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L’Éternel Mari/5

La bibliothèque libre.
Traduction par Nina Halpérine-Kaminsky.
Librairie Plon (p. 67-85).

V. Lisa


Pavel Pavlovitch n’avait pas du tout songé à « se sauver », et Dieu sait pourquoi Veltchaninov lui avait fait cette question : probablement parce qu’il avait lui-même perdu la tête. À la première demande qu’il fit dans une petite boutique de Pokrov, on lui indiqua l’hôtel, à deux pas, dans une ruelle. À l’hôtel, on lui dit que M. Trousotsky occupait un appartement meublé chez Maria Sysoevna, dans le pavillon, au fond de la cour. Tandis qu’il montait l’escalier de pierre, étroit et malpropre, du pavillon, jusqu’au second étage, il entendit des pleurs. C’étaient des pleurs d’enfant, d’un enfant de sept à huit ans ; la voix était plaintive. On entendait des sanglots étouffés qui éclataient, et, en même temps, des bruits de pas, des cris qu’on cherchait à assourdir, sans y réussir, et la voix rauque d’un homme. L’homme s’efforçait, semblait-il, de calmer l’enfant, faisait tout pour qu’on ne l’entendît pas pleurer, mais faisait lui-même plus de bruit que lui ; ses éclats de voix étaient rudes, l’enfant paraissait demander grâce. Veltchaninov s’engagea dans un étroit couloir sur lequel s’ouvraient deux portes de chaque côté ; il rencontra une femme très grande, très grosse, en toilette négligée, et il lui demanda Pavel Pavlovitch. Elle indiqua du doigt la porte d’où venaient les sanglots. La figure large et rougeaude de cette femme de quarante ans exprimait l’indignation.

— Cela l’amuse ! grommela-t-elle, en se dirigeant vers l’escalier.

Veltchaninov allait frapper à la porte, mais il se ravisa, ouvrit et entra. La chambre était petite, encombrée de meubles simples, en bois peint ; Pavel Pavlovitch était debout, au milieu, vêtu à demi, sans gilet, sans veste, la figure rouge et bouleversée ; au moyen de cris, de gestes, de coups, peut-être même, sembla-t-il à Veltchaninov, il cherchait à calmer une fillette de huit ans, habillée pauvrement, mais en demoiselle, d’une robe courte de laine noire. L’enfant paraissait être en pleine crise nerveuse, sanglotait convulsivement, tordait ses mains vers Pavel Pavlovitch comme si elle voulait l’embrasser, le supplier, l’attendrir. En un clin d’œil, la scène changea : à la vue de l’étranger, la petite jeta un cri et se sauva dans une chambrette attenante ; Pavel Pavlovitch, soudain calmé, s’épanouit tout entier dans un sourire, — exactement celui qu’il avait eu, la nuit précédente, lorsque brusquement Veltchaninov lui avait ouvert sa porte.

— Alexis Ivanovitch ! s’écria-t-il, sur le ton de la plus profonde surprise. Mais comment aurais-je pu m’attendre ?… Mais entrez donc, je vous en prie. Ici, sur le divan… ou plutôt non, ici, dans le fauteuil… Mais comme je suis !…

Et il s’empressa de passer sa veste, en oubliant de mettre son gilet.

— Mais non, pas de cérémonie ; restez donc comme vous êtes.

Et Veltchaninov s’assit sur une chaise.

— Mais non, mais non, laissez-moi donc faire… Allons, comme cela je suis un peu plus présentable. Mais pourquoi vous mettez-vous là, dans ce coin ? Tenez ! dans le fauteuil, ici, près de la table… Je ne m’attendais pas…

Il s’assit sur une chaise de paille, tout près de Veltchaninov, pour le voir bien en face.

— Pourquoi ne m’attendiez-vous pas ? Ne vous avais-je pas dit positivement, cette nuit, que je viendrais à cette heure-ci ?

— Oui, mais je croyais que vous ne viendriez pas. Et puis, au réveil, plus je me rappelais tout ce qui s’était passé, plus je désespérais de vous revoir jamais.

Veltchaninov jeta un coup d’œil autour de lui. La chambre était dans un complet désordre, le lit défait, des vêtements jetés au hasard, sur la table, des verres où l’on avait bu du café, des miettes de pain, une bouteille de champagne débouchée, encore à moitié pleine, un verre à côté. Il jeta un regard vers la chambrette voisine : tout y était silencieux. La petite s’était tue, ne bougeait pas.

— Comment, vous en êtes là, maintenant ? fit Veltchaninov en montrant le champagne.

— Oh ! je n’ai pas tout bu…, murmura Pavel Pavlovitch tout confus.

— Allons, vous êtes bien changé !

— Oui, une bien mauvaise habitude ! Je vous assure, c’est depuis ce moment-là… Je ne mens pas… Je ne puis pas me retenir… Mais soyez tranquille, Alexis Ivanovitch, je ne suis pas ivre en ce moment, et je ne dirai pas de bêtises, comme cette nuit, chez vous… Je vous jure, tout cela, c’est depuis ce moment-là !… Ah ! si quelqu’un m’avait dit, il y a seulement six mois, que je changerais, et m’avait montré, dans un miroir, celui que je suis maintenant, je ne l’aurais pas cru, certes !

— Vous étiez donc ivre, cette nuit ?

— Oui, confessa à demi voix Pavel Pavlovitch, confus, en baissant les yeux. Voyez-vous, je n’étais plus tout à fait ivre, mais je l’avais été. Il faut que je vous explique… parce que, après l’ivresse, je deviens mauvais. Lorsque je sors de l’ivresse, je suis méchant, je suis comme fou, et je souffre terriblement. C’est peut-être le chagrin qui me fait boire. Il peut m’arriver alors de dire bien des choses stupides et blessantes. J’ai dû vous paraître bien bizarre, cette nuit.

— Vous ne vous rappelez pas ?

— Comment ! je ne me rappelle pas ? je me rappelle fort bien.

— Voyez-vous, Pavel Pavlovitch, moi aussi, j’ai réfléchi, et il faut que je vous dise… J’ai été avec vous, cette nuit, un peu vif, un peu trop impatient, je le confesse. Il m’arrive parfois de ne pas me sentir très bien et votre visite inattendue, de nuit…

— Oui, de nuit, de nuit ! fit Pavel Pavlovitch, secouant la tête, comme s’il se condamnait lui-même. Comment cela a-t-il pu m’arriver ? Mais, certainement, je ne serais pas entré chez vous, pour rien au monde, si vous ne m’aviez pas ouvert… je serais parti… J’étais déjà venu chez vous, Alexis Ivanovitch, il y a huit jours, et je ne vous ai pas trouvé… Peut-être ne serais-je plus revenu ! Je suis un peu fier, Alexis Ivanovitch, bien que je sache… ma situation. Nous nous sommes croisés dans la rue, et je me disais chaque fois : « Voici qu’il ne me reconnaît pas, voici qu’il se détourne. » C’est beaucoup, neuf ans, et je ne me décidais pas à vous aborder. Quant à cette huit… j’avais oublié l’heure. Et tout cela, c’est la faute de ceci (il montrait la bouteille) et de mes sentiments… C’est bête, c’est très bête ! Et si vous n’étiez pas comme vous êtes — puisque vous venez tout de même, après ma conduite de cette nuit, par égard pour le passé —, j’aurais perdu tout espoir de retrouver jamais votre amitié.

Veltchaninov écoutait avec attention : cet homme parlait sincèrement, lui semblait-il, même avec quelque dignité. Et pourtant il n’avait aucune confiance.

— Dites-moi, Pavel Pavlovitch, vous n’êtes donc pas seul ici ? Qu’est-ce donc que cette petite fille qui était là quand je suis entré !

Pavel Pavlovitch haussa les sourcils d’un air surpris, puis, avec un regard franc et aimable :

— Comment ? cette petite fille ? Mais c’est Lisa ! fit-il en souriant.

— Quelle Lisa ? balbutia Veltchaninov.

Et tout à coup, quelque chose remua en lui. L’impression fut soudaine. À son entrée, à la vue de l’enfant il avait été un peu surpris, mais il n’avait eu aucun pressentiment, aucune idée.

— Mais notre Lisa, notre fille Lisa, insista Pavel Pavlovitch, toujours souriant.

— Comment, votre fille ? Mais Natalia… feu Natalia Vassilievna aurait donc eu des enfants ? demanda Veltchaninov d’une voix presque étranglée, sourde, mais calme.

— Mais certainement… Mais, mon Dieu ! c’est vrai, vous ne pouviez pas le savoir. Où ai-je donc la tête ? C’est après votre départ que le Bon Dieu nous a favorisés…

Pavel Pavlovitch s’agita sur sa chaise, un peu ému, mais toujours aimable.

— Je n’ai rien su, dit Veltchaninov en devenant très pâle.

— En effet, en effet !… Comment l’auriez-vous su ? reprit Pavel Pavlovitch d’une voix attendrie. Nous avions perdu tout espoir, la défunte et moi, vous vous rappelez bien… Et voilà que, tout à coup, le Bon Dieu nous a bénis ! Ce que j’ai éprouvé, Il est seul à le savoir. C’est arrivé un an, juste, après votre départ. Non, pas tout à fait un an… Attendez !… Voyons, si je ne me trompe, vous êtes parti en octobre, ou même en novembre ?

— Je suis parti de T… au commencement de septembre, le 12 septembre ; je me rappelle très bien… — Oui, vraiment ? en septembre ? Hum !… mais où ai-je donc la tête ? fit Pavel Pavlovitch, très surpris. Enfin, si c’est bien cela, voyons : vous êtes parti le 12 septembre, et Lisa est née le 8 mai ; cela fait donc… septembre, — octobre, — novembre, — décembre, — janvier, — février, — mars, — avril, — huit mois après votre départ, à peu près !… Et si vous saviez comme la défunte…

— Faites-la-moi voir, amenez-la-moi… interrompit Veltchaninov d’une voix étouffée.

— Tout de suite, à l’instant même, fit vivement Pavel Pavlovitch, sans achever sa phrase.

Et aussitôt il passa dans la chambrette où se trouvait Lisa.

Trois ou quatre minutes s’écoulèrent. Dans la chambrette, oh chuchotait vivement, tout bas ; puis on entendit la voix de la petite fille : « Elle supplie qu’on la laisse tranquille », pensa Veltchaninov. Enfin ils parurent.

— Elle est toute gênée, dit Pavel Pavlovitch, elle est si timide, si fière… tout le portrait de la défunte !

Lisa entra, les yeux secs et baissés. Son père l’amena par la main. C’était une fillette élancée, mince et très jolie. Elle leva vivement ses grands yeux bleus sur l’étranger, avec curiosité, le regarda sérieusement, puis, aussitôt, baissa les yeux. Il y avait, dans son regard, la gravité qu’ont les enfants lorsque, seuls en présence d’un inconnu, ils se réfugient dans un coin et de là observent, d’un air défiant, l’homme qu’ils n’ont jamais vu ; mais peut-être y avait-il encore dans ce regard une autre expression, autre chose que cette pensée d’enfant — au moins Veltchaninov crut-il le remarquer. Le père l’amena par la main jusqu’à lui.

— Regarde, voici un oncle qui a connu maman ; il nous aimait bien ; il ne faut pas avoir peur de lui ; donne-lui la main.

L’enfant s’inclina un peu et tendit timidement la main.

— Natalia Vassilievna ne voulait pas qu’elle apprît à faire la révérence ; elle lui a appris à saluer comme cela, à l’anglaise, en s’inclinant légèrement et en tendant la main, expliqua-t-il à Veltchaninov, en le regardant fixement.

Veltchaninov se sentait surveillé ; mais il ne cherchait même plus à dissimuler son trouble. Il restait assis, immobile, tenant dans sa main la main de Lisa et regardant avec attention l’enfant. Mais Lisa était absorbée, oubliait sa main dans la main de l’étranger, et ne quittait pas son père des yeux. Elle écoutait d’un air craintif tout ce qu’il disait. Veltchaninov reconnut tout de suite ces grands yeux bleus, mais ce qui le frappait le plus, c’était l’étonnante et très délicate blancheur de son visage et la couleur de ses cheveux : c’est à ces indices qu’il se reconnaissait en elle. La forme du visage et la ligne des lèvres, au contraire, rappelaient nettement Natalia Vassilievna.

Cependant Pavel Pavlovitch s’était mis à raconter quelque histoire avec beaucoup de chaleur et de sentiment ; mais Veltchaninov ne l’entendait pas. Il ne saisit que la dernière phrase :

— … Aussi, Alexis Ivanovitch, vous ne pouvez vous figurer notre joie quand le Bon Dieu nous a fait ce présent. Du jour qu’elle est née, elle a été tout pour moi, et je me disais que si Dieu me prenait mon bonheur, Lisa au moins me resterait. Cela, au moins, j’en étais sûr !

— Et Natalia Vassilievna ?… demanda Veltchaninov.

— Natalia Vassilievna ? grimaça Pavel Pavlovitch. Vous la connaissiez bien ; vous vous rappelez, elle n’aimait pas beaucoup parler ; c’est seulement à son lit de mort… mais alors elle a tout dit ! Oui, le jour qui a précédé sa mort, voilà que tout à coup elle s’énerve, elle se fâche : elle crie qu’avec tous ces médicaments on veut la tuer, qu’elle n’a qu’une simple fièvre, que nos deux médecins n’y entendent rien ; que Koch (vous vous rappelez… le médecin militaire, ce vieillard) la remettra sur pied en quinze jours… Encore cinq heures avant de mourir, elle se rappela que dans trois semaines, il faudrait aller féliciter, à la campagne, sa tante, la marraine de Lisa, pour sa fête.

Veltchaninov se leva brusquement, toujours sans lâcher la main de Lisa. Dans ce regard que l’enfant tenait attaché sur son père, il lui semblait voir une espèce de reproche.

— Elle n’est pas malade ? demanda-t-il vivement d’un air étrange.

— Malade ? Je ne crois pas, mais… l’état de mes affaires… fit Pavel Pavlovitch, avec une amertume inquiète ; et puis, l’enfant est bizarre, nerveuse… après la mort de sa mère, elle a été malade quinze jours… c’est de l’hystérie… C’était des sanglots, quand vous êtes arrivé !… Tu entends, Lisa, tu entends ?… Et pourquoi ? Toujours la même raison : parce que je sors, que je la laisse seule, et que je ne l’aime plus comme du temps de sa maman ; c’est son grand reproche. Et c’est avec cette idée absurde qu’elle se monte la tête, quand elle devrait ne songer qu’à ses jouets. Il est vrai qu’ici elle n’a personne avec qui jouer.

— Alors vous êtes tout seuls ici, vous deux ?

— Tout à fait seuls… Il y a une femme qui vient faire le ménage, une fois par jour.

— Et vous sortez, et vous la laissez comme cela, toute seule ?

— Que voulez-vous que j’y fasse ? Tenez, hier, je suis sorti, et je l’ai enfermée à clef, là, dans cette chambrette, et c’est pour cela que nous avons eu aujourd’hui tant de larmes. Mais voyons, pouvais-je faire autrement ? Jugez vous-même : il y a deux jours elle est descendue sans moi dans la cour, et un gamin lui a lancé une pierre à la tête ; alors elle s’est mise à pleurer, et à se jeter sur tous les gens qui étaient dans la cour, pour leur demander où j’étais. Comme c’est agréable… Et moi qui m’en vais pour une heure, qui rentre le lendemain matin, comme j’ai fait cette nuit !… Et la propriétaire qui a été obligée de lui ouvrir parce que je n’étais pas là, et de faire venir le serrurier ! Vous trouvez que ce n’est pas une honte ? Je me fais l’effet d’un monstre. Et tout cela parce que je n’ai pas ma tête à moi…

— Papa ! fit la petite, d’une voix craintive et inquiète.

— Allons bon, encore ! Tu recommences ! Qu’est-ce que je t’ai dit tantôt ?

— Je ne le ferai plus, je ne le ferai plus, cria Lisa, terrifiée, se tordant les mains.

— Voyons, vous ne pouvez continuer à vivre ainsi, intervint soudain Veltchaninov, avec impatience, d’une voix forte. Voyons… voyons, vous avez de la fortune ; comment habitez-vous un pareil pavillon, un pareil taudis !

— Ce pavillon ! Mais nous allons partir peut-être dans huit jours, et nous dépensons, même comme cela, beaucoup d’argent, et on a beau avoir quelque fortune…

— C’est bien, c’est bien, interrompit Veltchaninov, avec une impatience croissante, et son ton signifiait : « C’est inutile, je sais d’avance tout ce que tu vas dire, et je sais tout ce que cela vaut. » Écoutez, je vais vous proposer quelque chose. Vous venez de dire que vous comptez vous en aller dans huit jours, mettons quinze. Il y a ici une maison où je suis comme en famille, où je suis tout à fait chez moi, depuis vingt ans. Ce sont les Pogoreltsev. Oui, Alexandre Pavlovitch Pogoreltsev, le conseiller intime ; il pourra vous être utile, pour votre affaire. Ils sont maintenant à la campagne. Ils ont une villa très confortable. Klavdia Petrovna Pogoreltseva est pour moi comme une sœur, comme une mère. Elle a huit enfants. Laissez-moi lui mener Lisa ; je le ferai moi-même, pour ne pas perdre de temps. Ils l’accueilleront avec joie, et la traiteront, tout ce temps-là, comme leur fille, leur propre fille !

Il était prodigieusement impatient, et ne le dissimulait plus.

— Cela n’est pas possible, fit Pavel Pavlovitch avec une grimace où Veltchaninov vit de la malice, et en le regardant au fond des yeux :

— Pourquoi ? pourquoi impossible ?

— Mais parce que je ne puis pas laisser partir l’enfant comme cela… On ! je sais bien qu’avec un ami aussi sincère que vous… ce n’est pas cela… mais enfin ce sont des gens du grand monde, et je ne sais comment elle y sera reçue.

— Je vous ai dit pourtant que je suis reçu chez eux comme si c’était ma propre famille ! s’écria Veltchaninov presque avec colère. Klavdia Petrovna la recevra aussi bien que possible, sur un mot de moi… comme si c’était ma fille… Le diable vous emporte ! Vous savez bien vous-même que vous dites tout cela uniquement pour parler !

Il frappa du pied.

— Et puis, reprit l’autre, est-ce que tout cela ne paraîtra pas bien singulier ? Il faudra toujours que j’aille la voir, une fois ou l’autre ; il ne faut pas qu’elle soit tout à fait sans son père. Et… comment irai-je, moi, dans une maison noble ?

— Je vous dis que c’est une famille très simple, sans prétention ! cria Veltchaninov ; je vous dis qu’il y a beaucoup d’enfants. Elle renaîtra, là-dedans. Je vous présenterai dès demain, si vous voulez. Même il faudra absolument que vous alliez les remercier ; nous irons tous les jours si vous voulez…

— Oui, mais…

— C’est absurde ! Et ce qui est exaspérant, c’est que vous savez vous-même que vos objections sont absurdes ! Voyons, vous viendrez chez moi ce soir passer la nuit, et puis demain matin nous partirons de manière à être là-bas à midi.

— Vous me comblez ! Comment, même passer la nuit chez vous !… consentit avec attendrissement Pavel Pavlovitch, c’est trop de bonté… Et où est-elle, leur maison de campagne ?

— À Lesnoïé.

— Mais dans ce costume ? Chez une famille si distinguée, même à la campagne… Vraiment… Vous me comprenez… Le cœur d’un père !

— Peu importe le costume : elle est en deuil ; elle ne peut mettre autre chose. La robe qu’elle a est parfaitement convenable. Seulement du linge un peu plus frais, un fichu…

En effet, le fichu et le linge que l’on voyait laissaient fort à désirer.

— Tout de suite, fit Pavel Pavlovitch avec empressement ; on va lui donner, tout de suite le linge nécessaire ; il est chez Maria Sysoevna.

— Alors il faudrait chercher une voiture, fit Veltchaninov, et très vite, si c’est possible.

Mais un obstacle surgit : Lisa résista de toutes ses forces. Elle avait écouté avec terreur ; et si Veltchaninov, tandis qu’il cherchait à persuader Pavel Pavlovitch, avait eu le temps de la regarder avec un peu d’attention, il aurait vu sur ses traits l’expression du plus profond désespoir.

— Je n’irai pas, dit-elle énergiquement et gravement.

— Voilà, vous voyez… tout à fait sa maman !

— Je ne suis pas comme maman ! je ne suis pas comme maman ! — cria Lisa, en tordant désespérément ses petites mains, comme si elle se défendait du reproche de ressembler à sa mère. — Papa, papa, si vous m’abandonnez…

Tout à coup elle se retourna vers Veltchaninov, qui fut terrifié :

— Et vous, si vous m’emmenez, je…

Elle ne put en dire davantage ; Pavel Pavlovitch l’avait saisie par la main, et, brutalement, avec colère, la traînait vers la chambrette. Il sortit de là, pendant quelques minutes, des chuchotements et des sanglots étouffés. Veltchaninov allait y pénétrer lui-même, lorsque Pavel Pavlovitch revint, et lui dit avec un sourire contraint qu’elle serait tout de suite prête à partir. Veltchaninov fit effort pour ne pas le regarder, et détourna les yeux.

Maria Sysoevna entra : c’était la femme qu’il avait croisée dans le corridor. Elle apportait du linge, qu’elle disposa dans un joli petit sac, pour Lisa.

— Alors, c’est vous, petit père, qui emmenez l’enfant ? dit-elle en s’adressant à Veltchaninov, vous avez une famille ? C’est très bien, petit père, ce que vous faites ; elle est très douce ; vous la sauvez d’un enfer.

— Allons, Maria Sysoevna ! grogna Pavel Pavlovitch.

— Eh bien, quoi ? Est-ce que ce n’est pas un enfer, ici ? Est-ce que ce n’est pas une honte de se conduire comme vous faites devant une enfant qui est d’âge à comprendre ?… Vous voulez une voiture, petit père ? pour Lesnoïé, n’est-ce pas ?

— Oui, oui.

— Eh bien donc, bon voyage !

Lisa sortit, toute pâle, les yeux baissés et prit le sac. Elle n’eut pas un regard pour Veltchaninov ; elle se contenait ; elle ne se jeta pas, comme tout à l’heure, dans les bras de son père, pour lui dire adieu : il était clair qu’elle ne voulait pas même le regarder. Le père l’embrassa posément sur le front et la caressa ; les lèvres de l’enfant se serrèrent, son menton trembla, elle ne levait toujours pas les yeux vers son père. Pavel Pavlovitch pâlit, ses mains tremblèrent ; Veltchaninov s’en aperçut, bien qu’il se contraignît de tout son effort pour ne pas le regarder. Il n’avait qu’un désir, partir au plus vite. « Tout cela, ce n’est pas ma faute, pensait-il, il fallait bien que cela arrivât. » Ils descendirent. Maria Sysoevna embrassa Lisa ; et c’est alors seulement, quand déjà elle était dans la voiture, que Lisa leva les yeux sur son père, joignit les mains et poussa un cri. Encore un moment, et elle se serait jetée hors de la voiture pour courir à lui, mais déjà les chevaux étaient en marche.