L’Étourdi, 1784/Seconde partie/11

La bibliothèque libre.
, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 51-56).

LETTRE XI.

Suite de l’hiſtoire de Cécile.


LOrſque je fus privée du plaiſir de vous voir, continua Madame de Preſſy, ce fut alors que mon état me devint inſupportable, & que je maudis ma mere, ſon autorité & ma faibleſſe. Je ne pouvais penſer ſans frémir que j’étais deſtinée à paſſer ma vie dans les fers. Je courais dans les bras de ſœur Urſule y verſer ma douleur, & tacher de trouver par le charme de la confiance, un adouciſſement à ſes amertumes. La douleur de ſœur Urſule n’était pas moindre, elle l’aggravait encore par les noires réflexions dont elle ſe nourriſſait. Cette aimable nonne, en tachant de me conſoler par l’eſpoir de quelque événement heureux qui pourait mettre des obſtacles aux vœux que j’allais bientôt faire contre mon gré, ſe pénétrait davantage du poiſon mortel qui la dévorait, en ſe rappelant qu’elle avait prononcé ce ſerment terrible que rien ne peut révoquer.

Éloignée de l’objet de ſes affections, rongée par la paſſion qu’elle avait conçue pour votre camarade, ayant entrevu les plaiſirs qu’on goute dans le monde, ſœur Urſule ne put ſe ſoumettre à ſa deſtinée. Elle appelait la mort à grands, cris, & malgré qu’elle avançât à grands pas, elle était encore trop lente au gré de ſes deſirs. Enfin que vous dirais-je ? Je veux finir un tableau que je ne me rappelle qu’avec horreur. Sœur Urſule expira dans mes bras, en élevant les ſiens vers le ciel. Mes cris, mes gémiſſemens, apprirent bien vite à tout le couvent que je n’avais plus d’amie. Je me livrai au déſeſpoir, & certainement, ſi j’euſſe reſtée au couvent, je n’aurais pas ſurvécu à ſœur Urſule.

Le jour approchait où j’allais conſommer le ſacrifice, où des chaînes éternelles allaient m’attacher à ma priſon, quand on vint me dire qu’on m’attendait au parloir. Quelle fut ma ſurpriſe d’y trouver mon pere.

Ma chere fille, me dit, en ſanglotant ce reſpectable vieillard, c’eſt contre mon gré que ta mere t’a forcée de prendre le voile pour enrichir ton frere qui était ſon idole. Comme c’eſt d’elle que je tiens toute ma fortune, & qu’elle menaçait de la diſſiper ſi je m’oppoſais à ce que tu te fis religieuſe, j’ai été forcé d’y conſentir. Hélas ! le ciel m’en a bien puni… Tu n’a plus de frere !… Je n’ai plus que toi pour m’aider à ſupporter ma vieilleſſe. Viens ma chere fille, viens en faire la conſolation, ne me refuſe pas cette grace. — La ſituation dans laquelle je me trouvai, ce qui ſe paſſait dans mon ame peut bien s’imaginer, mais non pas ſe dépeindre.

Je ſortis auſſitôt du couvent, montai dans la voiture de mon pere, y pris place à côté de lui, & me voilà bientôt au château qu’il habitait toute l’année. Tout y reſpirait l’affliction & la douleur : celle des maîtres s’était communiquée aux domeſtiques. Ils nous apprirent que ma mere avait repris une faibleſſe. Elle était déjà malade lorſque mon pere partit pour venir me chercher au couvent. Son mal empira de jour en jour, elle ne put réſiſter à la mort de ſon fils. J’eus la douleur de lui voir fermer pour toujours la paupiere. Je verſai ſur ſa tombe autant de larmes, & je la regrettai, j’oſe le dire, auſſi ſincérement que ſi elle avait été pour moi la plus tendre des meres. Quant à mon frere, je le connaiſſais peu, je ne l’avais pas vu trois fois dans ma vie. Cet étourdi était Page du Roi, où il s’eſt fait tuer par un de ſes camarades. Il ne vous paraîtra donc pas étonnant que je l’ai peu pleuré. Pouvais-je ſincérement le regretter, il eſt la cauſe de tous mes maux.

Après que nous eumes, mon pere & moi, donné le temps convenable au deuil de ma mere, il me propoſa de me marier. Je lui offris de ſuivre aveuglément ſes volontés ; mon pere ne voulut pas contraindre mon choix, & me laiſſa la liberté de le faire. Je ne manquais pas de partis. Je ſuis une allez riche héritiere. Que ne ſavais-je où vous étiez, mon cher Chevalier ! me dit Madame de Preſſy, avec quel plaiſir je vous euſſe offert ma main & ma fortune, vous poſſédiez mon cœur, comme vous le poſſédez encore. Cécile ou Depreſſy vous me voyez la même pour vous ; toujours tendre, toujours fidele. Si je ne puis vous toucher autant que je le ſouhaite, je vous ferai voir du moins ce qu’on eſt quand on aime véritablement.

Je remerciai ma chere Cécile, & je lui prouvai, par mes careſſes, que ſi je poſſédais ſon cœur, elle était l’objet de toutes mes affections. Enſuite elle reprit ainſi.

Mon pere diſtingua, parmi mes ſoupirans, M. Depreſſy. Je n’avais ni goût ni répugnance pour lui ; il me convenait tant par ſa naiſſance que par ſa fortune, il fut accepté. Il y a ſix mois que nous ſommes unis, & je n’ai qu’à me louer de ſes bons procédés. Il vient d’obtenir à la Cour une charge qui demande réſidence, ce qui nous fixera dans ce pays. Il eſt allé à Verſailles remercier le Miniſtre. Nous ſommes arrivés ici depuis quinze jours. Que n’ai-je ſu plutôt que vous y étiez, avec quel empreſſement je vous euſſe fait chercher. Je me félicite d’être ſortie ce matin, puiſque cela m’a procuré le plaiſir de vous retrouver. En finiſſant ces derniers mots, Madame de Preſſy vola dans mes bras.