L’Éternel champ de bataille/03

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L'ÉTERNEL CHAMP DE BATAILLE

III.[1]
LES BONNES GENS DE CHEZ NOUS

Je voudrais essayer de fixer, ici, les traits de quelques vieilles gens de mon pays natal, tâcher de retarder l’heure de l’oubli complet pour tout un petit monde disparu, qui, avant cette dernière guerre, dans notre Lorraine même, n’était déjà plus qu’un souvenir. Ceux qui s’en souviennent encore ont passé la cinquantaine : la plupart sont dispersés à travers la France, où, depuis deux ans, ils vivent en exilés ; les autres ont été emmenés en captivité par les Allemands. Si ces lignes parviennent jusqu’à eux, peut-être qu’il leur sera doux d’y retrouver quelques figures de connaissance et de se rappeler les temps lointains, où, en dépit de tous les revers et de toutes les mutilations, que nous n’avons jamais voulu croire définitives, notre pays se remettait à vivre et à espérer quand même. De leur côté, nos compatriotes de France, par un sentiment de pitié, et aussi, j’espère, de reconnaissance pour notre pauvre Lorraine, montreront sans doute quelque indulgence à l’égard de ces rêvenans du passé, ces paysans, ces petits bourgeois de la Meuse ou de la Moselle, personnages assez ordinaires, qui n’ont rien des héros de roman. Je voudrais les décrire tels qu’ils furent, tels qu’ils m’apparurent dans mon enfance, sans rien de cette fausse idéalisation, qui semble de rigueur dès qu’on touche aux choses ou aux gens d’Alsace-Lorraine. Ils n’en ont pas besoin. Leurs qualités vraies sont assez sérieuses et assez fortes pour se passer d’embellissemens. Peut-être qu’ils choqueront, au-delà de leurs frontières, des esprits plus nuancés et plus délicats, par ce qu’il y a de heurté et de dur dans leur caractère, par un bon sens un peu trop près du sol, un réalisme entièrement dénué d’illusion et de sentimentalité. Mais on leur pardonnera, j’en suis sûr, si l’on songe qu’ils ont bien mérité de la France, et que, malgré tout, il faut les aimer pour leur longue fidélité, le haut exemple patriotique qu’ils ont donné à la nation tout entière, et surtout pour les atroces et presque continuelles souffrances qu’ils ont endurées à cause d’elle.

On parle de pays martyrs. Parmi eux, il convient de mettre au premier rang cette région d’entre Meuse et Moselle, qui formait jusqu’ici les arrondissemens de Montmédy et de Briey, et que, pendant des siècles, se disputèrent les maisons de France, d’Autriche, de Bourgogne et de Lorraine. Sauf sous la domina-lion des comtes de Chiny et sous celle, plus récente, de la monarchie française, ce malheureux pays n’a, pour ainsi dire, jamais connu le repos et la sécurité. Presque pas d’années qu’il ne soit pillé, mis à feu et à sang par un quelconque envahisseur, depuis le Normand et le Hongrois de l’époque carolingienne (pour ne pas remonter plus haut) jusqu’au Teuton d’aujourd’hui. Sans doute, pendant la guerre de Cent Ans et les guerres de religion, toutes les provinces de France furent cruellement ravagées. Mais il est probable qu’aucune n’a autant souffert que notre pays. Après que leftlot destructeur des armées régulières était passé, que les bandes d’Eçorcheurs s’étaient retirées avec leur butin, les hobereaux du voisinage s’abattaient, comme des vautours, sur le champ de carnage. Quand ce n’était pas le Damoiseau de Commercy ou son père, le seigneur de Sarbrück, c’était le Bâtard de Conflans, ou le sire Collard des Armoises, bailli de Saint-Mihiel, ou le Prévôt d’Étain, qui mettait la région en coupe réglée. Les paysans, rançonnés et torturés, s’enfuyaient. À cette époque, dans la prévôté de Montfaucon, les cultures restèrent en friche pendant soixante ans. Cette contrée riante, si naturellement fertile, était redevenue sauvage.

La pire épreuve, pour cette région du Bas-Luxembourg, fut la guerre de Trente Ans. Pendant près d’un demi-siècle, sans discontinuer, les Allemands, les Suédois, les Français, les Lorrains, les Espagnols la foulèrent horriblement. C’est alors que la célèbre abbaye d’Orval, avec ses églises et ses ateliers, fut brûlée par les soldats du maréchal de Châtillon. En 1640, les troupes du marquis de La Ferté et du général suédois Rosen prirent leurs quartiers d’hiver à Saint-Laurent, Billy, Mangiennes, et dévastèrent le pays jusqu’à Etain. Sans doute que Spincourt, qui se trouvait sur leur chemin, ne fut pas épargné. Mais, parmi ces dévastateurs, les Allemands, comme toujours, se montrèrent les plus cruels. L’année 1636 resta longtemps célèbre dans les imaginations populaires de chez nous, et elle fut marquée d’une croix noire par nos annalistes locaux. On l’appelait « l’an des Croates » ou « l’an de mortalité, » parce que ce fut à la fois une année de peste, de pillages et de massacres. Les armées impériales, composées en majorité de Croates, assaillirent encore une fois les environs de Montmédy et les localités riveraines de la Meuse, « séjournant si longtemps dans ces pays, — écrit le curé d’Avioth, Jean Delhôlel, — depuis la Noël jusqu’à la Saint-Jean, en tourmentant, en molestant, rançonnant, blessant, tuant les personnes, les faisant souffrir des tourmens incroyables, que la plupart en sont morts, après les avoir pillés et emporté tout ce qu’ils avaient et la meilleure partie. » Un autre nous les représente « viollant femmes et filles, pendant les hommes pour les rançonner, leur faisant boire et entonner dans leur corps les eaux distillant des fumiers, les frottant avec nerfs de bœuf et usant de marteaux et armes afin de crevanter les personnes, mettant le feu aux villages et autres places. » Vers le même temps, leurs alliés espagnols, pour faire chanter leurs prisonniers français, avaient imaginé de leur arracher les ongles des pieds et des mains.

Mis en déroute par le comte de Soissons, ces bandits passent la Meuse à Consenvoye, sans omettre leurs habituelles brûleries de villages, emmenant les femmes et les enfans en captivité… Les années suivantes, les pillages, les sièges, les coups de main continuent sans interruption. Les razzias se succèdent et se multiplient. Elles sont, pour ainsi dire, quotidiennes. Cette semaine, la garnison de Stenav vole les vaches de Damvillers, ce qui fait que, la semaine suivante, la garnison de Damvilers capture les cochons de Stenay. Les paysans, qui se voient enlever leurs bestiaux, leurs grains, leurs fourrages, toutes leurs provisions, émigrent en Belgique ou en France. Des villages restent déserts pendant plusieurs années… Et voici que cette lamentable histoire se recommence ! Hier, à Nice, ô ironie ! sous les palmiers d’un beau jardin, devant l’azur uniformément radieux de la Baie des Anges, des exilés de mon pays, des laboureurs de Montfaucon et de Consenvoye, me racontaient leur fuite affolée sous les bombes allemandes, à travers le Barrois encore une fois envahi. Ce qu’ils regrettaient le plus de leur logis saccagé, de leur bien perdu, c’étaient, comme toujours, les bestiaux, — les chevaux surtout. Une femme me disait :

— Nous avions une jument !… Ils nous l’ont prise, tuée peut-être !… La pareille n’existait pas ! Avec tout l’or du monde, on ne nous la rendra jamais !

Devant ce désespoir, qui ne perd jamais de vue les compensations pécuniaires, devant la désolation à la fois rusée et naïve de ces pauvres gens, victimes des soldats de Guillaume II, je croyais entendre la plainte sans fin des ancêtres, rançonnés par les compagnies de l’archiduc, ou massacrés par les reîtres de Sa Majesté Apostolique.

Enfin, après des siècles de tribulation et de misère, ce fut la Paix française. Le Sire des fleurs de lys finit par rechasser dans son aire l’Aigle à deux becs, avec tous ses gerfauts et tous ses roitelets de Germanie. Depuis le traité des Pyrénées jusqu’à la Révolution de 89, pendant un peu plus de cent ans, notre province goûta une tranquillité à peu près complète. Il y eut bien encore maintes alertes ; les passages de troupes étaient fréquens et les réquisitions militaires continuaient à s’abattre sur l’habitant. Mais on en avait tellement l’habitude ! Et puis, maintenant, les garnisaires étaient des protecteurs et non plus des pillards ou des bourreaux. On reprenait confiance, parce que, désormais, on se sentait, appuyés sur une grande force. L’orgueil de participera la force française, une reconnaissance plus ou moins consciente, mais profonde, pour la sécurité qu’elle donnait, tous ces sentimens ne tardèrent point à faire de notre Lorraine la province peut-être la plus loyaliste de tout le royaume. (J’entends par là, naturellement, notre petit pays de Montmédy et de Briey, et non pas le duché de Lorraine.) D’ailleurs, l’influence de la Champagne, plus polie et relativement plus paisible, la communauté de langue entre ces deux contrées voisines, tendaient depuis longtemps à les rapprocher et à les fondre l’une, et l’autre dans le domaine royal. Il est à noter, en effet, que nos maîtres étrangers respectèrent toujours notre langue, comme nos usages locaux. C’est en français que le Grand Conseil de Luxembourg, ou Philippe II, roi de toutes les Espagnes, rédigeaient les ordonnances et les lettres adressées à nos bourgeois et à nos commandans d’armes ; et ce sont des prêtres indigènes, portant généralement des noms français, que l’archevêque de Trêves désignait pour les cures de la région.

Quoi qu’il en soit, la formation morale, comme la formation politique de ces pays, semble avoir été définitivement achevée à cette époque. Pendant une partie du XVIIe siècle et pendant tout le XVIIIe, ils ont reçu si profondément l’empreinte de la monarchie française, que leur physionomie se modifiera à peine, au cours du siècle suivant, en dépit des révolutions et des bouleversemens politiques. Il a fallu le changement économique produit dans la région par la découverte du bassin minier, pour en renouveler complètement l’esprit et les mœurs. Jusqu’à ces trente dernières années, rien n’avait bougé chez nous depuis plus de cent ans, ni dans - les têtes et les cœurs de nos gens, ni dans les rues de nos villes et de nos villages. Quand j’interroge mes souvenirs, je vois se lever toute une collection de types vraiment représentatifs, qui symbolisent autant la vieille France que la vieille Lorraine.


Un de mes amis, qui dénigre volontiers les théories régionalistes, ne cesse de me répéter : « Il n’y a plus de provinces ! Il y a la province d’un côté, Paris de l’autre, et c’est tout ! » Je tremble qu’il n’ait raison. Pourtant, dans cette uniformité provinciale, des nuances, dont quelques-unes même assez tranchées, se révèlent à des yeux attentifs. Peut-être qu’il est plus facile de les sentir soi-même que de les faire distinguer à autrui. Peut-être que ces types, qui me paraissent, à moi Lorrain, si représentatifs de mon pays, n’offriront à d’autres aucun trait vraiment particulier. Encore une fois, je demande pour eux l’indulgence. Si leur physionomie originale est effacée, je suis bien sûr que, tout au fond de leurs âmes, il y a des sentimens qui n’ont atteint que chez eux à une pareille intensité.


Avant les figures individuelles, j’aperçois d’abord des groupes de familles anciennes, solidement établies sur le sol, où elles étendaient des ramifications nombreuses, familles véritablement hégémoniques, sur lesquelles tout le reste se modelait. Nous n’avions pas à proprement parler de hobereaux, de gens à particules : la petite noblesse locale avait dû être fortement décimée par les guerres incessantes et par la politique impitoyable de Richelieu. Tout près de chez nous, à Sorbey, on pouvait lire sur les murs du château une inscription goguenarde, qui rappelait aux populations les rigueurs souvent cruelles de l’autorité royale contre les féodaux récalcitrans. Ce château appartenait au duc de Lorraine. Or, en 1646, le seigneur du lieu, le sire de la Fontayne, ayant eu l’audace de résister aux troupes de France, au point qu’il fallut sacrifier quelques hommes et tirer quelques coups de canon pour s’emparer de sa pigeonnière, il fut pendu haut et court, selon la règle établie par le grand cardinal. C’était le supplice qui attendait les commandans de place assez présomptueux pour ne point se rendre à la première sommation. Cela leur apprenait à faire inutilement gaspiller la poudre et les soldats du Roi. Ainsi fut récompensée la fidélité du sire de la Fontayne envers son suzerain Charles IV., Mais, comme disait l’inscription gravée sur les ruines de son castel : Tous quarts d’heure ne sont bons ! Depuis longtemps, notre pays en savait quelque chose.

Pour remplacer ces hobereaux massacrés ou partis en exil à la suite de leurs ducs, nous avions toute une classe de propriétaires moyennement fortunés, dont les uns vivaient en rentiers sur leurs terres, tandis que les autres, véritables cultivateurs, faisaient valoir eux-mêmes leur bien. La plupart ne devaient rien à la Révolution. Riches dès avant 89, ils n’avaient point acheté de biens nationaux. Aussi ces maîtres du sol, avec des façons un peu rudes et campagnardes, ne manquaient-ils point de tradition, ni même d’une certaine politesse, qui sentait l’ancien temps.

La plupart possédaient une grande maison sans nul caractère architectural, attenant à des écuries ou à une maison de ferme, mais confortable et bien distribuée. Quand elle était couverte en ardoises et surtout flanquée d’une tourelle en poivrière, elle prenait le nom de château. Les seigneurs de ces logis mettaient leurs fils au collège, à Ëtain, ou à Verdun. Leurs filles revenaient du couvent sachant broder au tambour et « toucher du piano. » Eux-mêmes, en galoches ferrées, conduisaient la charrue, menaient les chevaux à l’abreuvoir, aidaient les valets à engranger les bottes de foin ou de froment. Par les beaux soirs d’été, ils fumaient leur pipe sur le banc de pierre, ou de bois, accoté au mur, près de la porte d’entrée, devant le fumier de la cour. Des voisins venaient en visite. On apportait des chaises. Les dames avaient même fait un brin de toilette, arrangé leurs coiffures ; et, tandis qu’elles se communiquaient les dâdées du village (ainsi appelait-on, chez nous, les médisances où les propos frivoles) ; tandis que les hommes discutaient les opinions subversives du Journal de Montmédy, la demoiselle de la maison, pour éblouir son monde, exécutait au piano, dans le « poêle, » toutes fenêtres ouvertes, la Prière d’une vierge, ou la Marche lorraine

Ces jeunes filles finissaient par épouser de petits propriétaires campagnards comme leurs pères, ou des notaires des environs. Elles ne rougissaient point de travailler. Elles jardinaient, mettaient la main aux lessives et aux laitages. Rares étaient ceux qui vivaient dans l’oisiveté. Il y en avait pourtant. Je me rappelle un couple de rentiers, qui, leur fille unique étant mariée, vivaient seuls et sans rien faire dans le trou de village le plus désolant qu’on puisse imaginer. Il est vrai qu’ils avaient la consolation d’habiter un « château. » Mais aujourd’hui encore, c’est un mystère pour moi que de savoir à quoi ils pouvaient occuper leurs journées.

Le mari était un petit homme grassouillet et bedonnant, au teint rose et frais, toujours en redingote et cravate noire, le bonnet grec sur l’occiput ; son épouse offrait l’aspect imposant d’une femme haute et spacieuse comme une cathédrale, engoncée dans un caraco de soie notre et coiffée d’un éternel bonnet de dentelles, dont les rubans étaient à peine moins violets que le teint apoplectique de ses bajoues carrées et rebondies. Ils passaient des heures, enfoncés dans des fauteuils de paille, qui se faisaient vis-à-vis de chaque côté de la fenêtre de « la salle, » lui, tournant ses pouces, elle, dodelinant de la tête, tous deux n’échangeant que de rares propos et comme abîmés délicieusement dans la rumination de cette oisiveté béate. Le souci mutuel de leurs santés semblait les absorber uniquement. Ils avaient l’un pour l’autre de petites attentions tendres, de petits soins délicats. Et, quand on arrivait chez eux à l’improviste, ils paraissaient se réveiller d’un long sommeil. L’énorme couple s’agitait, s’empressait : ils devenaient les vieilles gens les plus aimables du monde. La maîtresse de maison, à demi pliée sur une canne et traînant sa grosseur, vous conduisait tout de suite au jardin, qu’il fallait admirer, car il était célèbre dans la région pour la précocité et la variété de ses primeurs : pour les melons et les petits pois il ne souffrait point de rival. On y descendait après avoir traversé le corridor, un long corridor tout nu, au parquet admirablement ciré, où se reflétaient, comme un arc-en-ciel, les verres de couleur de la porte d’entrée. On y sentait un peu le moisi, mais aussi une délicieuse odeur de fruits mûrs. Cette odeur appétissante exaltait jusqu’au lyrisme mes émerveillemens devant les reflets prismatiques du vitrage. Et je savais par expérience tout ce que les flancs profonds des placards et des armoires de chêne recelaient de pommes, de coings, de nèfles et de cornouilles, de pots de confitures ; et là-haut, sous les solives du grenier, parmi les tendues des lessives, je savais aussi tout ce qu’il y avait de pruneaux et de poires tapées, qui achevaient de concentrer leurs parfums sur l’osier des « volettes. » Il me semblait pénétrer dans le propre château de dame Tartine, si bien que j’en oubliais le trou boueux où croupissait cette maison gourmande et assoupie, la tristesse infinie de ce pays plat sous son ciel pluvieux.

Seules, ces visites de voisins rompaient de loin en loin la monotone existence de ces braves gens : c’étaient les grands événemens d’une saison. On se visitait d’ailleurs cérémonieusement. On avait les uns pour les autres la plus grande considération, et il fallait entendre de quel ton on parlait des François d’Houdelaucourt, des Richard de Rouvres, ou des Mathieu de Preutin. En ajoutant ainsi aux noms de ces familles ceux des villages où elles habitaient, on refaisait tout doucement une petite aristocratie locale qui, avec les prétentions, avait à peu près toutes les qualités de l’ancienne. Vivre sur sa terre, manger le revenu et les produits de ses champs, avoir un fils militaire, une fille mariée à un magistrat, chasser, pêcher, telle était toute son ambition ; et quand on avait rendu, dans les environs, quelques visites d’apparat, on pensait avoir épuisé toutes possibilités de relations avec le monde extérieur. En général, on ne sortait point de chez soi.

On citait comme une rareté le cas d’une de nos voisines, la veuve d’un ancien officier de marine, qui, tous les ans, allait passer l’hiver dans le Midi, avec son fils atteint de la poitrine. Encore fallait-il la débilité du jouvenceau pour excuser cette coûteuse fantaisie. On disait : « Ils sont partis pour les pays chauds ! » — « Les pays chauds, » c’était Cannes. Mais, dès les premières violettes, ils se hâtaient d’en revenir. Leurs persiennes closes se rouvraient, montrant, derrière les vitres, des rideaux de mousseline fraîchement empesés. Des chaises de jardin s’éparpillaient devant la maison, qui avait assez bon air, quoique récemment bâtie et qui, avec ses hautes fenêtres cintrées, son balcon, son perron en terrasse pouvait passer, si l’on voulait, pour une maison à l’italienne. Un très beau parc, dont la perspective s’ouvrait sur un petit étang, achevait de donner à la propriété une apparence vaguement seigneuriale. Naturellement, c’était le château du village.

L’hiverneuse de Cannes et sa mère passaient les après-midi d’été sous les charmilles du jardin. Elles apportaient là leurs boîtes à ouvrage, recevaient leurs visites. Elles causaient volontiers, la dame veuve surtout, qui se piquait de bel esprit et qui était grande dévoratrice de bouquins. C’est même la seule personne qui lisait, du moins à ma connaissance, dans tout notre pays de Spincourt. À cette époque-là, on ne lisait pas plus qu’on ne sortait. Petit garçon, je n’ai jamais vu de livres que chez cette dame et chez mon père : ils se communiquaient mutuellement leurs lectures, se prêtaient des volumes. Le fils de la maison, par genre, était censé s’occuper d’histoire et d’archéologie locales. C’est ainsi qu’au « château, » sur la table du salon, il y avait une superbe publication illustrée, La basilique d’Avioth, que je me souviens d’avoir feuilletée avec ravissement. Je me souviens aussi d’un volume qui, alors, m’enthousiasma, sans doute parce qu’il venait de Nancy, ville lointaine et prestigieuse pour mes yeux d’enfant. Il était intitulé : Le journal de Marie-Edmée. J’ai su depuis que l’auteur était la propre sœur du général Pau. C’étaient des notes prises au jour le jour, à Nancy, pendant l’occupation allemande de 1870. L’unique chose qui m’ait frappé alors, c’est qu’il y était souvent question du Cours Léopold et de la place Stanislas… ô splendeurs ! Je rêvais de la basilique d’Avioth ! Palais et cathédrales, tout cela se confondait, dans mon imagination éblouie. Ces beaux noms de merveilles ou de lieux inconnus commençaient à me dépayser le cœur et l’esprit. Le « château » de Spincourt me donnait mes premières leçons d’exotisme.

Les conversations de la maîtresse du logis, dont je saisissais quelques bribes, blotti près du coffre à bois, dans le coin de la cheminée, ces conversations contribuaient encore à m’entraîner hors de mon petit cercle coutumier. Grâce à ses voyages et à sa parenté, elle avait des relations assez étendues non seulement en Lorraine, mais dans toute la France. Elle y faisait de fréquentes allusions, se laissait interroger complaisamment sur tels ou tels personnages connus dans la région. De quel ton respectueux elle parlait du docteur Poincaré, le père du mathématicien ! Par Arrancy, où ils avaient des alliances, la famille des Poincaré projetait jusqu’à Spincourt quelques rayons perdus de sa gloire. Quand ils y débarquaient, c’était une véritable révolution dans le village. Une année, à l’époque des vacances, on annonça l’arrivée du « jeune M. Boutroux, » qui professait alors à l’Ecole Normale Supérieure, et qui, si j’ai bonne mémoire, était, en ce temps-là, fiancé à la sœur d’Henri Poincaré. Notre amie du château, qui se passionnait pour les questions matrimoniales et qui excellait à mettre en relief les beaux partis, déclarait à ses auditeurs :

— C’est un jeune philosophe du plus brillant avenir !

Je l’entends encore… De tels mots ne se prononçaient pas communément à Spincourt. Avec quelles sonorités ils sonnaient à mes oreilles ! Je ne devinais pas très bien ce qu’ils voulaient dire. Mais, par-dessus les ramages de nos basses-cours et les meuglemens de nos étables, la musique de ces mots-là m’enchantait.

Mon imagination était seule coupable de ces petits émois vaniteux et ridicules. Car l’excellente femme, qui nous entretenait ainsi de nos célébrités locales, ne s’évertuait nullement à étonner son public. Aucune pose chez elle. Cela semblait même une gageure. Cette voyageuse, qui arrivait de la Provence et de la Méditerranée, ne nous en parlait jamais. Etait-ce sécheresse absolue d’imagination ? Dévote, avait-elle peur d’éveiller des curiosités romanesques, ou d’humilier des voisins moins fortunés ou plus enfoncés dans leurs habitudes casanières ? Toujours est-il qu’elle paraissait vivre en partie double et qu’il y avait comme une cloison étanche entre sa vie de Spincourt et sa vie d’hiverneuse. Elle rentrait du pays où fleurit le mimosa, comme elle fût rentrée d’une course d’emplettes à Longuyon ou à Etain. Tout de suite, au saut du train, ou de la diligence, elle était à l’unisson avec nos gens. On aurait dit qu’elle les avait quittés la veille. Elle reprenait instantanément les habitudes du village. Comme les bonnes femmes, elle assistait à la première messe en bonnet du matin. Sous le porche de l’église, elle écoutait avec intérêt les commérages de la localité, apprenait les naissances, les morts et les mariages survenus depuis son départ. Elle mangeait le gros pain en couronne cuit pour les paysans, la crème et les œufs de son fermier. Son fils, en chapeau de jonc, la pipe à la bouche, passait des après-midi entiers, le derrière dans l’herbe, aux bords de l’Othain, à pêcher à la ligne des tanches et des chevênes. Ah ! non, ceux-là ne prêchaient point par leur exemple le mépris des usages familiaux, ni la désertion du sol. S’ils quittaient le pays pendant l’hiver, c’est que la délicatesse de leur santé les y contraignait. On les plaignait d’être obligés à cet exil annuel. Eux-mêmes semblaient comprendre ainsi les choses : ils ne se vantaient point de leur absence. Avec des soucis un peu plus relevés que ceux de leur entourage, ils voulaient être de Spincourt et rien que de Spincourt. Ils s’occupaient de l’éducation des enfans, flattaient l’instituteur et le curé. Ils embellissaient l’église, offraient des vitraux pour le chœur, faisaient nettoyer le cimetière. Leur sépulture, à peine moins modeste que les autres, attestait, chez eux, la volonté de dormir leur dernier sommeil au milieu des paysans.

Parmi ces fidèles de la terre, il y avait un petit groupe de jeunes gens et d’hommes mûrs, — étudians ou magistrats, — tous de la même famille, et tous originaires de notre village, qui venaient, chaque année, à l’époque des vacances, se retremper dans la complète vie rustique.

Ils descendaient chez leur tante, ou leur grand’mère, une septuagénaire, qui vivait à Spincourt avec sa fille. Celle-ci, ridiculisée de bonne heure par un embonpoint hyperbolique, n’avait jamais pu se marier. Epaisse et noiraude, avec de gros yeux à fleur de tête, elle rappelait la figure de la naine qui, au premier plan dans le tableau des Ménines de Velazquez, se ballonne dans son vertugadin. Seulement, elle, elle était une femme colosse, de celles que l’on montre dans les foires. En été, au moment des grandes chaleurs, elle allait se baigner dans les trous d’eau de l’Othain, dont la fraîcheur est si tranchante que l’idée seule m’en fait claquer des dents. Pudiquement, elle se déshabillait derrière un parapluie, et, de même qu’elle vidait les baignoires, elle tarissait le lit de la rivière, rien qu’en y plongeant sa volumineuse personne.

Le souvenir de cette géante m’évoque immédiatement celui d’une vieille petite bossue, qui n’était point sa parente, mais qu’on voyait souvent avec elle et qui vivait en quelque sorte dans le sillage de sa famille. On l’appelait Mlle Betsy. C’était la fille d’un chirurgien militaire anglais, qui, parait-il, avait logé chez les grands-parens de la géante, pendant l’invasion de 1815. Séduit, disait-on, par les agrémens du pays, il s’y serait installé après la guerre, en compagnie d’une jeune infirme, qu’il donna pour sa fille, — cette étrange Betsy dont les excentricités d’allures et de langage faisaient la joie des gens de Spincourt. Je m’arrête à ces menus détails, parce qu’ils semblent prouver qu’il n’est si plat pays, médiocrité si uniforme, milieu si morne et si fermé, qui ne trouvent des amateurs épris de leurs charmes, où l’on ne découvre un petit coin imprévu de pittoresque et de fantaisie, où la bouffonnerie des contrastes et l’exotisme même ne finissent par pénétrer.

La bossue, qui, en bonne Anglaise, avait le goût de l’indépendance, habitait une maison à part. Ses deux amies et protectrices occupaient un vaste logis attenant au cimetière par ses communs. Ce logis, bâti au XVIIIe siècle, trahissait dans son ordonnance la main discrète et délicate du clergé. On n’y avait pas économisé l’espace, bien qu’il n’eût qu’un rez-de-chaussée. L’aménagement et la décoration des pièces, le goût sobre et l’épaisseur des boiseries, la commodité, et, comme on disait au siècle d’avant, la propreté de cette habitation, tout y rappelait le luxe sérieux et sans éclat des couvens. Très probablement, cette maison servait de presbytère, lorsque la paroisse de Spincourt était un prieuré dépendant de l’abbaye d’Orval. La cuisine, très vaste, et dallée comme une église, aurait pu fournir le réfectoire d’une communauté. C’était la pièce importante. Les deux maîtresses du logis et leur unique servante s’y tenaient habituellement du matin au soir. La vieille mère, toujours assise sur une chaise basse, à l’angle d’une immense cheminée à manteau, tisonnait, du bout d’un bâton, dans les cendres du foyer, ayant à portée de sa main un attirail de soufflets, de pincettes et de pelles à feu, le tout en fer massif et très lourd. Les soufflets étaient des tuyaux de fonte creuse, des espèces de sarbacanes percées aux deux bouts, où, de temps en temps, elle s’époumonait à souffler pour raviver un peu les braises. De sa chaise basse, elle surveillait les chaudrons, pendus aux crocs de la crémaillère, où cuisait la « chaudronnée » des porcs, ou bien, de sa main tâtonnante, elle atteignait, derrière elle, dans le renfoncement de la cheminée, des brindilles de fagots ou une poignée d’ « ételles, » tandis que sa fille, énorme et suffoquée par la graisse, écrémait le laitage sur la longue table de chêne, parmi les pots de grès alignés et les assiettes profondes, où tremblaient les fromages blancs.

L’une et l’autre prenaient leurs repas devant l’âtre, sur une table ronde, sans nappe, supportée par deux châssis en X. Un merle chantait dans une cage rustique accrochée au mur entre un chapelet d’oignons et un paquet de chanvre. Dans le fond, sous la rampe de la « montée » qui conduisait aux greniers, des rideaux de cotonnade rougeoyaient vaguement derrière les volets à claire-voie de l’alcôve où couchait la servante…

Même les longues veillées d’hiver, elles les passaient dans cette cuisine. Une lampe à huile, accrochée au rebord de la cheminée, éclairait servante et maîtresses, qui, jusqu’à l’heure du couvre-feu, tricotaient des bas de laine. On aurait dit que le reste du logis était inhabité. Sauf les chambres à coucher, on n’entrait jamais dans les autres pièces, à moins qu’on n’eût à recevoir des visites de cérémonie. Les amis et les voisins étaient reçus dans la cuisine. Je ne crois pas avoir pénétré plus d’une ou deux fois dans « la salle, » une vaste pièce au parquet en losange et au mobilier Empire. Elle ne manquait pas de caractère. Entre les deux fenêtres, il y avait une console dorée, et, en belle place, allongé dans sa gaine de palissandre, un piano à queue, à l’énorme pédale de cuivre, qui avait la forme d’une lyre : dans la famille, on aimait la musique. Tout l’appartement, avec ses sièges rangés cérémonieusement contre le mur, donnait une impression de nudité glaciale. Le corridor aussi, au carrelage en damier blanc et noir, aux murs crépis à la chaux, sans un ornement, faisait frissonner, quand on le traversait.

Il aboutissait à la porte du jardin, — un jardin qui avait dû être soigné autrefois et qui, même dans l’abandon où le laissaient les actuelles propriétaires, conservait encore un certain style. Les plates-bandes encadrées de buis étaient dessinées à la française. Au centre du rond-point formé par les allées, se dressait un cadran solaire, et, un peu partout, sur des supports en maçonnerie, de grosses boules de verre colorié, qui prolongeaient la perspective. A l’extrémité, on avait aménagé une gloriette, sur une espèce de terrasse ombragée de tilleuls, qui dominait la principale rue du village. Le jour de la Fête-Dieu, pour le passage du Saint-Sacrement, ces dames suspendaient au petit mur d’appui de leur gloriette des draps blancs, piqués de pivoines. Mais on ne les y voyait jamais, sauf quelquefois en été, les jours où, par exception, il faisait très chaud. Alors, elles apportaient des chaises sur la terrasse et elles restaient là, jusqu’après la tombée de la nuit, à prendre le frais…

Aux mois d’août et de septembre, les neveux et les cousins, qui arrivaient par bandes, dégelaient tout à coup le vieux logis sépulcral. Ils débarquaient avec leur attirail de chasseurs et de pêcheurs. On sortait des hangars, où ils passaient toute l’année, les nasses et les verveux. On astiquait les fusils, on graissait, avec une couenne de lard, les gros souliers à clous. Les chiens, fous de liberté, aboyaient éperdument dans la cour. Et puis le soir, après le souper en famille, on se délassait par un concert : le vieux piano à queue retrouvait son âme mélodieuse, comme au beau temps du major anglais et de Mlle Betsy. Un oncle célibataire, qu’une infirmité hideuse défigurait, jouait du violon. Le malheureux était vraiment repoussant avec la tache vineuse et les excroissances de chair qui lui recouvraient toute une joue jusqu’au bord de la paupière. Les gens de Briey, dans leur méchanceté cruelle, l’avaient surnommé « le Taché. » Ceux de Spincourt l’appelaient familièrement « le Bouseré. » Ce « Bouseré » était un virtuose, qui avait trouvé dans la musique sa grande consolatrice. Quand il jouait de son instrument favori, rien n’était douloureux à voir comme ce pauvre visage souillé et déformé qui s’appuyait sur la boîte polie du violon. Mais, de ce bouillonnement de chairs violâtres, émergeait un œil d’une extraordinaire beauté, un œil à la fois enivré et triste, où passaient tour à tour la flamme de l’inspiration et la détresse sans espoir de toute une vie manquée.

En général, les oncles étaient violonistes et fervens amateurs des œuvres classiques. Les neveux affichaient des goûts plus frivoles. Ils tapotaient au piano les airs à la mode, chantaient les chansonnettes ou les romances patriotiques de l’époque. Et de même que les oncles étaient républicains, les neveux se piquaient d’être royalistes et catholiques. Anciens élèves du lycée de Bar-le-Duc, ou du collège Saint-Clément de Metz, formés par les universitaires ou par les Pères Jésuites, ces jeunes gens débordaient d’enthousiasme et de foi patriotique. De quel cœur, de quel air de défi, ils lançaient alors le fameux refrain :


Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine…


Et quelles résonances immédiates et profondes ces simples mots n’éveillaient-ils pas, à ce moment-là, dans les âmes lorraines ! C’était au temps de l’Assemblée de Versailles. On ne parlait que du Comte de Chambord et de la captivité de Pie IX. Et c’était aussi le temps du volontariat. Chasseurs à pied à Longwy, cuirassiers à Reims ou à Sainte-Menehould, artilleurs à Châlons, ces fils de famille assistaient en uniforme à la messe et aux vêpres. Chaque dimanche, à l’heure du salut, ils envahissaient la tribune de l’orgue, en faisant cliqueter leurs sabres et leurs éperons, et l’un d’eux attaquait les premières notes du cantique qu’on chantait alors partout, tandis que les garçons et les filles du village, stylés par leurs soins, reprenaient avec un bel accent meusien :


Dieu de clémence,
Vois nos douleurs.
Sauve Rome et la France,
Au nom du Sacré-Cœur !


Un grand souffle d’espérance, un désir ardent de résurrection soulevaient tout le pays. On plantait des croix de mission, les processions se multipliaient. Au printemps de 4873, il y eut, dans notre église de Spincourt, des fêtes extraordinaires, qui attirèrent des curieux de dix lieues à la ronde. Nous avions alors un jeune curé plein de zèle et d’ambition (je crois bien qu’il est mort chanoine de la cathédrale de Verdun). Or, je ne sais comment, il découvrit dans le clocher tout un lot de reliques, qu’on y avait cachées pendant la Révolution. L’exaltation de ces reliques servit de prétexte à ces fêtes sans précédent. L’évêque avait délégué un vicaire général pour présider les cérémonies. Tout le clergé de l’arrondissement était accouru avec des troupeaux de fidèles. À la grand’messe, il y eut un sermon interminable, qui ébaubit fort nos bonnes gens, un sermon savant, prononcé par un professeur du séminaire. Cet ecclésiastique, encore tout émotionné d’un récent pèlerinage à Rome, nous parla des Catacombes, des cimetières de Calixte et de Domitilla… Rome, les Catacombes, Domitilla ! Quel éblouissement pour un petit garçon qui patauge toute l’année dans les boues de la Woëvre ! J’ai gardé une longue reconnaissance au prédicateur inconnu, qui laissa tomber sur nous ces beaux noms, comme s’il m’eût rempli la main de pièces d’or… Le soir, au milieu d’un grand concours de peuple, entre deux files de prêtres en surplis, on promena, dans leurs châsses neuves, les reliques miraculeusement retrouvées. On processionna pendant des heures à travers les rues du village tendues de guirlandes de mousse et pavoisées d’oriflammes fleurdelysées.

Ces processions continuelles nous avaient tellement surexcité l’imagination que, pendant tout un été, mon ami Louis Génin et moi, nous fîmes des reposoirs dans le grenier de notre maison. Nous passions des journées entières à confectionner des bannières en papier. Nous en avions une, magnifique, en mousseline blanche parsemée d’étoiles et de fleurs de lys, que nous arborions en permanence à la lucarne du grenier. Et je me souviens qu’un jour, la bonne du député, notre voisin, petite personne effrontée qui arrivait de Paris, en levant le nez en l’air, aperçut notre oriflamme, et se mit à ricaner :

— Tiens ! v’là le drapeau blanc !

Nous ignorions totalement la signification du drapeau blanc. Mais les moqueries de la Parisienne nous inspirèrent pour le nôtre une sorte de fanatisme. Avec obstination nous le maintînmes à la lucarne, pour narguer la bonne du député, qui était alors considéré comme un « rouge. » Ce fut ma première, et bien involontaire, manifestation royaliste.


Nos paysans s’associaient, sans aucune espèce d’arrière-pensées politiques, à ces solennités religieuses. Les familles pieuses entraînaient les autres. Mais à quoi bon les distinguer ? Il n’y avait entre elles que des différences de fortune et d’autorité morale. Tous ces gens-là, sans être ce qui s’appelle des dévots, étaient profondément attachés à la religion de leurs anciens. Quelle belle assistance aux offices du dimanche. Tandis que les pères et les mères occupaient les bancs de la nef, les garçons entendaient la messe dominicale, tassés sous la tribune de l’orgue et, comme on disait, sous le clocher. Après dîner, jusqu’à l’heure des vêpres, ils jouaient au bouchon devant le porche de l’église, au milieu des pierres tombales du cimetière. Et, le soir, ils revenaient encore pour le salut, et aussi pour guetter, dans l’obscurité complice, la sortie de leurs « bonnes amies. » Tous participaient au culte. Les gamins étaient enfans de chœur, l’instituteur chantait au lutrin, les conscrits présentaient le pain bénit et, le jour de la fête patronale, ils offraient en grande pompe à saint Pierre, patron de la paroisse, un superbe bouquet orné de rubans multicolores. Les hommes murs portaient le dais dans les processions.

De mon temps, cet honneur semblait fixé dans la famille de mon petit ami Louis Génin. Je vois encore son père et ses oncles, aux jours de Fête-Dieu, sanglés dans leurs redingotes noires, nu-tête, le haut-de-forme collé sous l’aisselle, saisissant de leurs grosses mains calleuses les bâtons gainés de velours grenat et empanachés de plumes blanches, qui soutenaient les draperies cramoisies du dais. Ils avaient des figures singulièrement expressives, ces rudes ouvriers de la terre, en qui les instincts brutaux du paysan se tempéraient de bonhomie patriarcale. Et ils avaient aussi quelque chose de sacerdotal, non seulement dans leurs profils aux joues rases et au grand nez dévotieux, mais dans tout leur maintien compassé. De quel air pénétré ils s’agenouillaient dans la poussière, au moment de la bénédiction du Saint-Sacrement, tenant toujours d’une main le bâton gainé de velours, et, de l’autre, glissant sous leurs genoux un mouchoir de cotonnade bleue, pour ne point gâter leurs beaux pantalons… L’instant d’après, on les retrouvait déshabillés, en blouses du dimanche, faisant leur partie de quilles devant l’auberge du village, ou regardant les joueurs, avec la même dignité que lorsqu’ils suivaient l’ostensoir.

Ces cultivateurs, fermiers ou petits propriétaires, étaient des gens de vieille éducation. Leur politesse, compliquée comme un rituel, avait quelque chose de cérémonieux et même de distant. Elle dissimulait la méfiance innée du paysan à l’égard du citadin, du sédentaire à l’égard du nomade et du passant, la peur d’être berné par un plus malin. Ils s’en faisaient une barrière contre l’inconnu. C’était aussi un vieux legs de la culture chrétienne, que les générations s’étaient transmis d’un siècle à l’autre et qui commençait à s’appauvrir. Dans les relations de famille, le tutoiement était banni. Bien des vieilles gens disaient « vous » à des bambins : « Et vous donc, mon fi ? » était une formule courante chez nos bonnes femmes, lorsqu’elles s’adressaient à des polissons. Mon ami Louis Génin ne me tutoyait jamais, et telle était sa réserve que je n’osais pas le tutoyer non plus. Pour mes cousins de la ville, rien de bizarre et d’incompréhensible comme ces deux gamins, qui jouaient ensemble depuis le berceau et qui se disaient « vous » du matin au soir. Plus tard, lorsque j’ai lu dans les Souvenirs d’enfance et de jeunesse de Renan, que lui et M. Berthelot observaient, dans leurs relations juvéniles, la même politesse et la même déférence réciproques que deux sulpiciens causant, en surplis, sous le préau du séminaire, — je me suis rappelé tout de suite Louis Génin et moi, dans nos sarraux bleus, devisant parmi les tombes du cimetière, ou processionnant, en chasubles de papier doré, à travers nos granges et nos greniers de Spincourt. Enfans de dix ans, nous avions l’un devant l’autre la même retenue, et nous nous témoignions mutuellement le même respect que deux jeunes prêtres.

Longtemps après, j’ai essayé de revoir ce compagnon de mon enfance, ce premier de tous mes amis. J’avais fait exprès le voyage de mon village natal. Au saut du train, sur le seuil de l’auberge où j’étais descendu, j’aperçus, venant de la rue opposée, un grand paysan aux pommettes rouges et aux longues moustaches blondes tombantes, qui conduisait une charrette. En passant devant moi, il ôta fort poliment sa casquette. C’était Louis Génin. Je ne m’en doutai pas un seul instant, tellement ce grand gars dégingandé ressemblait peu à l’image que j’avais gardée de lui, et il ne se douta point davantage que c’était moi. Sa mère, que j’allai voir aussitôt, me dit : « Vous le verrez ce soir ! Il est allé à Baroncourt conduire un chargement de paille. » Je ne sais pour quelle raison il ne revint pas. Je partais le lendemain. Je dus m’en aller sans avoir pu lui dire un mot, ni lui serrer la main. Il mourut, l’année d’après, misérablement. Et ainsi je le vois toujours sous les traits du petit garçon en sarrau bleu avec qui j’ai fait des reposoirs.


Il semble que, dans un pays aussi fortement traditionaliste, l’opinion politique aurait dû s’orienter dans le même sens qu’en Bretagne ou en Vendée. Il n’en était rien pourtant. Et voilà qui était bien typique, et, je le crois, vraiment représentatif de l’âme lorraine tout entière ! En somme, nos paysans dévots et si attachés à leur bien auraient dû voter pour ces hobereaux intéressés et casaniers, qui partageaient leur vie, qui portaient le dais avec eux, qui leur prêtaient leurs chevaux, ou qui les aidaient à fumer leurs terres. Les uns et les autres étaient conservateurs, sinon gens du Roi, autant qu’on peut l’être. Eh bien, lorsque arrivaient les élections, ces hommes d’ordre et de discipline votaient pour le candidat républicain. Celui-ci, quoique originaire du pays, n’y revenait que rarement. Politicien de 48, il passait presque toute l’année à Paris. Il avait des façons de vieil étudiant ou d’artiste de brasserie, et, quand il arrivait dans notre village, à l’époque de la chasse, il exhibait un béret romantique, qui scandalisait le monde. Il était médiocrement sympathique et n’avait, pour ainsi dire, aucun contact avec les gens du pays. Néanmoins, on votait pour lui.

L’unique explication, c’est qu’on avait peur de la guerre. On était convaincu que la République, c’était la paix, tandis qu’une restauration monarchiste ou impérialiste amènerait infailliblement un nouveau conflit avec l’Allemagne. Nos paysans, qui avaient déjà tant souffert de l’invasion de 1870, en qui revivaient peut-être inconsciemment les terreurs des ancêtres, si cruellement décimés par les soudards, au cours de tant de siècles, — ces hommes des champs ne cherchaient pas plus loin, et ne distinguaient nullement ce qu’il y avait de contradictoire entre leur conduite et les principes de leur vieille éducation. Mais voici une autre contradiction : ces gens, qui redoutaient la guerre, qui n’en voulaient à aucun prix, étaient, au fond, de déterminés militaristes. Ils s’entraînaient au métier de soldat, organisaient des Sociétés de tir, ne rêvaient rien de plus glorieux pour leurs fils que les galons et les épaulettes d’or de l’officier. C’est qu’ils avaient le sens invétéré de l’ennemi, — l’ennemi devenu si proche voisin depuis l’annexion, — et ils devinaient bien que cette guerre, dont ils ne voulaient pas, leur serait imposée un jour, et qu’alors il faudrait des soldats et des chefs.

Et puis, enfin, pour nous Lorrains, il n’y a pas d’autre noblesse que l’armée. L’homme d’armes a si souvent foulé notre sol en conquérant que nous avons pris l’habitude de saluer en lui le maître de la terre.


Telles étaient ces familles, véritables pierres angulaires de nos petites villes et de nos villages.

Dans la grisaille uniforme de ces mœurs rurales, je vois se détacher trois ou quatre figures féminines, que je demande la permission de dessiner minutieusement, bien qu’elles soient fort ordinaires et fort modestes. Mais elles me paraissent vraiment significatives ; et, si je choisis de préférence des figures féminines comme symboliques de mon pays, c’est que les femmes des campagnes sont les plus fidèles gardiennes de la tradition.

Je revois d’abord celle qui, peut-être, avant ma mère, se pencha la première sur mon berceau. C’était une vieille veuve, notre plus proche voisine, que nous appelions familièrement « la mère Charton. » Avec la solidité de sa charpente, son épaisseur de chair, la matérialité de toute sa personne, et aussi sa finesse d’esprit, son imperturbable bon sens, son attachement au sol, elle m’apparaît aujourd’hui comme le vrai type du terroir : rien de plus, rien de moins.

Une fois installée à Spincourt, après son mariage, elle n’avait jamais dû quitter le pays. Elle était originaire de Bouligny, alors une misérable bourgade, qui est devenue aujourd’hui un des centres principaux du bassin minier. Sans doute, elle y était née vers 1800, car je me rappelle qu’elle avait coutume de dite, quand on lui demandait son âge :

— Je suis du siècle !… J’ai septante-deux ans !… J’ai septante-cinq ans !

Son mari avait été maître de poste. Au temps des diligences, il dirigeait, dans notre village, la poste aux chevaux, entreprise qui était sans doute assez importante, Spincourt se trouvant sur la grande route du Luxembourg et du Palatinat. D’ailleurs, la dimension des granges et des écuries, qui occupaient plus de la moitié du corps de logis, témoignait assez que ç’avait été autrefois un lieu de passage très fréquenté. Le logis lui-même était assez confortablement aménagé. Il tenait d’un côté a l’ancien hôtel des Armoises, qui, de mon temps, était devenu une auberge, — l’auberge du Lion d’Or, — mais dont le portail trapu et, si je ne me trompe, surmonté d’un écusson armorié, le distinguait des autres maisons du village. Au temps du maître de poste, l’auberge se trouvait naturellement chez lui.

La cuisine, que n’animait plus le va-et-vient des voyageurs, mais restée à peu près intacte, me paraissait immense, curieuse comme un musée, avec tout son attirail d’ustensiles, dont on ne se servait plus et dont j’ignorais l’usage, — son pétrin, ses huches, ses dressoirs encombrés de mesures, de poids, de balances, de « possons » de toute forme et de toute grandeur : boisseaux pour mesurer l’avoine aux palefreniers, chopines pour l’huile et pour le lait, pichets d’étain ou de plomb pour le vin. Au fond, une grande fenêtre sans rideaux s’ouvrait sur une courette encadrée de hauts murs tout verdis de mousse, avec un puits, et, béante comme un gouffre, l’ouverture de la cave, — « la cave enfoncée » des rimeurs gastronomiques du XVIIIe siècle. Mais la maîtresse pièce de cette cuisine était une cheminée monumentale, comme il convient dans une auberge. C’est ce qu’on appelait « le foyer. » Cuisiner au foyer était un usage, qui séparait comme une frontière les gens de Spincourt des gens de Briey, lesquels se servaient d’un fourneau de fonte.

Le foyer de la mère Charton, comme tous ceux du pays, était formé d’une large plaque de fonte, que deux supports de maçonnerie exhaussaient un peu au-dessus du sol, et où se drossait autrefois la rôtissoire, au milieu d’une armée de casseroles et de marmites. De mon temps, on n’y voyait plus qu’un petit tas de cendres, entre deux landiers, et la terrine de terre brune où mijotait la soupe de la bonne vieille. Mais tous les accessoires étaient restés en place : tisonniers, soufflet, boîtes à épices. La crémaillère pendait encore au-dessus de l’âtre, inutile maintenant, mais toujours enfumée et grasse de suie. Cette crémaillère, avec ses articulations, ses crochets, ses boucles, ses fioritures, était un pur chef-d’œuvre de serrurerie. Le « cramail, » comme on disait, tenait une place importante dans les préoccupations de nos ménagères, qui s’évertuaient à le fourbir. C’était la cheville ouvrière du foyer. On en tirait maintes comparaisons : « noir comme not’ cramail » était un dicton courant. On avait beau le passer à la mine de plomb, la suie onctueuse finissait bientôt par le recouvrir.

Derrière le cramail, on apercevait la « taque, » qui protégeait le fond de l’âtre, et qu’on fourbissait avec non moins de sollicitude. Elle portait en son milieu un bel écusson en relief, aux armes de France, et, comme toutes les anciennes taques du pays, elle venait des forges d’Orval, dépendances de la célèbre abbaye. Pour la bien voir, car elle montait très haut, il fallait avancer un peu sa tête sous le manteau de la cheminée. Alors, quand on levait les yeux en l’air, on distinguait, dans la demi-obscurité de la flotte, quelque chose comme un paysage pantagruélique : des bandes de lard, des jambons, des chapelets de saucisses, d’énormes cervelas, gros comme des courges, qu’on accrochait là, pour les faire fumer, en attendant qu’on les suspendît à la « travure, » ou qu’on les enfermât dans les coffres pleins de cendre du grenier. Toute cette charcuterie appartenait aux fermiers de la vieille, qui leur prêtait sa cheminée, pour fumer l’excédent de leurs salaisons. Dans l’austérité et la frugalité de cette cuisine de veuve, c’était, à l’improviste, une vision de mardi-gras.

Sur cette pièce centrale, comme sur un vestibule, s’ouvraient les chambres des hôtes et celles des maîtres du logis. Les premières, convenablement plafonnées et tapissées, étaient pourvues d’alcôves et de cheminées spacieuses à y brûler des troncs d’arbres. C’est très certainement dans une de ces pièces que Gœthe descendit en 1792, lorsque, entraîné dans la déroute du duc de Brunswick, il s’enfuyait précipitamment vers la frontière. Il n’arriva à Spincourt qu’en pleine nuit. Toutes les chambres de l’auberge étaient occupées. Alors, suggestionné par un astucieux valet, il se fit passer pour le beau-frère du roi de Prusse, et, à ce titre, il délogea de malheureux Français arrivés avant lui et tout tremblans devant un si haut personnage. Il écrit dans ses Mémoires, avec son flegme habituel : « Une douzaine d’émigrés me cédèrent la chambre à deux lits dont ils s’étaient emparés, et même le repas qu’on allait leur servir. » Cette façon de prendre la place et de manger le dîner des autres n’est-elle pas bien allemande ?… En tout cas, cette chambre où l’on pouvait entasser deux lits et douze émigrés, je suis sûr d’y avoir joué tout enfant, à une époque où les compatriotes de Gœthe traversaient encore une fois notre village. J’y ai vu flamber des bûches, à incendier la maison, et des bottes d’officiers prussiens sécher sur le rebord des fenêtres.

Certes, la propriétaire de l’ancienne poste aux chevaux ne s’est jamais doutée que son logis avait abrité un si grand et illustre seigneur. Notre mère Charton n’eut, de sa vie, la moindre idée de ce que c’est qu’un poète, — même allemand et doué d’un appétit de routier. Entre elle et la poésie, il y avait des étendues immenses, des plaines interminables de marécages et de labours, comme la Woëvre. C’était une grosse femme courtaude, qui avait dû être très blonde, de ce blond de chanvre, si fréquent dans notre Lorraine. Elle était devenue entièrement blanche, et cette blancheur neigeuse atténuait un peu la rudesse de ses traits, la lourdeur de sa bonne figure carrée, toute rose et charnue, aux lèvres marquées d’une assez forte moustache, aux gros yeux ronds, d’un gris bleuâtre. Sa voix bourrue et quelque peu rauque savait se faire enjôleuse et papelarde, quand elle le jugeait à propos, Nul ne s’entendait comme elle à amadouer les gens, ou à endormir leurs défiances, en prenant un air de bonasserie opaque, de naïveté balourde, où il entrait autant de modestie et même de bonté réelle que de ruse.

Quand elle marchait, elle mettait en branle, tout autour de ses hanches, les plis nombreux et réguliers, comme des tuyaux d’orgue, de ses jupes de molleton, de lourds jupons ouatés, qui lui matelassaient et qui lui élargissaient la taille. Le balancement de sa marche évoquait l’allure pesante de nos gros chevaux de labour, lorsqu’ils rentrent des champs, en traînant la charrue.

Très soigneuse de sa personne et de son vêtement, elle portait à l’ordinaire un bonnet de piqué blanc, orné d’une simple ruche et une collerette empesée. Le dimanche, elle s’affublait d’une guimpe tuyautée, très large et très dure, qu’elle ne parvenait jamais à boutonner de ses gros doigts noueux… Le dernier coup de la messe sonnait au clocher, qu’elle était encore à s’escrimer contre la boutonnière rebelle : elle allait être en retard pour l’office ! Alors, me voyant jouer sur la place, elle entre-bâillait sa croisée et elle m’appelait de sa voix la plus mielleuse :

— Dis, mon fi ! Viens me mettre un peu ma guimpe, toi qui as des petits doigts !…

Et j’étais tout fier de boutonner la guimpe de la mère Charton, ce qui n’était point une opération commode, vu la dureté de l’empois. Enfin, après avoir fourragé dans les plis de son cou et m’être piqué aux poils de son menton, je réussissais à assujettir le redoutable carcan. Sur quoi, je recevais en récompense une tablette de coquelicot.

Ainsi attifée et endimanchée, elle rappelait ces portraits flamands ou hollandais, qui représentent de vieilles bourgeoises aux pommettes luisantes, aux paupières éraillées et rougies, aux bandeaux de cheveux rares, austèrement tirés sur le front, sans autre ajustement qu’une coiffe et une guimpe d’une nudité toute monacale, mais si solidement assises dans leurs vertus ménagères, si certaines de refléter dans leurs yeux froids et dans toute leur physionomie impersonnelle les aspects d’une terre, ou l’âme d’une race, qu’elles en prennent comme un air de majesté.

C’est à peine si elle savait lire, écrire et compter. Dans le buffet de sa cuisine, il y avait, accrochées derrière un volet, des planchettes de bois, où elle inscrivait à la craie ses comptes de fermage ; et, dans sa chambre à coucher, sur le rebord de la croisée, un eucologe, qu’elle n’ouvrait jamais, mais qu’elle emportait, le dimanche, à la messe. Un almanach, renouvelé tous les ans, complétait sa bibliothèque : c’était le Petit Liégeois, que lui vendait, à date fixe, un colporteur venu de Belgique. Outre l’annonce des lunaisons, on y trouvait une foule de préceptes rustiques pour les labours, les semailles, les plantations et la taille des arbres. Des préceptes moraux se mêlaient, çà et là, à ces conseils utilitaires. De naïves gravures sur bois égayaient ces pages imprimées sur un gros papier à chandelle. On y voyait les signes du zodiaque et aussi des scènes de la vie campagnarde, citadine et militaire. Je m’émerveillais à feuilleter ce Petit Liégeois, où je déchiffrais, pour la première fois, les beaux noms des constellations sous de bizarres figures allégoriques, qui étaient censées représenter la Lyre, la Balance, les Gémeaux, le Sagittaire. Cet almanach paysan, ce furent les Géorgiques de mon enfance…

Car je faisais de fréquentes visites à la brave femme, qui était pour moi comme une grand’maman. J’assistais à ses repas, non par gourmandise (j’aurais été bien attrapé), mais par cette manie puérile, qui fait que les enfans préfèrent toujours aux plats les plus friands les rogatons qu’ils grappillent chez les autres. Elle était en effet d’une sobriété qui touchait à la lésinerie. D’un bout à l’autre de l’année, à midi, elle dînait invariablement d’une soupe au lard, farcie de pain et de légumes, à y planter la fourchette. Avec cela, un peu de vin, — un bon demi-verre, dans un verre très grand, car elle professait que le vin est le lait des vieillards. Le soir, elle se contentait d’un restant de soupe, tenu au chaud sous les cendres du foyer, et d’un œuf à la coque. Elle prenait ce repas frugal, dans sa grande cuisine glaciale et déserte, à la lueur d’un lumignon, qui éclairait tout juste son assiette et le rond de la table pliante où elle mangeait. Ce lumignon se composait d’une mèche trempant dans une boule de verre pleine d’huile, le tout reposant sur*un chandelier de cuivre. Avec son huile blonde, la boule de verre resplendissait, à mes yeux d’enfant, comme une énorme topaze. La contemplation de cette pierre précieuse, l’étrangeté de cet antique luminaire, inusité chez mes parens, étaient, pour moi, les grandes attractions de ces agapes. Et il y avait aussi la joie de moucher la mèche charbonneuse !

Grâce à ce régime conventuel, la mère Charton n’était jamais malade. Aussi méprisait-elle les médecins. Sa pharmacopée était d’une simplicité admirable. Avec de la ouate, de l’huile et du saindoux, — le saindoux surtout, qu’elle appelait « le sayain, » à la mode de Spincourt, — elle prétendait guérir toutes les maladies. Le fait est qu’elle guérissait les siennes.

Réglée pour le boire et le manger, attentive à sa santé, elle montrait la même passion de l’ordre dans son ménage et dans tout le rangement de sa maison. On ne reverra plus de ménagères comme celle-là. Et, parce qu’elle poussait à l’excès ses habitudes ordonnées et méticuleuses, cette vieille femme, qui était bonne et maternelle au fond, avait horreur des enfans. A chaque nouveau dégât que nous commettions dans son jardin, elle répétait, toute furibonde :

— Des enfans dans un logis, c’est comme des cochons dans un champ !

Ce manque de patience ou d’indulgence pour les petits venait peut-être aussi de ce qu’elle n’avait eu qu’un fils, En ce temps-là, ce fils était un monsieur très cossu, qui habitait Paris et qu’elle appelait respectueusement : « Not’ Charton, » tandis que son défunt mari, l’ancien maître de la poste aux chevaux, elle l’appelait tout crûment, comme, dans leur patois, les gens du village, « Not’ Chartron. » On saisit la nuance. Rien que cette différence de prononciation exprimait à merveille la distinction qu’elle établissait, dans sa tête, entre son citadin de fils et son paysan de mari.

Toujours est-il que cette vieille, si soigneuse et si intéressée, ne tolérait point nos jeux, ni dans ses granges et ses écuries, qu’elle louait à ses fermiers, ni surtout dans son « mail. » Elle y redoutait nos dévastations. Quand elle nous surprenait en train de cueillir ses framboises, ou de lui écosser ses petits pois sur la rame, elle nous « campoussait, » comme elle disait, à coups de « ramon. » Et nous riions, petits misérables, de voir la pauvre vieille courir gauchement après nous, en brandissant son balai et en buttant, à chaque pas, dans les plis de sa lourde jupe ballonnée.

Elle manifestait une pareille malveillance à l’égard des pauvres. C’est tout juste si elle ne les rechassait, pas, eux aussi, à coups de balai. Quand elle entendait une mendiante marmonner des patenôtres dans son corridor, elle entre-bâillait sa porte, comme le rat de la fable, et elle lui jetait, de sa voix la plus bourrue :

— Dieu vous bénisse !

Telle était son aumône. Au fond, ce n’était point avarice, ni dureté de cœur, mais ce même sentiment de l’ordre qui lui faisait fuir la turbulence des enfans. L’usage voulait que chaque localité eût ses pauvres, qui seuls avaient le droit d’y mendier : vieille coutume, qui remontait sans doute au plus lointain moyen âge. Dans un état des feux de la prévôté de Montmédy, daté des dernières années du XVIe siècle, je relève, parmi les exemptés d’impôt, les noms de « Thiébaud La Minguette, mendiante, » de « Nicolas Diren, pauvre vieil homme, » d’ « Henri de Paradis, mendiant. » Ainsi la condition de mendiant était officiellement reconnue. Une Thiébaud La Minguette et un Nicolas Diren avaient leur place dans la hiérarchie des citoyens et dans les rôles de la cité. Et c’est sans doute parce qu’ils se résignaient chrétiennement à cet humble et dernier rang que le Royaume des cieux leur était promis, comme en témoigne le poétique et touchant surnom donné à cet autre mendiant de Montmédy qu’on appelait Henri de Paradis. En tant que fils privilégiés de ce grand Riche qu’est Notre-Seigneur Jésus-Christ, nos mendians nous apportaient dans nos corridors le cadeau de leurs prières et le trésor des bénédictions célestes, et il n’était que juste de répondre à tant de politesse en invoquant à notre tour, sur ces généreux passans, les bénédictions du Seigneur et en y ajoutant quelques béatilles pour leur consolation et réfection corporelles. La mère Charton, en bonne chrétienne, ne manquait jamais à ce pieux devoir. Seulement elle entendait ne donner qu’à bon escient, à des mendians authentiques et en quelque sorte régulièrement autorisés. Or, de mon temps, Spincourt n’avait pas de pauvres attitrés. Le berger lui-même, considéré comme indigent, était logé dans une maison de la commune. Mais on tolérait une mendiante venue du dehors, cette horrifique mère La Gelée, qui terrorisa mon enfance. La mère Charton acceptait, comme tout le monde, la mère La Gelée, qui était d’ailleurs, pour elle, une vieille connaissance. Quand celle-ci arrivait, la patenôtre à la bouche, avec sa flotte et ses paquets de verges pour les enfans qui n’étaient pas sages, elle lui ouvrait assez franchement sa porte, elle l’accueillait d’un ton bonasse :

— Comme ça, vous v’là, Marie-Jeanne ?

Et elle allait lui tailler, dans sa cuisine, un quignon de pain, « grand, disait-elle, comme le bec d’un une. » Après quoi, elle la congédiait, en lui disant de bien bon cœur :

— Que le bon Dieu vous bénisse, Marie-Jeanne !

Mais quand c’était un inconnu, un vagabond, cette onctueuse et copieuse formule se changeait en un chiche et sec « Dieu vous bénisse, » — car enfin la charité chrétienne exigeait au moins cela, — et elle lui reclaquait sa porte au nez.

Comme tous les gens du pays, elle avait, en effet, de la religion, une religion faite surtout de discipline et de tenue morale. Elle était de bonnes vie et mœurs et elle craignait Dieu, voilà tout. A cent lieues de tout mysticisme, le réalisme utilitaire du terroir aurait beaucoup contrarié sa dévotion, si elle en avait eu. Elle faisait ses pâques avec toute la paroisse, assistait à la messe, le dimanche, et à tous les offices, même en semaine. En dehors du confessionnal, elle n’entretenait aucunes relations avec le curé. Je n’ai jamais vu, chez elle, une soutane. Mais elle marquait la plus grande déférence aux ecclésiastiques. Sa dévotion domestique se bornait au chapelet et au culte des âmes du Purgatoire. En cela elle était spiritualiste, si l’on réduit le spiritualisme à l’affirmation du monde des esprits. Elle y croyait fermement. Pendant les glaciales nuits d’hiver, lorsque son édredon venait à glisser de dessus son lit, elle y voyait un signe surnaturel : c’était son défunt mari qui réclamait des oraisons expiatoires. Alors, sans s’effrayer, ni même s’émouvoir, — car c’était dans l’ordre, — elle se mettait incontinent en prières, et, jusqu’à la pointe du jour, quand elle ne succombait pas au sommeil, elle récitait des dizaines pour « Not’ Chartron. »

Cette bonne femme d’un prosaïsme si imperturbable avait pourtant un don singulier, qui, à de certains momens, faisait songer (Dieu me pardonne ! ) à quelque chose comme un don littéraire. L’étendue de sa mémoire ne m’a jamais frappé. Mais, parce qu’elle était fortement racée, elle conservait dans sa tête une foule de locutions et d’images purement locales, des mots qui n’étaient que de Spincourt ou de Bouligny, que les nouvelles générations n’employaient plus guère, et que l’on comprenait mal, six lieues plus loin. C’étaient des mots crottés et quelque peu rudes à l’oreille, mais tout pétillans de malice campagnarde et si expressifs, si bien adaptés à nos façons de sentir, que, sans qu’elle y mît du sien, en les répétant simplement avec une pointe de bonhomie gouailleuse, ils brillaient sur ses lèvres, comme un éclair de pittoresque.

Il y aurait eu tout un dictionnaire à en dresser. Mais je ne me souviens que du vocabulaire assez restreint, dont elle usait avec moi, quand j’étais petit. Elle m’aimait, bien qu’elle n’eût guère de tendresse pour les enfans. On connaît déjà un de ses dictons sur eux. Elle en avait un autre, qu’elle me répétait à tout propos :

— Les enfans, ça n’a jamais que des mauvaises « avisions ! »

Cependant, elle supportait les miennes, parce que mes « avisions » étaient généralement paisibles et peu désastreuses. Mais, si elle m’apercevait creusant un trou en terre et y répandant de l’eau avec un arrosoir, elle me rabrouait sévèrement :

— Allons, finis de « cabouiller » comme ça dans l’eau sale I Tu vas mâchurer ton tablier !

Si je m’amusais à pomper de l’eau dans sa cuisine, tout ravi de voir le jet du goulot se briser dru sur l’évier et rejaillir, autour de moi, en mille éclaboussures :

— Veux-tu bien finir de pomper comme ça sur la « pierre d’eau ! » Tu ne vois pas que tu fais partout des « éclaubissons ! »

M’étais-je coupé en maniant un couteau, elle m’embobelinait le doigt blessé dans un linge, fortement ligoté de fil blanc, qu’elle appelait un « pûchot, » et elle me disait de son air le plus raisonnable :

— Ne le défais pas ! Autrement, ton mal va « s’embaufimer ! »

Cela ne m’empêchait point de saisir, avec la main malade, une pelle à feu ou un tisonnier, et, assis sur le rebord du foyer, de retourner et de taluer les cendres de l’âtre, de saccager les braises où bouillait une marmite. Cependant, la mère Charton, avec une patience qu’elle n’avait que pour moi, se bornait à bougonner sous sa moustache :

— Va-t’en jouer dehors, au lieu de « fergougner » sous « not’ posson ! »

Mais je ne m’en allais point, et, pour changer de plaisir, j’attrapais le chat du logis, et, le maintenant de force sur mes genoux, je le caressais à rebrousse-poil. Sur quoi l’animal se mettait à gronder sombrement.

— Voyons ! disait la mère Charton, laisse ce « rau-là » tranquille 1 Tu n’entends pas comme il « dégroûte ! »

De guerre lasse, elle me renvoyait à la maison sans plus de cérémonie.

— Retourne chez vous ! Il est l’heure de « marender !… »

En effet, c’était l’heure du goûter. Comme elle était très sobre et ne prenait rien entre ses repas, elle n’avait rien à m’offrir non plus. D’ailleurs, tous les enfans, selon elle, étant portés sur leur bouche, on ne devait point encourager leur gourmandise. Et, au moindre prétexte, elle reprenait son antienne contre eux. Tous les petits garçons, à l’en croire, étaient des « mandrins. » Cependant pour les amadouer, elle leur promettait un cadeau, un petit couteau, un fouet. Elle leur disait :

— Ecoute, mon fl : si tu ne vas plus hocher les prunes de not’prunier, je te donnerai une belle « courgie ! »

Mais elle ne la donnait jamais.

Toutes les petites filles, pour elle, étaient des « poisons. » Elle prononçait « pouéson » comme au XVIIe siècle. Quand une bambine de quatre ans avait commis quelque méfait, elle déclarait aux voisines :

— Je vous demande un peu ! Un p’tiot « trôpois » comme ça, c’est déjà une « poison ! »

Mais, si elle rencontrait la petite pendue aux jupes maternelles, elle lui disait, pour flatter la mère :

— Et vous donc, ma belle ? Vous qui êtes si gentille !…

Les travaux des champs, les métiers, les menus événemens de la vie rustique lui fournissaient aussi une foule d’expressions d’un bouquet bien local. Au printemps, lorsque, sous un pâle rayon de soleil, les premières pousses des légumes commençaient à percer à travers les couches boueuses de nos jardins, elle se dilatait, à cette vue, en son cœur de propriétaire :

— Ah ! disait-elle, voilà que ça commence à « débourbiller ! »

À l’époque de la Fête-Dieu, on entendait de sa cuisine les coups de marteau du menuisier, qui dressait la carcasse d’un reposoir. Cela prenait une bonne matinée. La mère Charton s’énervait au bruit de tous ces bois que l’on clouait, que l’on entre-choquait. Elle se tenait la tête à deux mains, en gémissant :

— Je deviens « tournasse. » Voilà plus de deux heures qu’ils sont en train de « boquiller ! »

À l’automne, elle « remettait son bois, » selon l’expression consacrée, c’est-à-dire qu’elle en faisait sa provision. Une charrette le lui amenait des forêts voisines, de Mangiennes, ou de Billy. Des hommes farouches le sciaient ou l’entassaient devant sa porte. C’était l’époque où elle ne parlait que de « rondins, » de « soquettes, » d’« ételles, » ou de « charpagnes. » Et, pour inaugurer la saison, elle allumait « une bûlée » sur son foyer. Mais, parmi les choses et les bêtes de la maison, les poules surtout l’inspiraient. Elle avait, pour ces bestioles, des trésors d’expressions originales. Une mère-poule commençait-elle à se déplumer et à perdre sa queue, la vieille se lamentait :

— La voilà toute « déconrée ! » Une si bonne couveuse !…, En revanche, un jeune coq nerveux et pétulant était, pour elle, « un beau petit jau. » La basse-cour s’appelait la « poulerie. » Fermer la poulerie, grosse préoccupation ! Elle ne l’oubliait jamais, et, le soir venu, elle ne se sentait tranquille que lorsque toutes ses poules, comme elle disait, étaient « à joque. » Être à joque ; c’était être sur son perchoir, pour se reposer ou pour dormir. Elle-même, quand elle avait sommeil, déclarait :

— Allons ! il est temps « d’aller à joque ! »

Le verbe « joquer » ou « se joquer » prenait ainsi, dans sa bouche, nombre de sens imprévus. Une margoton du village venait-elle à passer avec une plume présomptueuse, un peu trop haut perchée sur sa coiffure, la mère Charton ricanait :

— Elle a bonne mine, avec sa plume « joquée » sur son chapeau !

Que de mots et d’images je pourrais ajouter à cette liste déjà longue ! Il faudrait les retrouver. Au moindre effort de ma mémoire, je les vois pulluler, comme les champignons sous la mousse humide de nos bois. Mais il y a un dicton familier de la bonne vieille qui m’est toujours resté, parce qu’il exprime à merveille, selon moi, le scepticisme terre à terre de nos paysans, leur méfiance de tout ce qui est nouveau ou inconnu. Chaque fois que je tombais dans la cuisine de la mère Charton, la cervelle toute gonflée par des lectures de contes de fées, et que je me mettais à lui débiter ces histoires comme authentiques, elle branlait la tête, d’un air sage et rassis, et, invariablement, telle une goutte d’eau froide sur l’ébullition de mes enthousiasmes, elle laissait tomber cette petite phrase narquoise :

— C’est moult d’aventure !

Cela voulait dire : « C’est bien extraordinaire ! » Or, ce n’étaient pas seulement les contes de fées qui, pour elle, étaient extraordinaires, mais tout ce qui sortait du cadre habituel de sa vie, tout ce qui heurtait les usages, les idées ou les préjugés des gens de Spincourt. Ah ! certes, elle ne se laissait point éblouir. On perdait son temps à essayer de lui en faire accroire. Toujours sur la défensive, son premier mouvement était de se défier, de repousser, comme parade mensongère et charlatanesque, tout ce qui faisait mine de briller ou de s’élever un peu au-dessus du niveau commun. Avec une excessive sévérité, sans doute, la leçon était excellente : elle m’apprenait à démêler ce qui est sérieux de ce qui ne l’est pas. Depuis, il m’est arrivé bien souvent de me rappeler cette sagesse paysanne, et, devant certaines réputations surfaites, certains courans d’opinion inexplicables, de me répéter, en bon Lorrain, avec la petite pointe de gouaillerie qu’y mettait la mère Charton :

— C’est moult d’aventure !…


Sobre, économe, merveilleusement ordonnée, cette vieille femme était naturellement une rude travailleuse, ou plutôt elle l’avait été. Car l’âge et l’embonpoint gênaient beaucoup son activité ménagère. Néanmoins, à soixante-quinze ans, elle ne mangeait pas, comme elle disait, du « pain de paresse. » Rentière, elle n’avait point de bonne. Non seulement elle faisait sa cuisine, son lit, sa chambre, mais elle vaquait encore au nettoiement et à l’entretien de toute une maison, y compris le jardin et les dépendances.

La « poulerie, » comme on l’a vu, représentait une part importante de ses soucis et de ses occupations. Elle en tirait d’ailleurs son souper de tous les jours, cet œuf « frais pondu, » qu’elle aimait à manger « gras cuit. » Aussi était-elle très attentive au caquetage plein de promesses de la poule qui va pondre :

— Ah ! la voilà qui « câquille ! » disait la mère Charton, avec un bon sourire sous sa moustache.

— Quand la poule cessait de « câquiller, » c’est qu’elle avait la pépie. Alors la bonne femme recourait immédiatement a son infaillible panacée, le saindoux, qui, pour elle, guérissait bêtes et gens :

— Je vas lui mettre, disait-elle, un peu de « sayain ! »

Et elle empiffrait de graisse le bec de la bestiole, qui râlait, et qui se sauvait de son giron, en battant des ailes.

D’autres fois, elle remarquait qu’une poule était mauvaise couveuse. Au lieu de rester sagement à la « poulerie, » à couver ses œufs, ainsi qu’elle le devait, cette « évaltonnée » courait la prétentaine avec les coqs du voisinage :

— C’est une coureuse ! prononçait la vieille d’un ton gros de menaces.

Tout de suite, je devinais ce qui allait arriver. Pour renvoyer à leurs œufs les mauvaises couveuses, elle connaissait, en effet, un remède souverain et vraiment admirable.

Sournoisement, elle guettait la dévergondée, et, tandis que celle-ci, la queue au vent, était occupée à picorer quelque vermisseau, elle la saisissait prestement par derrière, et, sans pitié, malgré les caquets exaspérés de la bestiole, elle lui plumait le ventre jusqu’à mettre la peau complètement à nu. Après quoi, elle attrapait par les deux ailes la coupable, qui redoublait ses cris déchirans, et, trottant au plus vite sous sa jupe ballonnée, elle courait la plonger dans les magnifiques touffes d’orties qui garnissaient le terre-plein de l’église. Cruellement brûlée, la peau du ventre à vif, la poule recroquevillait ses pattes, poussait des gloussemens de plus en plus éperdus. Mais avec le geste large de la repasseuse qui promène son fer sur la planche, la vieille impitoyable repassait la bête dans les orties, l’y balançait, l’y bassinait avec sollicitude. Et, quand elle la jugeait suffisamment échauffée par les « chaudures, » elle la lâchait tout soudain. La poule, d’abord étourdie par cette thérapeutique sévère, reprenait peu à peu ses esprits. Roulant son œil rond, elle lançait vers la mère Charton un regard de protestation indignée, se redressait dans son plumage avec des airs de matrone offensée, et, tout à coup, le ventre en feu, elle se précipitait vers la « poulerie, » pour s’y rafraîchir sur ses œufs délaissés, que, parait-il, elle ne quittait plus.

Avec une déplorable tendance à négliger le côté utilitaire des choses, j’assistais, très amusé, à ce supplice, dont je ne voulais pas savoir le pourquoi. Je m’en étais donné une explication à ma convenance. Je m’étais convaincu que l’hygiène des poules exigeait ce traitement barbare, qu’elles en avaient besoin à date fixe, et que, d’ailleurs, il n’y avait pas d’autre moyen de leur faire pondre leurs œufs. Enfin, selon mes idées d’enfant, les poules voulaient être balancées dans les orties.

C’est un spectacle que la mère Charton me donnait souvent.


D’autres occupations non moins sérieuses remplissaient ses journées. Dans son jardin, elle ramait elle-même ses fèves et ses pois, piochait ses pommes de terre, sarclait et émondait ses plates-bandes. Elle coulait ses lessives, les étendait, les raccommodait. Quoi encore ? Pendant la moisson, elle allait glaner dans ses champs, derrière les charrettes de ses fermiers, afin de rapporter à ses poules le régal des épis nouveaux. Et quand cessaient lus travaux de la campagne, que tout était enseveli sous la neige ou embourbé sous la pluie morne et sans fin, elle passait ses après-midi à tricoter des bas de laine, ou des moufles. La nuit venue, elle n’allumait pas de chandelle, par économie. Elle serrait son tricot dans sa corbeille à ouvrage, où s’arrondissaient deux gros œufs de buis pour les reprises, laissait tomber de dessous son aisselle « l’affiquet, » le petit manche de bois qui soutenait ses aiguilles à tricoter, et, pour ne pas rester à rien faire, — pour s’occuper, — elle récitait son chapelet, jusqu’à l’heure de son souper. Après quoi, elle se mettait au lit.

Ces soirées d’hiver sont parmi les meilleurs souvenirs de mon enfance. Je les partageais quelquefois avec la mère Charton, qui me tolérait à ses côtés, parce que je-n’étais point turbulent, ni saccageur. Encore une fois, je crois aussi qu’elle m’aimait, autant qu’elle pouvait aimer quelqu’un qui n’était point son fils. L’amour maternel étouffait à peu près, en elle, tout autre sentiment. Pour ce fils, qu’elle ne voyait presque jamais, pour cet unique héritier, elle se serait, comme on dit, mise sur la paille.

Pour moi, ce qui m’attirait chez elle, c’était, si je puis dire, la fascination de l’inconnu. J’avais beau savoir par cœur le logis de la vieille, je m’y aventurais toujours comme dans un pays nouveau et plein de mystère, où des surprises m’attendaient. Et puis, il suffisait que je fusse sorti de notre maison pour me trouver parfaitement bien chez les autres. J’ai toujours eu le goût des voyages. Chez la mère Charton, j’étais à l’étranger. Et pourtant, la chambre à coucher, où elle se tenait d’habitude, n’avait rien que de fort ordinaire pour mes yeux. C’était la simplicité quasi rudimentaire, la nudité proprette de tous nos intérieurs paysans : de grandes armoires de chêne, aux gonds et aux serrures en fer forgé, avec leurs rayons bourrés de linge, leurs tiroirs pleins de noisettes ; en face, le lit de noyer ciré, où s’étageaient deux ou trois « plumons ; » sous un cadre accroché à la muraille, une image d’Epinal, très haute en couleur, qui représentait sainte Catherine, patronne de la maîtresse, du logis ; au milieu, un poêle de fonte, rond comme un sac de pommes de terre et recouvert d’une calotte a poignées. Sous la calotte se creusait une sorte de bassin, excellent pour tenir la soupe au chaud ou pour y faire rissoler des rainettes. Derrière le poêle, s’ouvrait la « taque, » espèce de placard adossé à la cheminée de la cuisine, tout contre la plaque du foyer, ce qui entretenait à l’intérieur une chaleur douce fort propice aux métamorphoses du laitage. Mais, dans la taque de la mère Charton, on ne voyait pas, comme ailleurs, d’imposantes rangées de pots de grès, où tremblaient des laits caillés, où s’épaississaient des crèmes onctueuses : elle en avait fait son coffre à bois.

J’arrivais, tout frileux, dans ce lieu de délices, égayé, pour moi, par la bonne chaleur du poêle. La nuit tombait. Je venais de glisser sur l’Othain avec les polissons du village. J’avais les pieds brûlans et les mains gelées. Alors, bien doucement, pour ne pas me faire mettre à la porte, j’allais ramasser un petit banc, une « marchette, » dans l’angle de la fenêtre, et je m’installais tout contre le fourneau, étendant mes doigts gourds devant la fonte rougie. Sous la calotte du poêle, la soupe réchauffée de la vieille sentait bon. Je l’entendais mijoter sourdement sous le couvercle. Et je me recroquevillais pour occuper le moins de place possible ; je ne soufflais mot, je ne bougeais pas… La mère Charton, qui venait de rentrer ses poules, se tenait à sa place accoutumée, sur son fauteuil de paille, devant la croisée. Elle achevait son tricot, s’évertuait jusqu’à la dernière minute de jour. De temps en temps, elle se penchait contre les vitres, pour dévisager lunettes, repoussait son tricot, lorsque, tout à coup, l’angélus tintait au clocher. Elle se signait, expédiait un Ave, et, dans cet envahissement funèbre de l’ombre, ce les rares passans qui rasaient les murs du logis. Dehors, le courrier d’Etain à Longuyon stationnait devant l’auberge du Lion d’Or, tandis que le garçon d’écurie changeait les chevaux. Le conducteur sacrait, l’homme de la poste hissait sous la bâche son sac de dépêches, et, bientôt, l’attelage repartait dans un grand vacarme de ferrailles et de grelots. Avec la neige qui tombait, le silence s’étendait, en couches profondes, sur le logis. On ne voyait presque plus clair. La mère Charton, en bâillant, ôtait ses glissement, cet effacement de toutes les formes, elle songeait sans doute à « not’ Chartron, » qui reposait tout près d’elle, à deux pas, contre le mur de l’église. On ne distinguait plus les tombes du cimetière. Mais elle savait qu’il était là, dans ce « cimetier, »où elle irait le rejoindre. Bien vite, elle tirait son chapelet, et elle se mettait à égrener d’interminables dizaines à l’intention de son mari et de ses autres défunts…

Il faisait tout à fait noir. Le poêle ronflait dans l’obscurité plus dense. Toujours assis sur ma « marchette, » je continuais à ne pas bouger. Grisé par la chaleur, exalté aussi par le calme singulier de cette vieille maison, par une paix, un recueillement que je ne trouvais que là, je m’abandonnais à mes premières rêveries. Devant le trou rouge, qui perçait les ténèbres opaques, j’étais réellement en extase. Je prêtais l’oreille au grondement joyeux du fourneau, dont les flancs me semblaient tressaillir comme ceux d’un être vivant. Par ce trou, d’où s’échappait une sorte de respiration rapide et fervente, je plongeais un regard curieux à l’intérieur du poêle, sur le brasier de pourpre vive, qui flamboyait à mes yeux, dans un halo de monde enchanté. Des écroulemens de splendeurs s’y dessinaient confusément. Des groseilles de rubis s’y écrasaient dans leur jus ruisselant. Des reflets pàlissans se ravivaient soudain, des formes bizarres naissaient, des nains, des Chaperons rouges, des gnomes en vestes écarlates, qui se mouvaient, qui se tordaient, qui gesticulaient étrangement dans les braises incandescentes… Et puis des sifflemens modulés, des crépite-mens, des craquemens, qui semblaient avoir un sens, éclataient comme des signaux, et, à de certains momens, des rumeurs vagues, prolongées, pareilles au bruit d’une foule lointaine. Près de ce beau feu clair, nourri du cœur même de nos chênes, c’était le chant de la terre natale que j’écoutais, sans le savoir. La rumeur bourdonnante de la flamme emportait mon imagination. Dans cette pauvre chambre de Spincourt, à côté de cette vieille qui s’assoupissait en murmurant les prières des morts et qui elle-même allait bientôt mourir, sur cette terre lorraine encore saignante de l’invasion et couverte de ruines, avec toute l’avidité de la jeunesse altérée d’avenir, je prenais mon élan vers la vie.


LOUIS BERTRAND.

  1. Voyez la Revue du 15 août et du 1er septembre 1915.