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L’Étoile du sud/VI

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Hetzel (p. 52-66).

V I


MŒURS DU CAMP.

Ce sujet de conversation, on en conviendra, ne devait rien avoir d’agréable pour le jeune ingénieur. Il ne pouvait guère goûter de pareils renseignements sur l’honorabilité de homme qu’il persistait à considérer comme son futur beau-père. Aussi s’était-il bientôt habitué à regarder l’opinion de Jacobus Vandergaart sur l’affaire du Kopje comme une idée fixe de plaideur, dont il fallait beaucoup rabattre.

John Watkins, à qui il avait un jour touché deux mots de cette affaire, après avoir éclaté de rire pour toute réponse, s’était tapé le front de son doigt indicateur, en secouant la tête, comme pour dire que la raison du vieux Vandergaart déménageait de plus en plus !

N’était-il pas possible, en effet, que le vieillard, sous l’impression de la découverte de la mine diamantifère, se fût mis dans le cerveau, sans motifs suffisants, qu’elle était sa propriété ? Après tout, les tribunaux lui avaient absolument donné tort, et il paraissait bien peu vraisemblable que les juges n’eussent pas adopté la théorie la mieux justifiée. Voilà ce que se disait le jeune ingénieur pour s’excuser vis-à-vis de lui-même d’entretenir des relations avec John Watkins, après avoir appris ce que Jacobus Vandergaart pensait de lui.

Un autre voisin du camp, chez lequel Cyprien aimait aussi à entrer, à l’occasion, parce qu’il y retrouvait la vie du Boër dans toute sa couleur originale, était un fermier, nommé Mathys Pretorius, bien connu de tous les mineurs du Griqualand.

Quoique à peine âgé d’une quarantaine d’années, Mathys Pretorius, lui aussi, avait longtemps erré dans le vaste bassin du fleuve Orange, avant de venir s’établir dans ce pays. Mais cette existence nomade n’avait pas eu pour effet, comme pour le vieux Jacobus Vandergaart, de l’amaigrir et de l’irriter. Elle l’avait ahuri plutôt et engraissé à un tel point qu’il avait peine à marcher. On pouvait le comparer à un éléphant.

Presque toujours assis dans un immense fauteuil de bois, bâti spécialement pour donner place à ses formes majestueuses, Mathys Pretorius ne sortait qu’en voiture, dans une sorte de char-à-bancs d’osier, attelé d’une gigantesque autruche. L’aisance, avec laquelle l’échassier traînait après lui cette énorme masse, était faite assurément pour donner une haute idée de sa force musculaire.

Mathys Pretorius venait habituellement au camp pour conclure avec les cantiniers quelque marché de légumes. Il y était très populaire, quoique, à la vérité, d’une popularité peu enviable, car elle était basée sur son extrême pusillanimité. Aussi, les mineurs prenaient-ils plaisir à lui faire des peurs affreuses, en lui disant mille folies.

Tantôt on lui annonçait une invasion imminente de Bassoutos ou de Zoulous ! D’autres fois, en sa présence, on feignait de lire dans un journal, un projet de loi, portant peine de mort dans l’étendue des possessions britanniques, contre tout individu convaincu de peser plus de trois cents livres ! Ou bien, on annonçait qu’un chien enragé venait d’être signalé sur la route de Driesfontein, et le pauvre Mathys Pretorius, qui était obligé de la prendre pour rentrer chez lui, trouvait mille prétextes afin de rester au camp.

Mais ces craintes chimériques n’étaient rien auprès de la terreur sincère qu’il avait de voir découvrir une mine de diamants sur son domaine. Il se faisait d’avance une peinture horrible de ce qui arriverait alors, si des hommes avides, envahissant son potager, bouleversant ses plates-bandes, venaient, par surcroît, l’exproprier ! Car, comment douter que le sort de Jacobus Vandergaart ne fût alors le sien ! Les Anglais sauraient bien trouver des raisons pour démontrer que sa terre était à eux.

Ces sombres pensées, quand elles s’emparaient de son cerveau, lui mettaient la mort dans l’âme. Si, par malheur, il apercevait un « prospecteur[1] » errant autour de son logis, il en perdait le boire et le manger !… Et pourtant, il engraissait toujours !

Un de ses persécuteurs les plus acharnés était maintenant Annibal Pantalacci. Ce méchant Napolitain — qui, par parenthèse, semblait prospérer à souhait, car il employait trois Cafres sur son claim et arborait un énorme diamant au devant de sa chemise — avait découvert la faiblesse du malheureux Boër. Aussi se donnait-il, au moins une fois par semaine, le plaisir médiocrement drôle d’aller exécuter des sondages ou bêcher la terre aux environs de la ferme Pretorius.

Ce domaine s’étendait sur la rive gauche du Vaal, à deux milles environ au dessus du camp, et il comprenait des terrains alluviaux qui pouvaient, effectivement, fort bien être diamantifères, quoique rien jusqu’à ce jour ne fût venu l’indiquer.

Annibal Pantalacci, pour mener à bien cette sotte comédie, avait soin de se placer très en vue, devant les fenêtres mêmes de Mathys Pretorius, et, la plupart du temps, il emmenait avec lui quelques compères pour leur donner l’agrément de cette mystification.

On pouvait voir alors le pauvre homme, à demi caché derrière son rideau de cotonnade, suivre avec anxiété tous leurs mouvements, épier leurs gestes, prêt à courir à l’étable et à atteler son autruche pour s’enfuir, s’il se croyait menacé d’une invasion sur son domaine.

Aussi, pourquoi avait-il eu le malheur de confier à un de ses amis qu’il tenait nuit et jour son oiseau de trait tout harnaché, et le caisson de son char-à-bancs garni de provisions, pour être en mesure de décamper au premier symptôme décisif ?

« Je m’en irai chez les Bushmen, au nord du Limpopo ! disait-il. Il y a dix ans, je faisais avec eux le commerce de l’ivoire, et mieux vaudrait cent fois, je vous l’assure, se trouver au milieu des sauvages, des lions et des chacals, que de rester parmi ces Anglais insatiables ! »

Or, le confident de l’infortuné fermier n’avait rien eu de plus pressé, — selon l’invariable coutume des confidents, — que de mettre ces projets dans le domaine public ! Inutile de dire si Annibal Pantalacci en faisait son profit pour le plus grand amusement des mineurs du Kopje.

Une autre victime habituelle des mauvaises plaisanteries de ce Napolitain était, comme par le passé, le Chinois Lî.

Lui aussi, il s’était établi au Vandergaart-Kopje, où il avait tout simplement ouvert une blanchisserie, et l’on sait si les enfants du Céleste Empire s’entendent à ce métier de blanchisseurs !

En effet, cette fameuse boîte rouge, qui avait tant intrigué Cyprien, pendant les premiers jours de son voyage du Cap au Griqualand, ne renfermait rien que des brosses, de la soude, des pains de savon et du bleu-azur. En somme, il n’en fallait pas plus à un Chinois intelligent pour faire fortune en ce pays !

En vérité, Cyprien ne pouvait s’empêcher de rire, lorsqu’il rencontrait Lî, toujours silencieux et réservé, chargé de son grand panier de linge qu’il rapportait à ses pratiques.

Mais ce qui l’exaspérait, c’est qu’Annibal Pantalacci était véritablement féroce avec le pauvre diable. Il lui jetait des bouteilles d’encre dans son baquet à lessive, tendait des cordes en travers de sa porte pour le faire tomber, le clouait sur son banc en lui plantant un couteau dans le pan de sa blouse. Surtout, il ne manquait pas, lorsque l’occasion s’en présentait, de lui allonger un coup de pied dans les jambes en l’appelant « chien de païen ! » et, s’il lui avait octroyé sa clientèle, c’était tout exprès pour se livrer hebdomadairement à cet exercice. Jamais il ne trouvait son linge assez bien blanchi, quoique Lî le lavât et le repassât à merveille. Pour le moindre faux pli, il entrait dans des colères épouvantables et il rossait le malheureux Chinois comme si celui-ci eût été son esclave.

Tels étaient les grossiers plaisirs du camp ; mais, parfois, ils tournaient au tragique. S’il arrivait, par exemple, qu’un nègre, employé dans la mine, fût accusé du vol d’un diamant, tout le monde se faisait devoir d’escorter le coupable devant le magistrat, en le bourrant préalablement de solides coups de poing. De telle sorte que, si, d’aventure, le juge acquittait le prévenu, les coups de poing ne lui en restaient pas moins pour compte ! Il faut dire, d’ailleurs, qu’en pareil cas, les acquittements étaient rares. Le juge avait plus tôt fait de prononcer une condamnation que d’avaler un quartier d’orange au sel, — un des plats favoris du pays. La sentence portait d’ordinaire une condamnation à quinze jours de travaux forcés et à vingt coups de cat of nine tails, ou « chat à
Jacobus Vandergaart. (Page 51.)

neuf queues, » sorte de martinet à nœuds, dont on se sert encore en Grande-Bretagne et dans les possessions anglaises pour fouetter les prisonniers.

Mais il y avait un crime que les mineurs pardonnaient encore moins volontiers que celui du vol, c’était le crime de recel.

Ward, le Yankee, arrivé en Griqualand en même temps que le jeune ingénieur, en fit un jour la cruelle expérience pour s’être laissé vendre des diamants par un Cafre. Or, un Cafre ne peut pas posséder légalement des diamants, la loi lui interdisant la faculté d’en acheter au claim ou de les travailler à son compte.

Lî chargé de son panier de linge. (Page 55.)

Le fait ne fut pas plus tôt connu, — c’était le soir, à l’heure où tout le camp était en rumeur, après le dîner, — qu’une foule furieuse se porta vers la cantine du coupable, la saccagea de fond en comble, puis l’incendia, et aurait très vraisemblablement pendu le Yankee à la potence que des hommes de bonne volonté dressaient déjà, si fort heureusement pour lui, une douzaine de policemen à cheval n’étaient arrivés assez à temps pour le sauver en l’emmenant en prison.

Au surplus, les scènes de violence étaient fréquentes au milieu de cette population mêlée, fougueuse, à demi sauvage. Là, toutes les races se heurtaient dans une cohue disparate ! Là, la soif de l’or, l’ivrognerie, l’influence d’un climat torride, les désappointements et les déboires, concouraient à enflammer les cerveaux et à troubler les consciences ! Peut-être, si tous ces hommes avaient été heureux dans leurs fouilles, peut-être auraient-ils gardé plus de calme et de patience ! Mais, pour l’un d’eux, auquel arrivait de loin en loin cette chance de trouver une pierre de grande valeur, il y en avait des centaines qui végétaient péniblement, gagnant à peine de quoi suffire à leurs besoins, si même ils ne tombaient pas dans la plus sombre misère ! La mine était comme un tapis vert, sur lequel on risquait non seulement son capital, mais son temps, sa peine, sa santé. Et bien restreint était le nombre des joueurs heureux dont le hasard guidait le pic dans l’exploitation des claims du Vandergaart-Kopje !

C’est ce que Cyprien commençait à voir de jour en jour plus clairement, et il se demandait s’il devait continuer ou non un métier si peu rémunérateur, lorsqu’il fut amené à modifier son genre de travail.

Un matin, il se trouva face à face avec une bande d’une douzaine de Cafres, qui arrivaient au camp pour chercher à s’y occuper.

Ces pauvres gens venaient des lointaines montagnes qui séparent la Cafrerie proprement dite du pays des Bassoutos. Ils avaient fait plus de cent cinquante lieues à pied, le long du fleuve Orange, marchant en file indienne, vivant de ce qu’ils pouvaient trouver sur leur route, c’est-à-dire de racines, de baies, de sauterelles. Ils étaient dans un effrayant état de maigreur, pareils à des squelettes plutôt qu’à des êtres vivants. Avec leurs jambes émaciées, leurs longs torses nus, à la peau parcheminée qui semblait recouvrir une carcasse vide, leurs côtes saillantes, leurs joues caves, ils avaient l’air plus disposés à dévorer un beefsteak de chair humaine qu’à abattre de bonnes journées d’ouvrage. Aussi, personne ne paraissait-il enclin à les embaucher, et ils restaient accroupis au bord du chemin, indécis, mornes, abrutis par la misère.

Cyprien se sentit profondément ému à leur aspect. Il leur fit signe d’attendre, revint jusqu’à l’hôtel où il prenait ses repas, et commanda un énorme chaudron de farine de maïs, délayée dans l’eau bouillante, qu’il fit porter aux pauvres diables, avec quelques boîtes de viande conservée et deux bouteilles de rhum.

Puis, il se donna le plaisir de les voir se livrer à ce festin sans précédent pour eux.

Vraiment, on eût dit des naufragés, recueillis sur un radeau, après quinze jours de jeûne et d’angoisses ! Ils mangèrent tant, qu’en moins d’un quart d’heure, ils auraient pu éclater comme des obus. Il fallut, dans l’intérêt de leur santé, mettre un terme à ces agapes, sous peine de voir un étouffement général anéantir tous les convives !

Seul, un de ces nègres, à la physionomie intelligente et fine, — le plus jeune de tous, autant qu’on en pouvait juger, — avait apporté quelque retenue dans la satisfaction de sa fringale. Et, ce qui est plus rare, il songea à remercier son bienfaiteur, à quoi les autres ne pensaient guère. Il se rapprocha de Cyprien, lui prit la main d’un mouvement naïf et gracieux, puis la passa sur sa tête crépue.

« Comment t’appelles-tu ? » lui demanda à tout hasard le jeune ingénieur, touché de cette marque de gratitude.

Le Cafre, qui, par hasard, comprenait quelques mots d’anglais, répondit à l’instant :

« Matakit. »

Son regard pur et confiant plut à Cyprien. Aussi, l’idée lui vint-elle d’engager ce grand garçon bien découplé pour travailler sur son claim, et l’idée ne pouvait qu’être bonne.

« Après tout, se dit-il, c’est ce que tout le monde fait dans le district ! Mieux vaut pour ce pauvre Cafre de m’avoir pour patron que de tomber sur un Pantalacci quelconque ! »

Puis, reprenant :

« Eh bien, Matakit, tu viens chercher du travail, n’est-ce pas ? » lui demanda-t-il.

Le Cafre fit un signe affirmatif.

« Veux-tu travailler chez moi ? Je te nourrirai, je te fournirai les outils, et je te donnerai vingt shillings par mois ! »

C’était le tarif, et Cyprien savait qu’il n’aurait pu proposer davantage, sans soulever contre lui toutes les colères du camp. Mais il se réservait déjà de compenser cette maigre rémunération par des dons de vêtements, d’ustensiles de ménage et de tout ce qu’il savait être précieux dans la pensée des Cafres.

Pour toute réponse, Matakit, souriant, montra ses deux rangées de dents blanches et plaça derechef sur sa tête la main de son protecteur. Le contrat était signé.

Cyprien emmena immédiatement chez lui son nouveau serviteur. Il prit dans sa valise un pantalon de toile, une chemise de flanelle, un vieux chapeau, et il les donna à Matakit, qui ne pouvait en croire ses yeux. Se voir, dès son arrivée au camp, vêtu d’un costume aussi splendide, dépassait de beaucoup les rêves les plus hardis du pauvre diable. Il ne savait comment exprimer sa reconnaissance et sa joie. Il gambadait, riait, pleurait à la fois.

« Matakit, tu me parais un bon garçon ! disait Cyprien. Je vois bien que tu comprends quelque peu l’anglais !… Ne sais-tu donc pas en parler un seul mot ? »

Le Cafre fit un signe négatif.

« Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, je t’engage à apprendre le français ! » reprit Cyprien.

Et, sans plus tarder, il donna à son élève une première leçon, lui indiquant le nom des objets usuels et le lui faisant répéter.

Or, non seulement Matakit se trouvait être un brave garçon, mais c’était aussi un esprit intelligent, doué d’une mémoire vraiment exceptionnelle. En moins de deux heures, il avait appris plus de cent mots et il les prononçait assez correctement.

Le jeune ingénieur, émerveillé d’une pareille facilité, se promit de la mettre à profit.

Il fallut sept à huit jours de repos et de nourriture substantielle au jeune Cafre pour se refaire des fatigues de son voyage et pouvoir être en état de travailler. Or, ces huit jours furent si bien employés par son professeur et par lui, qu’à la fin de la semaine, Matakit était déjà en état d’énoncer ses idées en français, — d’une manière incorrecte à la vérité, mais en somme parfaitement intelligible. Aussi, Cyprien en profita-t-il pour se faire raconter toute son histoire. Elle était fort simple.

Matakit ne savait même pas le nom de son pays, qui était dans les montagnes du côté où le soleil se lève. Tout ce qu’il pouvait dire, c’est qu’on y était fort misérable. Alors, il avait voulu faire fortune, à l’exemple de quelques guerriers de sa tribu qui s’étaient expatriés et comme eux, il était venu aux Champs des Diamants.

Qu’espérait-il y gagner ? Tout bonnement une capote rouge et dix fois dix pièces d’argent.

En effet, les Cafres dédaignent les pièces d’or. Cela vient d’un préjugé indéracinable, que leur ont donné les premiers Européens qui ont fait le commerce avec eux.

Et que ferait-il de ces pièces d’argent, l’ambitieux Matakit ?

Eh bien, il se procurerait une capote rouge, un fusil et de la poudre, puis rentrerait à son kraal. Là, il achèterait une femme, qui travaillerait pour son compte, soignerait sa vache et cultiverait son champ de maïs. Dans ces conditions, il serait un homme considérable, un grand chef. Tout le monde envierait son fusil et sa haute fortune, et il mourrait chargé d’ans et de considération. Ce n’était pas plus compliqué.

Cyprien resta tout songeur en écoutant ce programme si simple. Fallait-il donc le modifier, élargir l’horizon de ce pauvre sauvage, montrer pour but à son activité des conquêtes plus importantes qu’une capote rouge et un fusil à pierre ? Ou ne valait-il pas mieux lui laisser son ignorance naïve, afin qu’il s’en allât achever en paix, dans son kraal, la vie qu’il enviait ? Question grave, que le jeune ingénieur n’osait résoudre, mais que Matakit se chargea bientôt de trancher.

En effet, à peine en possession des premiers éléments de la langue française, le jeune Cafre montra une avidité extraordinaire pour apprendre. Il questionnait sans cesse, il voulait tout savoir, le nom de chaque objet, son usage, son origine. Puis, ce furent la lecture, l’écriture, le calcul, qui le passionnèrent. En vérité, il était insatiable !

Cyprien en eut bientôt pris son parti. Devant une vocation aussi évidente, il n’y avait pas à hésiter. Il se décida donc à donner tous les soirs une leçon d’une heure à Matakit, qui, en dehors des travaux de la mine, consacra à son instruction tout le temps dont il pouvait disposer.

Miss Watkins, touchée elle aussi de cette ardeur peu commune, entreprit de faire répéter ses leçons au jeune Cafre. Il se les récitait, d’ailleurs, à lui-même tout le long du jour, soit pendant qu’il donnait de grands coups de pioche au fond du claim, soit quand il hissait les seaux de terre ou triait les cailloux. Sa vaillance à l’ouvrage était si communicative, qu’elle gagnait tout le personnel, comme une contagion, et le travail de la mine semblait se faire avec plus de soin.

D’ailleurs, sur la recommandation de Matakit lui-même, Cyprien avait pris à gages un autre Cafre de sa tribu, nommé Bardik, dont le zèle et l’intelligence méritaient également d’être appréciés.

C’est alors que le jeune ingénieur eut une chance qui ne lui était pas encore arrivée : il trouva une pierre de près de sept carats, qu’il vendit immédiatement cinq mille francs, toute fruste, au courtier Nathan.

C’était, vraiment, une fort belle affaire. Un mineur, qui n’eût cherché dans le produit de son travail qu’une rémunération normale, aurait dû se montrer à bon droit satisfait. Oui ! sans doute, mais Cyprien ne l’était pas.

« Quand il m’arriverait tous les deux ou trois mois une chance pareille, se disait-il, en serais-je beaucoup plus avancé ? Ce n’est pas un diamant de sept carats qu’il me faut, c’est mille ou quinze cents pierres pareilles… sinon miss Watkins m’échappera pour échoir à ce James Hilton ou à quelque rival qui ne vaudra pas mieux ! »

Or, Cyprien se livrait un jour à ces tristes réflexions, en retournant au Kopje, après son lunch, par une accablante journée de chaleur et de poussière, — cette poussière rouge, aveuglante, qui flotte presque constamment dans l’atmosphère des mines de diamants, — lorsque, soudain, il recula d’horreur, en arrivant au détour d’une case isolée. Un lamentable spectacle s’offrait à ses yeux.

Un homme était pendu au timon d’une charrette à bœufs, dressée debout contre le mur de la case, l’arrière à terre et la flèche en l’air. Immobile, les pieds allongés, les mains inertes, ce corps tombait comme un fil à plomb, en faisant un angle de vingt degrés avec le timon, dans une nappe de lumière éblouissante.

C’était sinistre.

Cyprien, d’abord stupéfait, se sentit saisi d’un violent sentiment de pitié, lorsqu’il reconnut le Chinois Lî, suspendu par le cou, au moyen de sa longue natte de cheveux, entre ciel et terre.

Le jeune ingénieur n’hésita pas sur ce qu’il avait tout d’abord à faire. Grimper au bout de ce timon, saisir le corps du patient sous les bras, le hisser afin d’arrêter les effets de la strangulation, puis trancher la natte avec son couteau de poche, — ce fut pour lui l’affaire d’une demi-minute. Cela fait, il se laissa glisser avec précaution, et déposa son fardeau à l’ombre de la case.

Il était temps. Lî n’était pas froid encore. Son cœur battait faiblement, mais il battait. Bientôt il eut rouvert les yeux, et, chose singulière, il parut reprendre connaissance en même temps qu’il revoyait le jour.

Sur la physionomie impassible du pauvre diable, même au sortir de cette terrible épreuve, il n’y avait ni terreur ni étonnement appréciable. On aurait dit qu’il venait tout simplement de se réveiller d’un sommeil léger.

Cyprien lui fit avaler quelques gouttes d’eau, coupée de vinaigre, qu’il avait dans sa gourde.

« Pouvez-vous parler maintenant ? » demanda-t-il machinalement, oubliant que Lî ne devait pas le comprendre.

L’autre, cependant, fit un signe affirmatif.

« Qui vous a pendu ainsi ?

— Moi, répondit le Chinois, sans avoir l’air de se douter qu’il eût fait là rien d’extraordinaire ou de répréhensible.

— Vous ?… C’est un suicide que vous avez tenté là, malheureux !… Et pourquoi ?

— Lî avait trop chaud !… Lî s’ennuyait !… » répondit le Chinois.

Et il referma aussitôt les yeux, comme pour échapper à de nouvelles questions.

Cyprien s’aperçut, à ce moment, de cette circonstance étrange que l’entretien s’était poursuivi en français.

« Vous parlez aussi l’anglais ? reprit-il.

— Oui, » répondit Lî, en soulevant ses cils.

On eût dit deux boutonnières obliques, ouvertes aux côtés de son petit nez camus.

Cyprien crut retrouver dans ce regard un peu de cette ironie qu’il y avait parfois surprise pendant le voyage du Cap à Kimberley.

« Vos raisons sont absurdes ! lui dit-il sévèrement. On ne se suicide pas parce qu’il fait trop chaud !… Parlez-moi sérieusement !… Il y a encore là-dessous, je gage, quelque mauvais tour de ce Pantalacci ? »

Le Chinois baissa la tête.

« Il voulait me couper ma natte, dit-il, en baissant la voix, et je suis sûr qu’il y aurait réussi, avant un ou deux jours ! »

Au même instant, Lî aperçut la fameuse natte dans la main de Cyprien et constata que le malheur qu’il redoutait par-dessus toutes choses, était consommé.

« Oh ! monsieur… Quoi !… Vous… vous m’avez coupé !… s’écria-t-il d’un ton déchirant.

— Il le fallait bien pour vous décrocher, mon ami ! répondit Cyprien. Mais, que diable ! vous n’en vaudrez pas un sou de moins dans ce pays-ci !… Rassurez-vous !… »

Le Chinois paraissait si désolé de cette amputation, que Cyprien, craignant de le voir chercher un nouveau procédé de suicide, se décida à retourner à sa case en l’emmenant avec lui.

Ces pauvres gens venaient de lointaines montagnes. (Page 58.)

Lî le suivit docilement, s’attabla près de son sauveur, se laissa sermonner, promit de ne pas renouveler sa tentative, et, sous l’influence d’une tasse de thé brûlant, il donna même quelques renseignements vagues sur sa biographie.

Lî, né à Canton, avait été élevé pour le commerce dans une maison anglaise. Puis, il était passé à Ceylan, de là en Australie et finalement en Afrique. Nulle part la fortune ne lui avait souri. Le blanchissage n’allait pas mieux au district minier que vingt autres métiers dont il avait essayé. Mais sa bête noire était Annibal Pantalacci. Cet être-là le rendait misérable, et, sans lui,
Cyprien reconnut le Chinois. (Page 62.)

peut-être se fût-il accommodé de cette précaire existence du Griqualand ! En somme, c’était pour échapper à ses persécutions qu’il avait voulu en finir avec la vie.

Cyprien réconforta le pauvre garçon, lui promit de le protéger contre le Napolitain, lui donna à blanchir tout le linge qu’il put trouver, et le renvoya, non seulement consolé, mais guéri sans retour de sa superstition à l’endroit de son appendice capillaire.

Et sait-on comment s’y était pris le jeune ingénieur ? Il avait tout simplement, mais gravement, déclaré à Lî que la corde de pendu portait bonheur, et que son guignon allait sûrement prendre fin, maintenant qu’il avait sa natte dans sa poche.

« En tout cas, Pantalacci ne pourrait plus la lui couper ! »

Ce raisonnement, éminemment chinois, acheva la cure.


  1. On appelle ainsi les gens qui vont à la recherche d’un gisement de minerai ou de pierres précieuses, soit en s’en remettant au hasard du soin de le leur faire rencontrer, soit en procédant à des sondages systématiques.