L’Étourdi, 1784/Première partie/5

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, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 25-30).

LETTRE V.

Le Chevalier devient jaloux de ſon frere, il veut lui faire mettre l’épée à la main ; il eſt obligé de s’éloigner de ſa Comteſſe.


AImé, careſſé de ma charmante maîtreſſe, je vivais ſans trouble & ſans inquiétude ; mon ame était tranquille : elle n’était agitée que par les douces émotions du plaiſir ; mais que cette tranquillité fut promptement éclipſée ?

Depuis que j’étais à l’école du Génie, je demeurais chez mon frere qui habitait *** & tout entier à Madame de Larba, & à mes plaiſirs, je n’allais plus aux leçons de Mathématiques, ou ſi j’y paraiſſais, c’était pour diſſiper mes camarades. Mon frere en fut inſtruit par mon maître, & me remontra avec douceur tout ce que la plus vive amitié & le plus tendre intérêt peuvent inſpirer. Loin de me corriger, j’affectai plus de légèreté dans ma conduite, la plus grande indifférence pour lui, & évitai les occaſions de le rencontrer. Ce manque d’honnêteté & d’égards ne fit qu’affliger ſon cœur ſans en altérer la tendreſſe. Il veillait toujours ſur moi, & tâchait de me ramener à une conduite plus réguliere par les conſeils & les avis qu’ils me faiſait donner par ſes amis & les miens. Tout cela ne me faiſait que la plus légere ſenſation, & je me débarraſſais de tous ces ſermoneurs, en promettant ce que j’étais bien certain de ne pas tenir. À la fin, mon frere voyant que tout était infructueuſement employé, prit le parti d’en inſtruire mon pere.

Monſieur de Falton m’écrivit en pere qui chérit les enfans, & qui a à ſe plaindre de leur conduite. Sa lettre me toucha d’abord juſques aux larmes, mais elle augmenta l’indifférence que j’avais pour mon frere ; elle m’aigrit ſur ſon compte, je lui fus mauvais gré de m’attirer des reproches que je méritais à ſi juſte titre.

Mon frere voyant ſes eſpérances ſe perdre derechef dans la nuit des ſonges, écrivit de nouveau à mon pere, & l’engagea de me rappeller de ... cela étant le ſeul moyen de mettre un obstacle à la perte de mon temps & de mes mœurs. Mon pere ſuivit ce conſeil ; il m’ordonna de revenir auprès de lui.

L’on s’aveugle aiſément, & ſurtout à l’âge où j’étais. Les lueurs de la raiſon ne rempliſſent que les intervalles des paſſions, & elles diſparaiſſent quand ces mêmes paſſions reprennent leur empire. Auſſi pris-je le change ſur l’ordre de mon pere. Au lieu de convenir de mes torts, je préſumai que mon frere avait payé le tribut que tous ceux qui voyaient Madame de Larba devaient à ſes charmes. Il l’adore, me diſais-je, je ſuis le plus grand obſtacle à ſa félicité ; voilà pourquoi il a ſollicité mon pere de me rappeller de ; ... ſa jalouſie & ſa paſſion ſe ſervent du faux prétexte de mon inconduite.

Cette idée ridicule, mais trop vraisemblable pour une jeune tête comme la mienne, peu accoutumée de réfléchir, me montrant toute l’horreur d’une trahiſon, & tout le ſupplice d’être éloigné du précieux objet de mes affections, me fit réſoudre à faire déſiſter mon frere des deſirs que je lui ſuppoſais, ou de lui arracher la vie.

J’entrai bruſquement chez lui ; puis ſemblable à un forcené, je frappais du pied, je me promenais en fulminant ; enſuite réduit à un état de démence, je m’aſſeiais. Perplexe entre la vertu & le crime, mon ame éprouvait des aſſauts violens. Je marchais de nouveau, je rentrais, je ſortais, & toujours abymé dans ma douleur, & ſuſpendu entre la jalouſie & la tendreſſe.

Mon frere, ennuyé de ce jeu, prit enfin ſur lui-même de me demander ce que j’avais, ce que je voulais. Sans trop lui dire le motif de la fureur dont j’étais tranſporté, je mis l’épée à la main, & lui criai en garde sa prudence ne lui permit pas de s’y mettre. L’amour jaloux & dans le délire s’offenſe de tout. Son refus redoubla ma colere, & me rendit ſi animé que j’eus effrayé tout autre qu’un frere ; le blaſphême était dans ma bouche, j’écumais de rage ; & l’écume, ſemblable à celle d’un ours en furie, rejailliſſait juſques ſur ſes habits. Mon prudent frere, perſuadé que c’eſt irriter la colere que de vouloir en modérer les feux dans les momens où elle eſt la plus violente, y oppoſa le ſilence le plus profond, & ne le rompit, lorſqu’il s’apperçut que mes tranſports étaient un peu calmés, que pour me dire avec ce flegme qui lui eſt ordinaire, & qui n’en eſt pas moins rare. Vous êtes un étourdi ; réfléchiſſez ſur vos écarts & vos folies… Il ſortit.

Tu frémis Deſpras ; tu m’appelles monſtre, aſſaſſin, fratricide. Je mérite tous ces noms & tes reproches ne peuvent égaler mon repentir.

Après cette belle incartade, je reconnus mon injuſtice ; j’eus honte de mes emportemens ; je rougis de mes faibleſſes & de mes ſoupçons ; mais je ne m’en trouvais pas moins paſſionné pour Madame de Larba. Je fus chez elle reſter toute la journée qu’elle employa à ramener mon eſprit égaré, & à me déterminer de réparer l’étourderie que je venais de faire.

Partez, me dit-elle, partez, trop tendre, mais trop malheureux ami, puiſque votre tranquillité & votre devoir exigent le ſacrifice de notre ſéparation, rappellez-vous… Des ſanglots lui couperent la parole. Je lui répondis en mêlant mes larmes aux ſiennes, & en la preſſant contre mon ſein ; elle me rendit quelques-unes de mes careſſes ; puis, comme par réflexion, elle ſe debarraſſa d’entre mes bras, & s’enfuit, en gémiſſant, s’enfermer dans ſon boudoir.

Cet effort de vertu de ſa part fit éprouver à mon ame une ſecouſſe qui écarta le voile du preſtige, pour me laiſſer voir mes devoirs. Je partis ſur le champ pour aller joindre mon pere.