L’Éternité par les astres/VI

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Germer-Baillière (p. 28-45).

VI

ORIGINE DES MONDES.


Cette théorie a un côté faible pourtant… le même toujours, la question d’origine, esquivée cette fois par une réticence. Malheureusement, omettre n’est pas résoudre. Laplace a tourné avec adresse la difficulté, la léguant à d’autres. Quant à lui, il en avait dégagé son hypothèse, qui a pu faire son chemin débarrassée de cette pierre d’achoppement.

La gravitation n’explique qu’à moitié l’univers. Les corps célestes, dans leurs mouvements, obéissent à deux forces, la force centripète ou pesanteur, qui les fait tomber ou les attire l’un vers l’autre, et la force centrifuge qui les pousse en avant par la ligne droite. De la combinaison de ces deux forces résulte la circulation plus ou moins elliptique de tous les astres. Par la suppression de la force centrifuge, la terre tomberait dans le soleil. Par la suppression de la force centripète, elle s’échapperait de son orbite en suivant la tangente, et fuirait droit devant elle.

La source de la force centripète est connue, c’est l’attraction ou gravitation. L’origine de la force centrifuge reste un mystère. Laplace a laissé de côté cet écueil. Dans sa théorie, le mouvement de translation, autrement dit, la force centrifuge, a pour origine la rotation de la nébuleuse. Cette hypothèse est sans aucun doute la vérité, car il est impossible de rendre un compte plus satisfaisant des phénomènes que présente notre groupe planétaire. Seulement, il est permis de demander à l’illustre géomètre : « D’où venait la rotation de la nébuleuse ? D’où venait la chaleur qui avait volatilisé cette masse gigantesque, condensée plus tard en soleil entouré de planètes ? »

La chaleur ! on dirait qu’il n’y a qu’à se baisser et en prendre dans l’espace. Oui, de la chaleur à 270 degrés au-dessous de zéro. Laplace veut-il parler de celle-là, quand il dit qu’en vertu d’une chaleur excessive, l’atmosphère du soleil s’étendait primitivement au-delà des orbes de toutes les planètes ? Il constate, d’après Herschell, l’existence, en grand nombre, de nébulosités, d’abord diffuses au point d’être à peine visibles, et qui arrivent, par une suite de condensations, à l’état d’étoiles. Or, ces étoiles sont des globes gigantesques en pleine incandescence comme le soleil, ce qui accuse une chaleur déjà fort respectable. Quelle ne devait pas être leur température, lorsque entièrement réduites en vapeurs, ces masses énormes s’étaient dilatées jusqu’à un tel degré de volatilisation qu’elles n’offraient plus à l’œil qu’une nébulosité à peine perceptible !

Ce sont précisément ces nébulosités que Laplace représente comme répandues à profusion dans l’univers, et donnant naissance aux comètes ainsi qu’aux systèmes stellaires. Assertion inadmissible, comme nous l’avons démontré à propos de la substance cométaire, qui ne peut rien avoir de commun avec celle des nébuleuses-étoiles. Si ces substances étaient semblables, les comètes se seraient, partout et toujours, mêlées aux matières stellaires, pour en partager l’existence, et ne feraient pas constamment bande à part, étrangères à tous les autres astres, et par leur inconsistance, et par leurs habitudes vagabondes, et par l’unité absolue de substance qui les caractérise.

Laplace a parfaitement raison de dire : « Ainsi, on descend, par les progrès de la condensation de la matière nébuleuse à la considération du soleil environné autrefois d’une vaste atmosphère, considération à laquelle on remonte, comme nous l’avons vu, par l’examen des phénomènes du système solaire. Une rencontre aussi remarquable donne à l’existence de cet état antérieur du soleil une probabilité fort approchante de la certitude. »

En revanche, rien de plus faux que l’assimilation des comètes, inanités impondérables et glacées, aux nébuleuses stellaires qui représentent les parties massives de la nature, portées par la volatilisation au maximum de température et de lumière. Assurément, les comètes sont une énigme désespérante, car, demeurant inexplicables quand tout le reste s’explique, elles deviennent un obstacle presque insurmontable à la connaissance de l’univers. Mais on ne triomphe pas d’un obstacle par une absurdité. Mieux vaut faire la part du feu en accordant à ces impalpabilités une existence spéciale en dehors de la matière proprement dite, qui peut bien agir sur elles par la gravitation, mais sans s’y mêler ni subir leur influence. Bien que fugaces, instables, toujours sans lendemain, on les connaît pour une substance simple, une, invariable, inaccessible à toute modification, pouvant se séparer, se réunir, former des masses ou se déchirer en lambeaux, jamais changer. Donc, elles n’interviennent pas dans le perpétuel devenir de la nature. Consolons-nous de ce logogriphe par la nullité de son rôle.

La question des origines est beaucoup plus sérieuse. Laplace en a fait bon marché, ou plutôt il n’en tient nul compte, et ne daigne ou n’ose même pas en parler. Herschell, au moyen de son télescope, a constaté dans l’espace de nombreux amas de matière nébuleuse, à différents degrés de diffusion, amas qui, par refroidissements progressifs, aboutissent en étoiles. L’illustre géomètre raconte et explique fort bien les transformations. Mais de l’origine de ces nébulosités, pas un mot. On se demande naturellement : « Ces nébuleuses, qu’un froid relatif amène à l’état de soleils et de planètes, d’où viennent-elles ? »

D’après certaines théories, il existerait dans l’étendue une matière chaotique, laquelle, grâce au concours de la chaleur et de l’attraction, s’agglomérerait pour former les nébuleuses planétaires. Pourquoi et depuis quand cette matière chaotique ? D’où sort cette chaleur extraordinaire qui vient aider à la besogne ? Autant de questions qu’on ne se pose pas, ce qui dispense d’y répondre.

Pas n’est besoin de dire que la matière chaotique, constituant les étoiles modernes, a aussi constitué les anciennes, d’où il suit que l’univers ne remonte pas au-delà des plus vieilles étoiles sur pied. On accorde volontiers des durées immenses à ces astres ; mais de leur commencement, point d’autres nouvelles que l’agglomération de la matière chaotique, et sur leur fin, silence. La plaisanterie commune à ces théories, c’est l’établissement d’une fabrique de chaleur à discrétion dans les espaces imaginaires, pour fournir à la volatilisation indéfinie de toutes les nébuleuses et de toutes les matières chaotiques possibles.

Laplace, si scrupuleux géomètre, est un physicien peu rigoriste. Il vaporise sans façon, en vertu d’une chaleur excessive. Étant donnée une fois la nébuleuse qui se condense, on le suit avec admiration dans son tableau de la naissance successive des planètes et de leurs satellites par les progrès du refroidissement. Mais cette matière nébuleuse sans origine, attirée de partout, on ne sait ni comment ni pourquoi, est aussi un singulier réfrigérant de l’enthousiasme. Il n’est vraiment pas convenable d’asseoir son lecteur sur une hypothèse posée dans le vide, et de le planter là.

La chaleur, la lumière, ne s’accumulent point dans l’espace, elles s’y dissipent. Elles ont une source qui s’épuise. Tous les corps célestes se refroidissent par le rayonnement. Les étoiles, incandescences formidables à leur début, aboutissent à une congélation noire. Nos mers étaient jadis un océan de flammes. Elles ne sont plus que de l’eau. Le soleil éteint, elles seront un bloc de glace. Les cosmogonies qui prétendent le monde d’hier peuvent croire que les astres en sont encore à brûler leur première huile. Après ? Ces millions d’étoiles, illumination de nos nuits, n’ont qu’une existence limitée. Elles ont commencé dans l’incendie, elles finiront dans le froid et les ténèbres.

Suffit-il de dire : Cela durera toujours plus que nous ? Prenons ce qui est. Carpe diem. Qu’importe ce qui a précédé ! Qu’importe ce qui suivra ? avant et après nous le déluge ! » Non, l’énigme de l’univers est en permanence devant chaque pensée. L’esprit humain veut la déchiffrer à tout prix. Laplace était sur la voie, en écrivant ces mots : « Vue du soleil, la lune paraît décrire une suite d’épicycloïdes, dont les centres sont sur la circonférence de l’orbe terrestre. Pareillement, la terre décrit une suite d’épicycloïdes, dont les centres sont sur la courbe que le soleil décrit autour du centre de gravité du groupe d’étoiles dont il fait partie. Enfin, le soleil lui-même décrit une suite d’épicycloïdes dont les centres sont sur la courbe décrite par le centre de gravité de ce groupe autour de celui de l’univers. »

« De l’univers ! » c’est beaucoup dire. Ce prétendu centre de l’univers, avec l’immense cortège qui gravite autour de lui, n’est qu’un point imperceptible dans l’étendue. Laplace était cependant bien sur le chemin de la vérité, et touchait presque la clef de l’énigme. Seulement, ce mot : « De l’univers » prouve qu’il la touchait sans la voir, ou du moins sans la regarder. C’était un ultra-mathématicien. Il avait, jusqu’à la moelle des os, la conviction d’une harmonie et d’une solidité inaltérable de la mécanique céleste. Solide, très-solide, soit. Il faut cependant distinguer entre l’univers et une horloge.

Quand une horloge se dérange, on la règle. Quand elle se détériore, on la raccommode. Quand elle est usée, on la remplace. Mais les corps célestes, qui les répare ou les renouvelle ? Ces globes de flammes, si splendides représentants de la matière, jouissent-ils du privilège de la pérennité ? Non, la matière n’est éternelle que dans ses éléments et son ensemble. Toutes ses formes, humbles ou sublimes, sont transitoires et périssables. Les astres naissent, brillent, s’éteignent, et survivant des milliers de siècles peut-être à leur splendeur évanouie, ne livrent plus aux lois de la gravitation que des tombes flottantes. Combien de milliards de ces cadavres glacés rampent ainsi dans la nuit de l’espace, en attendant l’heure de la destruction, qui sera, du même coup, celle de la résurrection !

Car les trépassés de la matière rentrent tous dans la vie, quelle que soit leur condition. Si la nuit du tombeau est longue pour les astres finis, le moment vient où leur flamme se rallume comme la foudre. À la surface des planètes, sous les rayons solaires, la forme qui meurt se désagrège vite, pour restituer ses éléments à une forme nouvelle. Les métamorphoses se succèdent sans interruption. Mais quand un soleil s’éteint glacé, qui lui rendra la chaleur et la lumière ? Il ne peut renaître que soleil. Il donne la vie en détail à des myriades d’êtres divers. Il ne peut la transmettre à ses fils que par mariage. Quelles peuvent être les noces et les enfantements de ces géants de la lumière ?

Lorsqu’après des millions de siècles, un de ces immenses tourbillons d’étoiles, nées, gravitant, mortes ensemble, achève de parcourir les régions de l’espace ouvertes devant lui, il se heurte sur ses frontières avec d’autres tourbillons éteints, arrivant à sa rencontre. Une mêlée furieuse s’engage durant d’innombrables années, sur un champ de bataille de milliards de milliards de lieues d’étendue. Cette partie de l’univers n’est plus qu’une vaste atmosphère de flammes, sillonnées sans relâche par la foudre des conflagrations qui volatilisent instantanément étoiles et planètes.

Ce pandémonium ne suspend pas un instant son obéissance aux lois de la nature. Les chocs successifs réduisent les masses solides à l’état de vapeurs, ressaisies aussitôt par la gravitation qui les groupe en nébuleuses tournant sur elles-mêmes par l’impulsion du choc, et les lance dans une circulation régulière autour de nouveaux centres. Les observateurs lointains peuvent alors, à travers leurs télescopes, apercevoir le théâtre de ces grandes révolutions, sous l’aspect d’une lueur pâle, mêlée de points plus lumineux. La lueur n’est qu’une tache, mais cette tache est un peuple de globes qui ressuscitent.

Chacun des nouveau-nés vivra d’abord son enfance solitaire, nuée embrasée et tumultueuse. Plus calme avec le temps, le jeune astre détachera peu à peu de son sein une nombreuse famille, bientôt refroidie par l’isolement, et ne vivant plus que de la chaleur paternelle. Il en sera l’unique représentant dans le monde qui ne connaîtra que lui, et n’apercevra jamais ses enfants. Voilà notre système planétaire, et nous habitons l’une des plus jeunes filles, suivie seulement d’une sœur, Vénus, et d’un tout petit frère, Mercure, le dernier éclos du nid.

Est-ce bien exactement ainsi que renaissent les mondes ? Je ne sais. Peut-être les légions mortes qui se heurtent pour ressaisir la vie, sont-elles moins nombreuses, le champ de la résurrection moins vaste. Mais certainement, ce n’est qu’une question de chiffre et d’étendue, non de moyen. Que la rencontre ait lieu, soit entre deux groupes stellaires simplement, soit entre deux systèmes où chaque étoile, avec son cortège, ne joue déjà que le rôle de planète, soit encore entre deux centres où elle n’est plus qu’un modeste satellite, soit enfin entre deux foyers qui représentent un coin de l’univers, c’est ce qu’il n’est permis à personne de décider en connaissance de cause. La seule affirmation légitime, la voici :

La matière ne saurait diminuer, ni s’accroître d’un atome. Les étoiles ne sont que des flambeaux éphémères. Donc, une fois éteints, s’ils ne se rallument, la nuit et la mort, dans un temps donné, se saisissent de l’univers. Or, comment pourraient-ils se rallumer, sinon par le mouvement transformé en chaleur dans des proportions gigantesques, c’est-à-dire par un entre-choc qui les volatilise et les appelle à une nouvelle existence ? Qu’on n’objecte pas que, par sa transformation en chaleur, le mouvement serait anéanti, et dès lors les globes immobilisés. Le mouvement n’est que le résultat de l’attraction, et l’attraction est impérissable, comme propriété permanente de tous les corps. Le mouvement renaît soudain du choc lui-même, dans de nouvelles directions peut-être, mais toujours effet de la même cause, la pesanteur.

Direz-vous que ces bouleversements sont une atteinte aux lois de la gravitation ? Vous n’en savez rien, ni moi non plus. Notre unique ressource est de consulter l’analogie. Elle nous répond : « Depuis des siècles, les météorites tombent par millions sur notre globe, et sans nul doute, sur les planètes de tous les systèmes stellaires. C’est un manquement grave à l’attraction, telle que vous l’entendez. En fait, c’est une forme de l’attraction que vous ne connaissez pas, ou plutôt que vous dédaignez, parce qu’elle s’applique aux astéroïdes, non aux astres. Après avoir gravité des milliers d’années, selon toutes les règles, un beau jour, ils ont pénétré dans l’atmosphère, en violation de la règle, et y ont transformé le mouvement en chaleur, par leur fusion ou leur volatilisation, au frottement de l’air. Ce qui arrive aux petits, peut et doit arriver aux grands. Traduisez la gravitation au tribunal de l’Observatoire, comme prévenue d’avoir, malicieusement et illégitimement précipité ou laissé choir sur la terre, des aérolithes qu’on lui avait confiés pour les maintenir en promenade dans le vide. »

Oui, la gravitation les a laissés, les laisse et les laissera choir, comme elle a cogné, cogne et cognera les unes contre les autres, de vieilles planètes, de vieilles étoiles, de vieilles défuntes enfin, cheminant lugubrement dans un vieux cimetière, et alors les trépassés éclatent comme un bouquet d’artifice, et des flambeaux resplendissent pour illuminer le monde. Si le moyen ne vous convient pas, trouvez-en un meilleur. Mais prenez garde. Les étoiles n’ont qu’un temps et, en y joignant leurs planètes, elles sont toute la matière. Si vous ne les ressuscitez pas, l’univers est fini. Du reste, nous poursuivrons notre démonstration sur tous les modes, majeur et mineur, sans crainte des redites. Le sujet en vaut la peine. Il n’est pas indifférent de savoir ou d’ignorer comment l’univers subsiste.

Ainsi, jusqu’à preuve contraire, les astres s’éteignent de vieillesse, et se rallument par un choc. Tel est le mode de transformation de la matière chez les individualités sidérales. Par quel autre procédé pourraient-elles obéir à la loi commune du changement, et se dérober à l’immobilisation éternelle ? Laplace dit : « Il existe dans l’espace des corps obscurs, aussi considérables, et peut-être aussi nombreux que les étoiles. » Ces corps sont tout simplement les étoiles éteintes. Sont-elles condamnées à la perpétuité cadavérique ? Et toutes les vivantes, sans exception, iront-elles les rejoindre pour toujours ? Comment pourvoir à ces vacances ?

L’origine donnée, très-vaguement du reste, par Laplace aux nébuleuses stellaires, est sans vraisemblance. Ce serait une agrégation de nébulosités, de nuages cosmiques volatilisés, agrégation formée incessamment dans l’espace. Mais comment ? L’espace est partout ce que nous le voyons, froideur et ténèbres. Las systèmes stellaires sont des masses énormes de matière : D’où sortent-ils ? du vide ? Ces improvisations de nébulosités ne sont pas acceptables.

Quant à la matière chaotique, elle n’aurait pas dû reparaître au XIXe siècle. Il n’a jamais existé, il n’existera jamais l’ombre d’un chaos nulle part. L’organisation de l’univers est de toute éternité. Elle n’a jamais varié d’un cheveu, ni fait relâche d’une seconde. Il n’y a point de chaos, même sur ces champs de bataille où des milliards d’étoiles se heurtent et s’embrasent durant une série de siècles, pour refaire des vivants avec les morts. La loi de l’attraction préside à ces refontes foudroyantes, avec autant de rigueur qu’aux plus paisibles évolutions de la lune.

Ces cataclysmes sont rares dans tous les cantons de l’univers, car les naissances ne sauraient excéder les décès dans l’état civil de l’infini, et ses habitants jouissent d’une très belle longévité. L’étendue, libre sur leur route, est plus que suffisante pour leur existence, et l’heure de la mort arrive longtemps avant la fin de la traversée. L’infini n’est pauvre ni de temps ni d’espace. Il en distribue à ses peuples une juste et large proportion. Nous ignorons le temps accordé, mais on peut se former quelque idée de l’espace par la distance des étoiles, nos voisines.

L’intervalle minimum qui nous en sépare est de dix mille milliards de lieues, un abîme. N’est-ce point là une voie magnifique, et assez spacieuse pour y cheminer en toute sécurité ? Notre soleil a ses flancs assurés. Sa sphère d’activité doit toucher sans doute celle des attractions les plus proches. Il n’y a point de champs neutres pour la gravitation. Ici, les données nous manquent. Nous connaissons notre entourage. Il serait intéressant de déterminer ceux de ces foyers lumineux dont les sphères d’attraction sont limitrophes de la nôtre, et de les ranger autour d’elle, comme on enferme un boulet entre d’autres boulets. Notre domaine dans l’univers se trouverait ainsi cadastré. La chose est impossible, sinon elle serait déjà faite. Malheureusement on ne va pas mesurer de parallaxes à bord de Jupiter ou de Saturne.

Notre soleil marche, c’est incontestable d’après son mouvement de rotation. Il circule de conserve avec des milliers, et peut-être des millions d’étoiles qui nous enveloppent et sont de notre armée. Il voyage depuis les siècles, et nous ignorons son itinéraire passé, présent et futur. La période historique de l’humanité date déjà de six mille ans. On observait en Égypte dès ces temps reculés. Sauf un déplacement des constellations zodiacales, dû à la précession des équinoxes, aucun changement n’a été constaté dans l’aspect du ciel. En six mille ans, notre système aurait pu faire du chemin dans une direction quelconque.

Six mille ans, c’est pour un marcheur médiocre comme notre globe, le cinquième de la route jusqu’à Sirius. Pas un indice, rien. Le rapprochement vers la constellation d’Hercule reste une hypothèse. Nous sommes figés sur place, les étoiles aussi. Et cependant, nous sommes en route avec elles vers le même but. Elles sont nos contemporaines, nos compagnes de voyage, et de là vient peut-être leur apparente immobilité : nous avançons ensemble. Le chemin sera long, le temps aussi, jusqu’à l’heure des vieillesses, puis des morts, et enfin des résurrections. Mais ce temps et ce chemin devant l’infini, c’est un tout petit point, et pas un millième de seconde. Entre l’étoile et l’éphémère l’éternité ne distingue pas. Que sont ces milliards de soleils se succédant à travers les siècles et l’espace ? Une pluie d’étincelles. Cette pluie féconde l’univers.

C’est pourquoi le renouvellement des mondes par le choc et la volatilisation des étoiles trépassées, s’accomplit à toute minute dans les champs de l’infini. Innombrables et rares à la fois sont ces conflagrations gigantesques, selon que l’on considère l’univers ou une seule de ses régions. Quel autre moyen pourrait y suppléer pour le maintien de la vie générale ? Les nébuleuses-comètes sont des fantômes, les nébulosités stellaires, colligées on ne sait comment, sont des chimères. Il n’y a rien dans l’étendue que les astres, petits et gros, enfants, adultes ou morts, et toute leur existence est à jour. Enfants, ce sont les nébuleuses volatilisées ; adultes, ce sont les étoiles et leurs planètes ; mortes, ce sont leurs cadavres ténébreux.

La chaleur, la lumière, le mouvement, sont des forces de la matière, et non la matière elle-même. L’attraction qui précipite dans une course incessante tant de milliards de globes, n’y pourrait ajouter un atome. Mais elle est la grande force fécondatrice, la force inépuisable que nulle prodigalité n’entame, puisqu’elle est la propriété commune et permanente des corps. C’est elle qui met en branle toute la mécanique céleste, et lance les mondes dans leurs pérégrinations sans fin. Elle est assez riche pour fournir à la revivification des astres le mouvement que le choc transforme en chaleur.

Ces rencontres de cadavres sidéraux qui se heurtent jusqu’à résurrection, sembleraient volontiers un trouble de l’ordre. – Un trouble ! Mais qu’adviendrait-il si les vieux soleils morts, avec leurs chapelets de planètes défuntes, continuaient indéfiniment leur procession funèbre, allongée chaque nuit par de nouvelles funérailles ? Toutes ces sources de lumière et de vie qui brillent au firmament s’éteindraient l’une après l’autre, comme les lampions d’une illumination. La nuit éternelle se ferait sur l’univers.

Les hautes températures initiales de la matière ne peuvent avoir d’autre source que le mouvement, force permanente, dont proviennent toutes les autres. Cette œuvre sublime, l’épanouissement d’un soleil, n’appartient qu’à la force-reine. Toute autre origine est impossible. Seule, la gravitation renouvelle les mondes, comme elle les dirige et les maintient, par le mouvement. C’est presque une vérité d’instinct, aussi bien que de raisonnement et d’expérience.

L’expérience, nous l’avons chaque jour sous les yeux, c’est à nous de regarder et de conclure. Qu’est-ce qu’un aérolithe qui s’enflamme et se volatilise en sillonnant l’air, si ce n’est l’image en petit de la création d’un soleil par le mouvement transformé en chaleur ? N’est-ce point aussi un désordre, ce corpuscule détourné de sa course pour envahir l’atmosphère ? Qu’avait-il à y faire de normal ? Et parmi ces nuées d’astéroïdes, fuyant avec une vitesse planétaire sur la voie de leur orbite, pourquoi l’écart d’un seul plutôt que de tous ? Où est en tout cela la bonne gouverne ?

Pas un point où n’éclate incessamment le trouble de cette harmonie prétendue, qui serait le marasme et bientôt la décomposition. Les lois de la pesanteur ont, par millions, de ces corollaires inattendus, d’où jaillissent, ici une étoile filante, là une étoile-soleil. Pourquoi les mettre au ban de l’harmonie générale ? Ces accidents déplaisent, et nous en sommes nés ! Ils sont les antagonistes de la mort, les sources toujours ouvertes de la vie universelle. C’est par un échec permanent à son bon ordre, que la gravitation reconstruit et repeuple les globes. Le bon ordre qu’on vante les laisserait disparaître dans le néant.

L’univers est éternel, les astres sont périssables, et comme ils forment toute la matière, chacun d’eux a passé par des milliards d’existences. La gravitation, par ses chocs résurrecteurs, les divise, les mêle, les pétrit incessamment, si bien qu’il n’en est pas un seul qui ne soit un composé de la poussière de tous les autres. Chaque pouce du terrain que nous foulons a fait partie de l’univers entier. Mais ce n’est qu’un témoin muet, qui ne raconte pas ce qu’il a vu dans l’Éternité.

L’analyse spectrale, en révélant la présence de plusieurs corps simples dans les étoiles, n’a dit qu’une partie de la vérité. Elle dit le reste peu à peu, avec les progrès de l’expérimentation. Deux remarques importantes. Les densités de nos planètes diffèrent. Mais celle du soleil en est le résumé proportionnel très-précis, et par là il demeure le représentant fidèle de la nébuleuse primitive. Même phénomène sans doute dans toutes les étoiles. Quand les astres sont volatilisés par une rencontre sidérale, toutes les substances se confondent en une masse gazeuse qui jaillit du choc. Puis elles se classent lentement, d’après les lois de la pesanteur, par le travail d’organisation de la nébuleuse.

Dans chaque système stellaire, les densités doivent donc s’échelonner selon le même ordre, de sorte que les planètes se ressemblent, non point si elles appartiennent au même soleil, mais si leur rang correspond chez tous les groupes. En effet, elles possèdent alors des conditions identiques de chaleur, de lumière et de densité. Quant aux étoiles, leur constitution est assurément pareille, car elles reproduisent les mélanges issus, des milliards de fois, du choc et de la volatilisation. Les planètes, au contraire, représentent le triage accompli par la différence et le classement des densités. Certes, le mélange des éléments stello-planétaires, préparé par l’infini, est autrement complet et intime que celui de drogues qui seraient soumises, cent ans, au pilon continu de trois générations de pharmaciens.

Mais j’entends des voix s’écrier : « Où prend-on le droit de supposer dans les cieux cette tourmente perpétuelle qui dévore les astres, sous prétexte de refonte, et qui inflige un si étrange démenti à la régularité de la gravitation ? Où sont les preuves de ces chocs, de ces conflagrations résurrectionnistes ? Les hommes ont toujours admiré la majesté imposante des mouvements célestes, et l’on voudrait remplacer un si bel ordre par le désordre en permanence ! Qui a jamais aperçu nulle part le moindre symptôme d’un pareil tohu-bohu ?

» Les astronomes sont unanimes à proclamer l’invariabilité des phénomènes de l’attraction. De l’aveu de tous, elle est un gage absolu de stabilité, de sécurité, et voici surgir des théories qui prétendent l’ériger en instrument de cataclysmes. L’expérience des siècles et le témoignage universel repoussent avec énergie de telles hallucinations. »

» Les changements observés jusqu’ici dans les étoiles ne sont que des irrégularités presque toutes périodiques, dès lors exclusives de l’idée de catastrophe. L’étoile de la constellation de Cassiopée en 1572, celle de Kepler en 1604, n’ont brillé que d’un éclat temporaire, circonstance inconciliable avec l’hypothèse d’une volatilisation. L’univers paraît fort tranquille et suit son chemin à petit bruit. Depuis cinq à six mille ans, l’humanité a le spectacle du ciel. Il n’y a constaté aucun trouble sérieux. Les comètes n’ont jamais fait que peur sans mal. Six mille ans, c’est quelque chose ! c’est quelque chose aussi que le champ du télescope. Ni le temps, ni l’étendue n’ont rien montré. Ces bouleversements gigantesques sont des rêves. »

On n’a rien vu, c’est vrai, mais parce qu’on ne peut rien voir. Bien que fréquentes dans l’étendue, ces scènes-là n’ont de public nulle part. Les observations faites sur les astres lumineux ne concernent que les étoiles de notre province céleste, contemporaines et compagnes du soleil, associées par conséquent à sa destinée. On ne peut conclure du calme de nos parages à la monotone tranquillité de l’univers. Les conflagrations rénovatrices n’ont jamais de témoins. Si on les aperçoit, c’est au bout d’une lunette qui les montre sous l’aspect d’une lueur presque imperceptible. Le télescope en révèle ainsi des milliers. Lorsqu’à son tour notre province redeviendra le théâtre de ces drames, les populations auront déménagé depuis longtemps.

Les incidents de Cassiopée en 1572, de l’étoile de Kepler en 1604, ne sont que des phénomènes secondaires. On est libre de les attribuer à une éruption d’hydrogène, ou à la chute d’une comète, qui sera tombée sur l’étoile comme un verre d’huile ou d’alcool dans un brasier, en y provoquant une explosion de flammes éphémères. Dans ce dernier cas, les comètes seraient un gaz combustible. Qui le sait et qu’importe ? Newton croyait qu’elles alimentent le soleil. Veut-on généraliser l’hypothèse, et considérer ces perruques vagabondes comme la nourriture réglementaire des étoiles ? Maigre ordinaire ! bien incapable d’allumer ni de rallumer ces flambeaux du monde.

Reste donc toujours le problème de la naissance et de la mort des astres lumineux. Qui a pu les enflammer ? et quand ils cessent de briller, qui les remplace ? il ne peut se créer un atome de matière, et si les étoiles trépassées ne se rallument pas, l’univers s’éteint. Je défie qu’on sorte de ce dilemme : « Ou la résurrection des étoiles, ou la mort universelle… » C’est la troisième fois que je le répète. Or, le monde sidéral est vivant, bien vivant, et comme chaque étoile n’a dans la vie générale que la durée d’un éclair, tous les astres ont déjà fini et recommencé des milliards de fois. J’ai dit comment. Eh bien, on trouve extraordinaire l’idée de collisions entre des globes parcourant l’espace avec la violence de la foudre. Il n’y a d’extraordinaire que cet étonnement. Car enfin, ces globes se courent dessus et n’évitent le choc que par des biais. On ne peut pas toujours biaiser. Qui se cherche se trouve.

De tout ce qui précède, on est en droit de conclure à l’unité de composition de l’univers, ce qui ne veut pas dire « à l’unité de substance ». Les 64…, disons les cent corps simples, qui forment notre terre, constituent également tous les globes sans distinction, moins les comètes qui demeurent un mythe indéchiffrable et indifférent, et qui d’ailleurs ne sont pas des globes. La nature a donc peu de variété dans ses matériaux. Il est vrai qu’elle sait en tirer parti, et quand on la voit, de deux corps simples, l’hydrogène et l’oxygène, faire tour à tour le feu, l’eau, la vapeur, la glace, on demeure quelque peu abasourdi. La chimie en sait long sur cet article, bien qu’elle soit loin de tout savoir. Malgré tant de puissance néanmoins, cent éléments sont une marge bien étroite, quand le chantier est l’infini. Venons au fait.

Tous les corps célestes, sans exception, ont une même origine, l’embrasement par entre-choc. Chaque étoile est un système solaire, issu d’une nébuleuse volatilisée dans la rencontre. Elle est le centre d’un groupe de planètes déjà formées, ou en voie de formation. Le rôle de l’étoile est simple : foyer de lumière et de chaleur qui s’allume, brille et s’éteint. Consolidées par le refroidissement, les planètes possèdent seules le privilège de la vie organique qui puise sa source dans la chaleur et la lumière du foyer, et s’éteint avec lui. La composition et le mécanisme de tous les astres sont identiques. Seuls, le volume, la forme et la densité varient. L’univers entier est installé, marche et vit sur ce plan. Rien de plus uniforme.