L’Étourdi, 1784/Première partie/6

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, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 30-35).

LETTRE VI.

Peu intéreſſant, mais qui n’eſt pas inutile.


MOn pere ſavoit déjà, par un courier que mon frere lui avait dépêché, la belle équipée que je venais de faire. Je ne le ſoupçonnais pas d’en être inſtruit. Je me préſente pour l’embraſſer ; il me répond en reculant que j’en ſuis indigne. Je me jette à ſes pieds, je ſerre ſes genoux, je ſaiſis ſa main, la couvre de larmes ; ma voix éteinte, étouffée, ne prononce pas un ſeul mot. Qu’eus-je pu dire qui eût valu ce ſilence ? J’ai la douleur de ſentir que mon pere retire ſa main ; mais je crois apperçevoir que cet effort eſt contraint, qu’il s’exerce avec embarras & douceur. Je leve les yeux en tremblant ; Dieu ! quel objet me frappe ? Je vois des yeux attendris ; je crois voir des pleurs, je crois voir pleurer mon pere ; ces larmes tombent à l’inſtant ſur mon cœur, je ne puis en ſupporter l’amertume. Un repentir accablant ſe joint dans mon ame à l’agitation de tous les ſentimens qui la déchirent ; l’ébranlement de la nature eſt trop puiſſant. Pénétré de douleur, de repentir, de reſpect, je jette un cri, je ſuccombe, & demeure évanoui. Si mon pere eût daigné reſter auprès de moi ;… mais il paſſe dans un autre appartement. Je me ranime, cherche des yeux, & vois que l’inſtant eſt perdu… Je vais chez ma mere pour la mettre dans mes intérêts ; je me précipite à ſon cou, & de toute la force qui me reſte encore, je la conjure de m’accorder ſa protection : elle me repouſſe, & m’appelle, en s’enfuyant, le meurtrier de ſon fils aîné.

Cette réception cruelle & imprévue me déchire l’ame, & m’entraîne dans mon appartement, où je me livre aux plus affreuſes réflexions. Il n’y a que les cœurs ſenſibles qui puiſſent ſe peindre toute l’amertume de celles que je fis dans les premiers momens de ma douleur.

Quoi ! m’écriai-je ? Mon ſort eſt de me voir outragé par les perſonnes qui me ſont les plus cheres ; & la nature qui parle à mon cœur avec tant de force, eſt muette pour elle. J’ai perdu l’amitié de mon pere, & celle de ma famille ; un intervalle immenſe me ſépare du tendre objet de mes adorations… La vie m’eſt à charge, & la nature a imprimé en moi une horreur pour la deſtruction de mon être.

Ces idées accablantes ne me donnant aucune lueur d’eſpérance, me forcerent de prendre un parti auſſi violent que la haine de mes parens. Je me barricadai dans ma chambre, ne voulus recevoir perſonne, refuſai de manger, & menaçai de tuer quiconque ſerait aſſez audacieux pour oſer tenter de forcer mes barrieres.

Voilà la trempe des caracteres ſenſibles, dès qu’on les porte à l’extrémité, & qu’on enleve à leur ame les alimens dont ils ont beſoin, leur attendriſſement ſe change, en déſeſpoir.

Mon pere, après m’avoir infructueuſement envoyé tous les gens de la maiſon pour m’engager à ouvrir ma porte, détermina ma mere à venir elle-même me voir.

„ Il n’eſt plus temps, Madame, lui répondis-je à travers la ſerrure, M. de Falton a été inflexible, je le ſuis à mon tour, & juſques à ce qu’il m’aſſure lui-même qu’il me pardonne, ainſi que vous me l’annoncez, de ſa part, vous me permettrez de ne pas ouvrir. “

Sur le compte que ma mere rendit de ſon meſſage, mon pere décida de faire enfoncer ma porte ; il envoya à cet effet deux domeſtiques munis de haches.

Au premier coup qu’ils donnerent, je les menaçai de tirer deſſus s’ils continuaient. La peur les eſprit les conduiſit à leur maître qui les raſſura en leur diſant que j’étais ſans arme à feu. Encouragés par ce qu’ils viennent d’apprendre, ils remettent la main à l’œuvre, & allaient enfin faire brêche. Je les ſommai une ſeconde fois de ſe retirer ; comme ils furent ſourds à ma voix, je pris l’un des piſtolets de poche que j’avais ſur moi, & qu’apparemment mon pere ne me ſoupçonnait pas, je fis feu ſur les ouvriers ; il était chargé de trois balles. Heureuſement une ſeule attrapa le plus hardi au bras, & ne lui fit qu’une légere bleſſure. Il fut ſe plaindre à M. de Falton qui écouta alors la voix de la nature & de la prudence ; il vint à ma porte me dire avec aménité, ouvre c’eſt moi, c’eſt ton pere ; refuſera-tu de le voir ? Non, m’écriai-je, en me proſternant devant lui les yeux en pleurs, & les mains jointes. Il me releva avec bonté, & ſes bras, dans leſquels il me reçut, me prouverent que je n’étais qu’étourdi ſans être malheureux.