n’avait pu matériellement se placer. Voilà donc l’action dont la menace avait jeté Julie dans l’état où Jean l’avait vue et qu’elle avait qualifiée d’infamie, de crime ? Pourquoi ?… Le jeune homme n’était plus dans une disposition d’esprit a retourner ce problème et à se ronger de doutes, en silence, comme il faisait depuis tant de semaines. Il héla une voiture, et, moins d’un quart d’heure après avoir recueilli ce renseignement, chargé pour lui d’une si dure signification, il se retrouvait rue Claude-Bernard, juste à temps pour croiser, sur le trottoir et devant la maison, Mme Monneron et Gaspard, lesquels ne perdirent ni l’un ni l’autre cette occasion de manifester leur sentiment devant un procédé de locomotion considéré dans la famille du fonctionnaire, à son exemple, comme essentiellement abusif :

— « Plus que ça de chic ! » s’exclama le jeune potache en esquissant une révérence comique. Et, parodiant une réclame de chemisier qui s’étalait sur tous les murs : « Tu as donc fait un héritage, mon cher, pour te payer des roulantes pareilles ?… »

— « Dépêchons-nous… » fit Mme Monneron, « je ne veux pas manquer l’omnibus. Nous ne sommes pas assez riches, nous autres, pour nous offrir des heures de voiture ! Nous sommes comme ton père, qui sait se passer de luxe… »

Cette épigramme et le regard ironiquement désapprobateur dont elle l’accompagna empêchèrent que Jean ne posât au couple si bien appareillé la seule question qui l’intéressât à cette minute : « Ma sœur est-elle à la maison ? » Il monta l’escalier quatre à quatre, laissant sa mère et son jeune frère interloqués de la manière dont il avait passé sous le feu de leurs commentaires sans leur adresser un mot. Quand la bonne, rencontrée dans l’antichambre, lui eut répondu que Julie était chez elle, son cœur battit dans sa poitrine avec une force telle qu’il lui fallut s’appuyer un instant au mur du corridor, avant de frapper à la porte derrière laquelle allait se jouer une autre scène de leur tragédie familiale, la plus décisive, croyait-il, et la plus poignante, il en était sûr. L’honneur perdu d’un frère, c’est une grande épreuve. Elle ne touche pourtant pas l’âme au même point blessable que le fait l’honneur perdu d’une sœur. Une indélicatesse d’argent se répare. Un manque de probité s’expie. Ce sont des fautes abstraites, si l’on peut dire, et dont on souffre dans sa pensée, dans son être social, presque par raisonnement. Les déchéances de la femme sont mêlées d’une souillure physique. C’est la tache la plus intime, la plus désespérément ineffaçable, quand elle tombe sur une mère, sur une sœur, sur une fille. Elle atteint l’homme dans sa chair même, dans ce que la personne a de plus secret et de plus saignant. L’appréhension du coup au-devant duquel il courait sans doute était déjà une douleur pour le jeune homme, qui, cependant, n’hésita pas davantage à entrer chez sa sœur qu’il n’avait hésité, tout à l’heure, à interroger le concierge de la rue de Varenne. Le sens de la responsabilité s’était élevé en lui et le soutenait. Toute famille, si diminuée, si désunie soit-elle par les circonstances, comporte un élément indestructible, qui fait qu’elle est quand même une famille. Elle reste, malgré tout, une âme collective, un moment d’une race. Quand un de ses membres a la conscience d’en être le défenseur, le dépositaire de l’honneur commun, une force mystérieuse le soutient, qui lui donne le courage d’aller jusqu’au bout de certains devoirs.

— « Julie, » commença-t-il, la porte à peine fermée, « je viens de chez Rumesnil. »

La jeune fille eut un saisissement, aussitôt réprimé. Pour dompter le trouble où l’avaient jetée les émotions de la nuit et de la matinée, elle avait voulu reprendre un des devoirs par lesquels elle continuait sa préparation à Sèvres. Elle avait échoué au dernier examen, beaucoup à cause de ce roman avec Adhémar, qui avait absorbé toutes ses pensées, et, depuis, pour rester plus libre, elle avait obtenu de son père de suivre des cours à la Sorbonne et au Collège de France, au lieu de son lycée. Mais elle continuait à traiter les sujets donnés à ce lycée, afin de se tenir au courant. Expliquer ce vers de Rutilius : De races opposées, Rome, tu as fait une seule nation, — tel était le thème sur lequel elle besognait, cet après-midi, avec quel intérêt, on le devine ! Ce retour si rapide de Jean, l’expression de son visage, le son de sa voix, sa présence même, lui qui n’était pas venu causer avec elle de tant de jours… Plus de doute… La scène d’inquisition à laquelle elle avait échappé quelques heures auparavant allait recommencer ! Si elle n’avait pas su le voyage de son amant, la phrase de son frère lui aurait infligé une secousse plus vive encore. Mais elle savait cette absence et que, par conséquent, les deux camarades n’avaient pu avoir entre eux aucune explication. Elle opposa donc au regard aigu de l’interrogateur ce masque maussade dont elle s’était si souvent armée contre sa soupçonneuse et maladroite curiosité, et elle répondit :

— « Qu’est-ce que tu veux que cela me fasse ?… »

— « J’ai appris là, » continua Jean, « qu’Antoine était allé rue de Varenne, ce matin, avant neuf heures, en sortant d’ici. Il a vu Rumesnil. Celui-ci est parti pour la campagne ensuite. Je n’ai donc pas pu causer avec lui. Mais mon opinion est faite : c’est Rumesnil qui a prêté les cinq mille francs… »

— « Il faut les lui rendre, voilà tout… » répliqua la jeune fille. Quoiqu’elle redoutât, depuis le matin, cette odieuse démarche d’Antoine, avec cette seconde vue de la passion, dont nous sentons bien, même sans nous permettre d’y croire, qu’elle a son infaillibilité divinatrice, elle n’était arrivée qu’à une demi-certitude. Jean lui apportait la certitude entière. Ce fut comme un coup qui paralysa, pour un instant, tous ses membres. La plume lui glissa de la main. Le serrement de sa poitrine étouffait son souffle. Mais son orgueil lui rendit, même dans cette défaillance physique, cette énergie de négation où se crispent et se butent les sensibilités ulcérées. Le ton de son frère dans leur entretien d’avant le déjeuner l’avait brutalisée et comme nouée. On l’aurait tuée plutôt que de lui arracher un aveu qu’un peu de douceur, à cette minute précise, aurait obtenu de ce cœur si malade. Elle ajouta : « Ne m’as-tu pas dit que tu avais trouvé à emprunter cet argent ?… » Et, redevenant maîtresse de sa voix et de ses gestes : « Nous la paierons à nous deux, cette dette. Je travaillerai, je gagnerai de l’argent… »

— « En effet, » reprit Jean, « j’ai la somme. Les cinq mille francs seront restitués à Rumesnil dès son retour, mardi… La personne qui me les a prêtés m’a donné le temps nécessaire pour m’acquitter. » Puis, détachant ses mots, et d’une voix impérieuse : « Laissons donc cela. Mais je veux savoir si, oui ou non, il avait été question de Rumesnil entre Antoine et toi, dans votre conversation de cette nuit ? »

— « Je t’ai déjà dit qu’il était inutile de me questionner sur ce qu’Antoine m’a dit ou ne m’a pas dit, » répliqua la jeune fille, « je ne te répondrai pas. »

— « Ne pas répondre, c’est répondre… » continua Jean plus vivement encore. « Tu reconnais donc que vous avez parlé de Rumesnil. C’est à cause de cela que tu étais dans cette fièvre ce matin, parce que tu savais qu’Antoine voulait aller emprunter cet argent rue de Varenne, parce qu’il t’avait demandé à toi-même de l’emprunter pour lui à cet homme qui te fait la cour… Le reconnais-tu, qu’il te fait la cour ?… »

— « Je ne reconnais rien, » répondit Julie. « Je t’avais prié de ne plus faire allusion à ce qui a pu se passer entre Antoine et moi. Maintenant, » elle s’était levée et marchait sur son frère, « je te le défends. Oui, » insista-t-elle, « je te le défends ! De quel droit m’interroges-tu ?… »

— « De quel droit ? » répéta Jean. « Ne suis-je pas ton frère ? »

— « Oui, tu es mon frère, » répliqua-t-elle, « et après ?… »

— « Comment ? après ? » reprit le jeune homme avec une colère portée à son comble par la résistance de cette volonté refermée maintenant et qu’il sentait irréductible. « Je crois rêver en t’entendant ! Tu ne te rappelles donc plus que, ce matin même, tu me suppliais de faire la démarche la plus humiliante pour un amour-propre d’homme, d’aller tendre la main ? Faut-il que je te répète tes propres paroles ? Tu me disais : marche sur ton orgueil pour notre père, pour notre nom, pour nous !… Tu l’admettais donc il y a quelques heures, la solidarité de la famille, quand il ne s’agissait pas de toi ? Oui ou non, je te somme de me répondre : Antoine et toi, avez-vous parlé de Rumesnil ? »

— « Trêve de grandes phrases et de menaces ! » dit-elle d’une voix sèche et dure. « Les unes ne me font aucun effet et je méprise les autres. Il y a quelques heures, j’étais folle. Je ne la suis plus, parce que nous n’en sommes plus où nous étions. J’avais vu Antoine hors de lui. J’avais peur de tout, même d’un crime. À présent, ce qui pouvait être fait est fait. Je sais où il a trouvé l’argent. Je sais aussi que cet argent sera rendu et que la faute de ce malheureux n’aura pas, pour aujourd’hui, d’autres conséquences que de nous faire travailler un peu plus, pendant deux ou trois ans, toi et moi… L’incident est clos. Encore un coup, je te défends d’y revenir… »

— « C’est ton dernier mot ? » dit Jean après un silence.

— « C’est mon dernier mot, » répliqua Julie.

— « Alors, !» reprit-il, « c’est à Rumesnil lui-même que j’irai demander une explication sur vos rapports. Ses assiduités auprès de toi ont été remarquées. On en parle. Je le sais. Elles ne continueront pas. Et d’abord, je le prierai de cesser ses visites. »

— « Et s’il me plaît à moi de les recevoir ? » répondit la jeune fille. « Je te trouve étonnant ! Est-ce que tu es le maître ici ? Est-ce que j’habite chez toi, par hasard ? Il n’y a qu’une personne qui ait le droit d’interdire la porte à quelqu’un dans la maison : c’est mon père. Ou bien préviens-le, ou bien ne te mêle pas de ce qui ne regarde que moi et mes convenances !… »

— « Le prévenir ? » s’écria Jean. « Tu sais trop bien toi-même que c’est impossible, toi qui m’adjurais, tout à l’heure encore, de respecter son repos !… »

— « Attends alors que je sois sur le point de le troubler, » répliqua-t-elle, et, amèrement : « De nous deux, ce n’est peut-être pas moi qui lui prépare le plus grand chagrin. »

— « Qui donc alors ?… » demanda Jean. Quand Antoine lui avait fait la veille une allusion à ses sentiments secrets pour Brigitte Ferrand, dans des fermes presque analogues, il en était demeuré décontenancé. Il n’avait ni voulu ni pu laisser parler davantage le frère indigne. Dans cet entretien avec Julie, il en était arrivé à ce degré d’irritation qui sent à peine les pires blessures. Et il insista, préférant tout aux équivoques où l’étrange et obscure fille continuait de s’envelopper : « Explique-toi ? Que veux-tu dire ?… »

— « Ce que je dis, » répondit-elle, « et, tu m’as compris parfaitement… Mais finissons-en. Rien que le ton dont tu me parles prouve que tu trouverais fort mauvais que je m’occupe de tes affaires. Ne t’occupe donc pas des miennes… Je ne suis pas une petite fille élevée dans un couvent. Ce ne serait vraiment pas la peine d’avoir reçu l’instruction que j’ai reçue, si, à vingt et un ans, je n’avais pas mes idées sur la vie. Je les ai, et la première de toutes, c’est que je n’ai à compter que sur moi pour me faire l’avenir qui me convient… Et je me le ferai… Oui, sur qui d’autre compterais-je ? » continua-t-elle en pensant tout haut, et parlant pour elle-même, plus encore que pour son frère : « Ce n’est pas sur un secours d’en haut, j’imagine. Dieu ne se donnera pas la peine d’exister pour s’occuper du bonheur de Julie Monneron, n’est-ce pas ?… Ce n’est pas sur mon père. Sa seule conception, c’est de m’établir pionne quelque part… Ce n’est pas sur maman. Tu le sais trop bien toi-même. » Elle souligna avec ironie ces termes qui étaient précisément ceux dont Jean s’était servi. « Nous ne nommerons pas les deux autres… Ce n’est pas sur toi. Nous avons beau ne pas causer souvent ensemble, si tu ne me connais pas, moi je te connais. Veux-tu que je te dise vers quoi tu marches ? Tu finiras catholique, si tu ne l’es déjà. Moi, j’ai l’horreur de cette religion comme des autres, l’horreur, en toi, de cette lâcheté avec laquelle tu te précipites dans ce que tu sais être le mensonge, parce que tu trouves le vrai trop dur à supporter. Au fond, de nous tous, le bourgeois, c’est toi. Antoine est un bandit, c’est plus courageux ! Il y a en moi plus de sympathie pour son audace que pour ta faiblesse. Il est un révolté, à sa façon, qui n’est pas la mienne, mais je l’estime plus que ta soumission, entends-tu ? Je suis une anarchiste, moi, sache-le bien. Je ne serai pas écrasée par cette société infâme sans avoir lutté. Qu’on me laisse m’y faire ma place comme je l’entends ! Si j’échoue, je serai seule responsable… »

C’était la première fois, depuis des années, que cette âme de silence s’ouvrait un peu, bouleversée par la secousse qu’elle venait de recevoir, et elle montrait des profondeurs de ténèbres dont, même à cette minute de crise où il s’agissait d’un fait positif à élucider, Jean s’épouvanta. Cette solidarité de la famille qu’il avait invoquée, tout à l’heure, comme il la sentit vivante devant la détresse que les paroles de la jeune fille révélaient presque malgré elle ! Et, la pitié se mélangeant soudain à cette espèce de colère nerveuse que le commencement de la discussion lui avait donnée, il demanda :

— « Tu as donc été bien malheureuse, ici ? »

— « Bien malheureuse !… » répondit-elle, attendrie une seconde par le changement d’accent de son frère. Mais c’était trop tard, et elle se reprit soudain, raidie dans cette attitude de sauvagerie qui lui était coutumière, comme si son cœur d’enfant précocement désenchantée se rebellait contre la sensation d’être plaint. Elle obligea son frère de clore cet entretien en ouvrant la porte de sa chambre, et, appelant la bonne :

— « Maman m’a chargée, avant de sortir, de donner quelques ordres à Pauline, » dit-elle à Jean, « laisse-moi m’en occuper. Cela vaudra mieux que de perdre notre après-midi à nous faire mal… »