L’Étoile de Prosper Claes/04

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La Renaissance du livre (p. 40-51).


CHAPITRE IV



Mme  De Bouck était une grande femme très sèche, qui dirigeait les affaires et le ménage avec une égale autorité.

Fille unique d’honnêtes marchands de charbons dont le commerce avait périclité, elle s’était vue contrainte à la mort de ses parents, et malgré ses diplômes de normalienne, de se placer comme demoiselle de magasin à la « Bobine d’Or », la grande bonneterie de la rue de Flandre où De Bouck, ci-devant placier en articles de lingerie, l’avait un jour remarquée et bientôt conquise par ses manières déférentes et sa bonhomie.

Intelligente, pleine d’initiative, c’est elle qui, au lendemain des noces, avait engagé son mari à déposer sa marmotte pour reprendre un commerce de charbons avec les quelques milliers de francs qu’elle apportait en dot.

Très soumis déjà, confiant du reste dans les facultés de sa femme, le placier avait tout de suite quitté sa profession pour s’installer au Marché aux Porcs, dans un vieil immeuble d’assez pauvre apparence, mais dont le vaste et profond vestibule offrait l’avantage de pouvoir servir de magasin de charbon. Quelques brouettes suffirent d’abord à transporter la marchandise chez les premiers clients ; elles furent vite remplacées par une voiture à bras sous laquelle un molosse, bien râblé et pourvu d’un gosier éclatant, tirait de toutes ses forces. Puis, le commerce prospérant, une petite charrette s’imposa à quoi l’on attela un âne vigoureux en attendant l’acquisition d’un tombereau et d’un cheval, ce qui ne tarda guère. Une fois l’affaire bien en train, Mme  De Bouck, nature plus positive que sentimentale, consentit enfin à réaliser les vœux du nouveau charbonnier en lui donnant à deux ans de distance un garçon et une fille, qui grandirent entourés de tout le confort bourgeois.

Devenue ambitieuse, Mme  De Bouck rêvait pour son fils d’une profession qui le sortirait de sa modeste classe sociale et lui permettrait un jour de faire un beau parti. Mais, si le jeune Victor se montrait intelligent et doué des meilleures dispositions pour l’étude, il s’en fallait que sa mère fût pleinement satisfaite de son caractère bonasse quoique doucement obstiné.

Un jour qu’elle lui avait enjoint d’espionner une servante dont la probité lui était suspecte, le garçon s’y était absolument refusé, préférant être puni plutôt que de faire le mouchard. Il avait déjà un sens très net de certaines vilenies, ce que sa mère ne voulait pas comprendre et traitait de naïveté. Elle le raillait volontiers depuis cette désobéissance, le prévenant que s’il continuait à se comporter de la sorte dans la vie, il serait toujours dupe, car on devait être pratique avant d’être délicat ou généreux. Trop de discrétion ou de scrupules ne menait à rien Mais le jeune homme ne profitait pas de ces beaux discours, qui l’eussent promptement détaché de sa mère s’il ne s’était souvenu des grandes qualités qu’elle dissimulait sous sa rudesse.

Son père le comprenait bien mieux ; sans jamais lui donner ouvertement raison par crainte de déplaire à sa femme, il ne le blâmait pas non plus et savait l’encourager par sa grande tendresse. Cet homme effacé, passif, était la bonté même ; son rôle secondaire dans le ménage, les besognes matérielles qu’il accomplissait ponctuellement chaque jour sans récriminer, les observations revêches qu’il recevait si souvent de sa femme avec philosophie, tout cela attendrissait son fils qui l’eût voulu sans doute plus énergique, mais ne l’en aimait que davantage pour sa faiblesse.

Il était aussi le préféré de sa fille Charlotte pour laquelle, au rebours de sa mère, il avait toutes les indulgences, ce qui du reste ne lui était pas imputé à grief, Mme  De Bouck n’ayant pas pour cette « boulotte » réjouie les grandes visées qu’elle entretenait à l’égard de son fils. Aussi, lorsque Ernest Spreutels, le fils unique du boisselier s’était enfin déclaré, la charbonnière, vu la bonne mine et les ressources du jeune homme, qui jouissait d’une portion de l’héritage de sa défunte mère, n’avait fait aucun froncement de sourcils et, avec une aménité à laquelle personne ne se fût attendu de sa part, s’était montrée favorable en principe à l’union des jeunes gens. Il est vrai que pour ne pas démentir la sévérité de son caractère, elle avait imposé aux amoureux de longues fiançailles, que la mort héroïque du jeune homme avait rompues aux premiers jours de la guerre.

Charlotte n’était pas ce qu’on a coutume d’appeler une belle personne ; mais elle avait une figure aimable, des joues fraîches et colorées comme un brugnon. Quant à son cœur, il ressemblait à celui de son père. Sept mois s’étaient déjà écoulés depuis le funeste événement et la pauvre enfant demeurait inconsolable en dépit de sa grande jeunesse. Elle sentait profondément tout ce qu’elle avait perdu. Son père, affligé comme elle, respectait sa douleur taciturne et n’essayait de l’adoucir que par une tendresse plus attentive. Mais la mère trouvait sa fille un peu ridicule de s’entêter ainsi en de stériles regrets.

— Dans ce malheur, disait-elle brutalement, félicite-toi de n’avoir pas été mariée. J’étais, ma foi, bien avisée en prolongeant vos fiançailles, sinon tu serais veuve aujourd’hui et d’un établissement difficile à cause des conséquences…

« À cause des conséquences »… Les vilains mots dans cette bouche maternelle et qui augmentaient la douleur de la pauvre enfant.

Les conséquences ! Oh ! quelle les eût acceptées avec joie ! Comme elle aurait été heureuse et fière dans sa détresse de sentir tressaillir en elle l’enfant de son amour, le fils d’un brave !…

L’absence de son frère ajoutait encore à sa peine, de même qu’elle remplissait le charbonnier d’une continuelle anxiété.

Le soldat avait beau les rassurer dans ses lettres, prétendre qu’il n’était pas militant comme son ami Glaes, mais seulement brancardier et jouissant comme tel de beaucoup d’immunités, il ne tranquillisait peut-être que sa mère. De fait, celle-ci, assez émue tout d’abord, avait peu à peu retrouvé son sang-froid de femme d’affaires et ne s’exagérait plus les dangers que pouvait courir son fils, dont la santé et la bonne humeur ne semblaient du reste aucunement altérées après une si longue campagne.

Au surplus, elle le voyait déjà investi de fonctions sédentaires dans quelque hôpital éloigné des lignes. Sans doute, Victor lui manquait-il aux heures d’intimité ; mais elle se résignait, patriote d’autant plus intransigeante avec ceux qui déploraient la continuation de la guerre que le sort de l’interne lui inspirait moins d’alarme et que, d’autre part, le commerce de charbon n’avait jamais été plus florissant.

En femme de tête, elle avait prévu la crise des transports, l’accaparement des « fosses » par l’occupant, même la rigueur des futurs hivers et, avant qu’il fût trop tard, s’était abondamment approvisionnée, au point que la cour et le jardinet de la maison disparaissaient aujourd’hui sous des amoncellements de gaillettes, de têtes de moineaux et de tout-venant. Bien que les prix eussent déjà subi une forte hausse, elle attendait mieux encore, ne se faisant aucun scrupule de réduire les commandes des particuliers sous prétexte de servir tout le monde. Ainsi se ménageait-elle des réserves, escomptant la disette qui, tôt ou tard, donnerait à ses stocks une grosse plus-value.

Le père De Bouck, aux vues courtes, n’était pas sans inquiétude au sujet de cet énorme dépôt de combustible qui avait exigé un fort décaissement et pouvait, sinon leur rester pour compte, s’écouler avec lenteur et manger de gros intérêts. Au surplus, son âme honnête répugnait à l’accaparement, surtout en ces temps de détresse, et il se sentait mal à l’aise, au Château d’Or ou chez le coiffeur, quand ses amis l’accusaient, doucement encore et plaisamment, de s’enrichir aux dépens du pauvre peuple. Il craignait de perdre l’estime du quartier et d’exciter un jour la réprobation générale. Mais sa femme à laquelle, timidement, il rapportait parfois les lazzis tendancieux des joueurs de whist, haussait les épaules avec dédain :

— Oui, je vois, c’est Vergust qui donne le ton. Eh bien, je l’engage à se tenir tranquille celui-là… En voilà un qui ne se gêne guère pour hausser ses prix d’une façon exorbitante. Quel exploiteur ! A-t-il seulement maigri d’une livre ? Regardez-le : il n’a jamais été si reluisant ni si gras. D’ailleurs, la viande, les légumes, le beurre, les épiceries, tout enfin ne devient-il pas chaque jour plus cher ? Jusqu’au pâtissier Lavaert qui a doublé le prix de ses tartes et en les réduisant d’un tiers encore ! Et nous serions les seuls à vendre aux anciens prix ? En vérité, vous n’y pensez pas ! Ce serait d’une bêtise. Voyons, il faut vivre. Qu’on vienne donc nous reprocher quelque chose et je répondrai d’une bonne langue !…

En effet, elle l’avait assez bien pendue et son mari le savait peut-être mieux que personne. Quoi qu’il en soit, le brave homme attendait impatiemment le retour de la bonne saison, laquelle, en réduisant les besoins du chauffage, supprimeraient ces files de commères qui jacassaient devant la maison avec d’autant plus de véhémence qu’elles ne pouvaient gesticuler que de bouche, leurs mains étant embarrassées de sacs, de seaux et de récipients de toutes sortes.

Il se disait encore que l’hiver prochain serait peut-être tardif, peu rigoureux et que la guerre aurait pris fin à la grande confusion des accapareurs. Car il lui était égal de subir un gros dommage, voire de tout perdre, pourvu que son fils rentrât sain et sauf à la maison. À cet égard, le tranquille optimisme de sa femme ne le persuadait qu’à demi : le caractère généreux de Victor ne pouvait-il pas l’entraîner au-delà de son strict devoir, lui faire refuser des tâches trop simples ?

Si les lettres du jeune homme, pleines de confiance et de bonne humeur, parvenaient un moment à calmer ses craintes, il n’en était pas de même de celles de Claes et du fils de Théodore qui ne se faisaient pas faute de vanter la conduite de leur ami, autant que ce dernier aimait du reste à exalter le mérite de la leur.

C’est ainsi que le brave homme perdait de jour en jour un peu plus de sa douce placidité ; il était inquiet, songeur, pressant le pas dans la rue sans nul motif de hâte ; bien souvent, il ne se rappelait plus pourquoi il était sorti, chez quel client il avait affaire. Même au Château d’Or, où il continuait à se rendre le samedi soir pour la partie de cartes de fondation, son esprit était ailleurs ; on craignait de l’avoir comme partenaire et, de fait, il n’en était pas de plus distrait. Ses bévues provoquaient d’interminables discussions que le pâtissier Lavaert, qui avait pris la place du pauvre Spreutels, exacerbait encore de sa voix de masque, aiguë comme un fifre. On se fût privé de son concours depuis longtemps n’était qu’il fournissait encore du charbon à ses copains à des prix assez modérés…



Cependant la nouvelle de la mort de Prosper Claes venait d’éclater, provoquant dans le quartier une explosion de sympathie et de regrets.

On plaignait ce jeune homme de n’avoir pu remplir tout son mérite. L’énergique figure du soldat se réveillait dans les mémoires, entourée d’une auréole de gratitude et d’admiration. Et c’était un attendrissement général à l’égard des vieux Claes que cette perte soudaine jetait dans une affliction inexprimable.

C’est Adélaïde qui, au lendemain de son retour de Jodoigne, s’était chargée d’apprendre à ses maîtres la fatale nouvelle. Dieu sait pourtant si la brave fille était frappée, elle aussi, au plus profond de son cœur. Mais elle avait de quoi surmonter son immense chagrin, car elle était rentrée à Bruxelles avec, dans les bras, un petit garçon dont elle avait inopinément et heureusement accouché là-bas chez les logeurs de sa cousine. Cette naissance, qui devançait le terme prévu, semblait comme une grâce de la Fatalité repentante et désireuse d’adoucir l’injuste douleur dont elle accablait la pauvre maison.

Quant au charbonnier, la mort de l’ami intime de son fils le consternait absolument, car il s’était toujours figuré que Prosper Claes, qui avait tant d’empire sur ses compagnons, était comme une sorte de bouclier, de rempart inébranlable derrière lequel Victor ne courait sans doute aucun danger sérieux.

Cette fois, Mme  De Bouck elle-même, délaissant ses comptes et ses livres, se sentait fort émue à son tour. Prosper lui avait toujours été sympathique à cause de l’aimable déférence qu’il lui témoignait en toute rencontre et du plaisir qu’elle prenait à montrer ses connaissances de normalienne avec un garçon aussi cultivé. Au surplus, la belle situation commerciale du jeune quincaillier n’était pas sans lui imposer beaucoup. En vérité, pensait-elle, son fils avait été plus avisé qu’il ne l’était d’habitude en conquérant l’amitié de ce condisciple distingué, d’un jugement déjà si mûr et dont l’influence sur un caractère, affecté d’une certaine mollesse, comme celui de Victor, avait été des plus heureuses. De même que son mari, elle comptait que dans l’ombre du quincaillier l’interne ne courait à la guerre que les moindres risques et sa quiétude maternelle, un instant troublée lors des adieux, lui était bientôt revenue avec les bonnes nouvelles du soldat et les profits grandissants de la vente du charbon.

Aujourd’hui, la situation de Victor, séparé à jamais de son alter-ego, ne lui apparaissait plus aussi exempte de danger : elle persistait à le croire assez peu dégourdi dès qu’il était abandonné à lui-même. Dans une lettre désespérée, l’interne avait rapporté le terrible événement : sa douleur y éclatait en mots simples et d’autant plus émouvants ; il était inconsolable, se désespérait à la pensée que le corps de son ami gisait dans un immense bourbier dont il serait sans doute impossible de le dégager pour lui rendre les derniers devoirs. « Comme je regrette, écrivait-il, de n’avoir pas obtenu la faveur de l’accompagner ne fût-ce qu’à l’arrière-garde dans le cadre des ambulanciers… Je l’aurais retrouvé, moi ! Oh ! sûrement je l’aurais retrouvé. Mais peut-être est-il temps encore… »

Il ne s’expliquait pas davantage et la lettre s’arrêtait là brusquement, oubliant les mots habituels d’affection et de réconfort, les protestations de bonne santé…

Et les parents demeuraient sous l’impression de cette réticence, s’interrogeaient avec anxiété : le dévouement de Victor à son camarade ne pouvait-il pas le rendre téméraire au point de lui faire exposer sa vie en des recherches périlleuses autant qu’inutiles ?

Un fait venait encore de les impressionner fâcheusement. Contre son habitude, Théodore ne leur avait point communiqué la lettre de son fils ; il s’était borné à dire que James confirmait en tous points le récit de l’interne, omettant de mentionner le départ de celui-ci pour le champ de bataille. Cette attitude semblait étrange aux charbonniers : en vérité c’était la première fois que le coiffeur, toujours si heureux et si fier de leur faire lire les pages de son fils, montrait tant de réserve. Nul doute pourtant que, selon sa coutume, James ne parlât longuement de son frère d’armes surtout en la circonstance et lorsque Victor devait être plongé dans le plus profond abattement…

Il fallait insister pour voir la lettre : devant un refus embarrassé ou formel, on saurait au moins à quoi s’en tenir.

Le charbonnier répondait qu’il y avait bien songé, la veille, en se faisant raser chez Théodore ; mais, au milieu des commentaires que la mort de Prosper avait provoqués dans le salon, un soldat allemand était entré dont la présence avait instantanément fermé la bouche de tout le monde.

Passe encore si ç’avait été le premier soldat venu… On en aurait été quitte pour parler plus bas. Mais c’était Mosheim ! Alors il fallait prendre garde…

— Vous auriez dû retourner ce matin chez le coiffeur avec la lettre de Victor, laquelle vous lui auriez remise en échange de celle de son fils. De la sorte, il était impossible à Théodore de se dérober…

— Ah ! c’est bien ce que j’avais l’intention de faire. Mais nous sommes samedi aujourd’hui et Théodore sera si occupé… N’importe, j’irai lui parler ce soir vers neuf heures, à la fermeture.

La charbonnière réfléchit un instant : la diplomatie de son mari lui inspirait d’ordinaire peu de confiance ; il était trop timide pour pousser son interrogatoire à fond et obtenir communication de la lettre. Bien sûr qu’il se contenterait encore une fois de réponses évasives.

— Non, dit-elle tout à coup d’un ton décidé. Allez faire comme d’habitude votre partie de cartes puisque c’est le jour… J’irai, moi, chez De Leuw. Je verrai sa fille. Ce sera mieux. Entre femmes, il est souvent bien plus facile de se comprendre…