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L’Étranger (Andreïev)

La bibliothèque libre.
Traduction par Serge Persky.
NouvellesMonde illustré (p. 207-236).


L’ÉTRANGER


I

De onze heures du matin à huit heures du soir, l’étudiant Tchistiakof courait le cachet ; une fois par semaine seulement, le mercredi, jour où l’heure de ses leçons était retardée, il s’en allait un instant à l’Université, pour s’inscrire chez l’appariteur. Il n’assistait jamais aux cours et ne savait même pas où se trouvaient les auditoires des étudiants en droit de seconde année, car il détestait les professeurs et ne songeait qu’à quitter pour toujours sa patrie et à aller vivre et étudier à l’étranger. C’était pour cela qu’il avait accepté tant de leçons et qu’il économisait sans cesse. Le soir, rentré chez lui, il apprenait le français.

Il avait décidé de se fixer à Paris où se trouvait depuis un an déjà un vieux camarade qui, dans de longues lettres enthousiastes, le suppliait de le rejoindre.

Mais il arrivait parfois, le soir, qu’un bruit pareil à l’eau tombant de la roue d’un moulin, résonnait dans la tête du jeune homme ; devant ses yeux fatigués défilaient les visages hargneux de ses élèves, et il éprouvait une violente douleur au côté gauche. Alors, il lui était impossible de travailler, il se couchait, comptait ses économies et rêvait de sa vie de Paris ; ou bien il descendait dans la chambre numéro 64, où les étudiants du « Pôle Nord » — c’était le nom du garni où il habitait — avaient l’habitude de se rassembler. Il n’aimait pas ces jeunes gens, pas plus qu’il n’aimait tout ce qui l’entourait : ni les rues où il passait, ni la chambre où il vivait, ni cette existence discordante, chaotique, grossière, barbare et idiote. Et même, les gens qu’il rencontrait dans la rue ou dans les maisons, lui semblaient inférieurs aux barbares : ceux-ci étaient audacieux, tandis que ceux-là ne s’estimaient pas plus qu’ils n’estimaient les autres, et souvent il semblait qu’entre eux se dressait un terrible fantôme d’oppression brutale et de cruauté stupide. Mais il savait qu’il les quitterait bientôt pour toujours, qu’il verrait d’autres gens, meilleurs, qu’il vivrait d’une bonne vie réelle et bien ordonnée ; et cette pensée le réconciliait avec ses condisciples, éveillait en lui une tristesse étrange et une pitié dissimulée. Et quand il entrait chez les étudiants, avec sa poitrine étroite et maladive, sa haute stature, son visage émacié d’ascète, ses yeux étincelants et fébriles, son « Bonjour » résonnait comme un triste « Adieu ».

En bas, au numéro 64, on était toujours gai, insouciant, bruyant. Comme on y buvait et qu’on y fumait beaucoup, qu’on criait et chantait sans cesse, qu’on dormait à terre ou sur le canapé, l’air était étouffant et bleuâtre ; une forte odeur d’alcool régnait et le désordre était permanent, si complet et si irrémédiable qu’il semblait parfois à Tchistiakof que c’était en somme une espèce d’ordre. Les locataires de la pièce, Vanka Kostiourine et Panof, ressemblaient à leur demeure, ils menaient une vie absolument déréglée, mais solidement établie : ils buvaient le matin de l’eau-de-vie ou de la bière en guise de thé, dormaient le jour et veillaient la nuit.

Ils ne possédaient que fort peu de chose, pourtant on voyait toujours sur la fenêtre une série de bouteilles vides, de toute contenance, arrangées selon leur taille. Au mur étaient suspendus un tambour de basque et un triangle ; ailleurs se montrait un bon accordéon. Depuis la nuit où le Serbe Raïko Voukitch, un des étudiants, avait pris le tambour de basque et fait un tel vacarme dans le corridor que les autres locataires, effrayés, avaient cru que la maison était en feu, Serguei, le domestique, venait tous les soirs à onze heures confisquer l’instrument, qu’il rendait à son propriétaire le matin. En même temps, il apportait deux verres de bière, et Vanka Kostiourine, à la longue moustache, qui était toujours très sombre à son réveil, exécutait sur le tambour de basque un petit air mélancolique. L’accordéon lui répondait par des trilles joyeux et sonores et alors recommençait une journée insouciante et incompréhensible pour Tchistiakof.

Lorsque ce dernier venait le soir au numéro 64, avec son air souffreteux, sa physionomie ravagée par le labeur du jour, il était accueilli avec une pointe d’ironie et de malveillance.

— Voilà l’étranger qui arrive ! annonçait Vanka Kostiourine. Et tous les étudiants riaient, car Tchistiakof n’avait vraiment rien d’un Occidental, avec ses longs cheveux, son visage maigre, sa chemise bleue qui se montrait sous sa veste. De plus, sa manière de parler même était tout à fait grand’russienne : douce, soignée et arrondie.

Les étudiants ne l’aimaient pas, parce qu’il était complètement indifférent à leur vie, dont il ne comprenait pas les joies ; et surtout parce qu’il ressemblait à un homme qui attend un train à la gare, fume, parle, semble parfois se laisser entraîner, mais, en réalité, ne quitte pas l’horloge des yeux. Il ne parlait jamais de lui-même, et personne ne savait pourquoi, à vingt-neuf ans, il n’était qu’étudiant de seconde année. En revanche, il aimait beaucoup à parler des pays étrangers, de la vie qu’on y menait. Et à toutes les personnes dont il faisait la connaissance, il annonçait avec enthousiasme quelque nouvelle qu’il avait apprise on ne savait où ni quand : à Christiania, sur la plus belle place de la ville, le peuple avait élevé deux monuments superbes à Bjœrnson et à Ibsen du vivant de ceux-ci, et lorsque Bjœrnson et Ibsen passaient là, ils pouvaient voir leurs traits éternisés par la fonte et le fer et jouissaient tant de l’amour du peuple qu’ils en pleuraient de joie.

En relatant ces choses, Tchistiakof regardait de côté, ses yeux se remplissaient de larmes et ses paupières rougissaient.

Il parlait aussi volontiers de la somme qu’il avait économisée pour aller à l’étranger et qui se montait à deux cent vingt roubles. Une fois même, il fâcha ses collègues, en racontant comment on l’avait lésé de onze roubles. On les avait simplement effacés de la note qu’il avait faite pour des leçons données, puis, quand il avait réclamé, on s’était moqué de lui et on l’avait mis à la porte.

— Je l’avais bien gagné, cet argent ! disait-il, plein de chagrin et d’irritation. Il me coûte peut-être deux années de ma vie !

— Ne pleure donc pas, tu nous ennuies ! répliquait Vanka Kostiourine. Si tu veux, nous rassemblerons ces onze roubles entre nous pour te les donner.

Il avait fait cette proposition, poussé par son bon cœur, et il se sentit très étonné et offensé de voir Tchistiakof refuser avec humeur.

— Tu n’es pas un vrai camarade ! déclara Kostiourine, et tout le monde fut de son avis.

Non, il n’était pas un vrai camarade. Cela se voyait assez à la méprisante indifférence avec laquelle il traitait les questions chères aux étudiants : quelle que fût la gravité des événements, quel que fût l’état d’esprit au numéro 64, il gardait le silence, tambourinait distraitement sur la table, et quand la discussion se prolongeait, il se mettait à bâiller et s’en allait dans sa chambre apprendre le français.

— Je ne suis pas d’ici ! disait-il en plaisantant, comme pour s’excuser, plaisanterie terriblement vraie et offensante. Et il était désagréable aux étudiants de sentir que cet homme aux épaules étroites, qui allait si droit à son but, sans dire où il avait puisé tant de force et de résolution, était un inconnu pour eux.

Vanka Kostiourine surtout n’aimait pas Tchistiakof. C’était un jeune homme qui portait de grandes bottes et, en été, à la campagne, une blouse de paysan ; il appréciait tout ce qui était russe : l’eau-de-vie, le kwass, la soupe aux choux et au lard, les paysans ; il s’évertuait à parler d’une grosse voix, à la manière du peuple. L’amour de Tchistiakof pour l’étranger lui était incompréhensible et il plaçait on ne sait pourquoi son collègue dans la même catégorie de phénomènes que les gants blancs, les visites, les souliers pointus et la sobriété continuelle. Il avait donné à Tchistiakof deux surnoms : « l’aristocrate » et « l’étranger ».

Les autres étudiants étaient indifférents aux choses russes ; ils injuriaient volontiers Kostiourine et affirmaient à Tchistiakof qu’ils préféreraient eux aussi aller faire leurs études à l’étranger, si l’argent ne leur manquait point. Alors celui-ci s’agitait, les exhortait, prouvait qu’on peut toujours se procurer les ressources voulues, puis en considérant ces visages débonnaires et un peu mous, en pensant à l’existence de paresse et de désordre de ses camarades, il se taisait. Il s’asseyait dans un coin, n’importe où, sur le lit défait, et de là, chétif, résolu, il regardait au loin de ses yeux brillants.

Les camarades vivaient joyeux et indolents, avec toute l’insouciance de la jeunesse et de la santé, comme si hier ni demain n’existaient pas pour eux, non plus que les problèmes de la réalité maudite. Large d’épaules, velu, Tolkatchef, au gros cou, aux petits yeux obtus, montrait la force de ses muscles, soulevait des poids, obligeant tout le monde à l’admirer ; il appartenait à une société de gymnastique, ne reconnaissait que la force et méprisait ouvertement l’Université, les étudiants, et toutes les sciences. On le haïssait, mais on avait peur de son incroyable force, de sa grossièreté ; on n’osait pas parler mal de lui, même en son absence.

Un second locataire, Panof, hachait de l’oignon pour le manger avec un hareng. Le Serbe Raïko Voukitch, petit, maigre, nerveux, au nez bossué, aux moustaches tombantes, au menton pointu et partagé, où croissait une barbe piquante, regardait le flacon d’eau-de-vie et attendait qu’on le servît. Ce Raïko était un garçon bizarre. À jeun, il restait silencieux, mais quand il avait un peu bu, il se mettait à parler avec chaleur, en phrases saccadées et risibles de la Serbie, de choses futiles, des partis politiques, des radicaux et des Turcs, d’un certain Bodemlitch, homme féroce et terrible, etc. Et il adressait tant de louanges à la petite Serbie, que ses camarades riaient aux éclats et le taquinaient sans répit.

— Mon Dieu ! s’écriait Vanka Kostiourine. Il parle de la Serbie et elle est grosse comme ce hareng. Le Turc la prendra et l’avalera !

— Elle l’étouffera ! répliquait Raïko, hérissant ses moustaches, dardant son regard aigu, frémissant de toute sa petite personne nerveuse et pointue.

— Il la crachera et dira : « Quelle saleté ! »

Lançant un regard furieux sur l’assistance, Raïko jetait avec rage :

— Ânes !

Puis il s’en allait dans la chambre. Les étudiants riaient d’un rire mélancolique. Tchistiakof se disait que, en effet, la Serbie était vraiment petite et lamentable, avec ses habitants fougueux mais impuissants, son désordre continuel ; elle était pitoyable et mesquine et faisait penser à des enfants qui jouent aux soldats. Il avait pitié du petit Raïko, il aurait voulu l’emmener avec lui à l’étranger pour lui montrer la vie vraie, large et raisonnable.

Les bouteilles à moitié vides, les étudiants se mettaient à chanter, à jouer de l’accordéon, et ils envoyaient chercher Raïko considéré par eux comme un virtuose du tambour de basque. Il revenait et jouait d’un air sombre ; ses yeux étaient aussi brillants que ceux d’un loup et aigus comme le dard d’une guêpe. Quand la gaîté était à son comble, que le sang ardent bouillonnait dans les veines, Vanka Kostiourine s’élançait, secouait ses épaules et dansait la danse russe. Gauche et lourd d’habitude, il se mouvait alors avec la légèreté d’une plume ; ses talons tambourinaient en mesure sur le plancher, il criait, il semblait que la chambre tout entière tournoyât et tremblât sous ces bruits, sous les sons de l’accordéon et les rugissements haletants du tambour de basque. Et tous ceux qui étaient là avaient des yeux étincelants ; leurs mains et leurs pieds frémissaient. Tchistiakof se demandait si ses camarades n’avaient pas perdu la raison.

Lorsqu’il avait fini de danser, Vanka Kostiourine disait à Raïko en reprenant haleine :

— Eh bien ! Raïko, montre-nous comment on danse chez toi. Je suis sûr qu’on ne le fait pas comme en Russie !

— Non, mais beaucoup mieux !

— Montre-nous, n’aie donc pas peur ! Je sais qu’on danse bien chez vous.

Les autres appuyaient. Alors le Serbe posait le tambour en regardant autour de lui d’un air furieux et craintif ; puis son visage prenant une expression féroce et sanguinaire, il faisait quelques mouvements bizarres, saccadés, anguleux, comme s’il se préparait à égratigner, à étrangler, à tuer, et non pas à danser. Grave, un peu effrayant, il ressemblait tant à un petit sauvage que tout le monde éclatait de rire, et Raïko, de nouveau offensé, se fâchait et s’en allait.

— Qu’ils sont grossiers ! pensait Tchistiakof, et il avait pitié du petit Raïko qui aimait tant sa petite patrie.

Parfois, on voyait apparaître au numéro 64 l’étudiant Karouéf, toujours calme, toujours gai et un peu arrogant.

En sa présence, on ne chantait que des chansons convenables, personne ne taquinait Raïko, et l’hercule Tolkatchef, dont la servilité n’avait pas plus de limites que l’insolence, l’aidait complaisamment à mettre son pardessus. Souvent Karouéf oubliait à dessein de le saluer et l’obligeait à faire des tours comme un chien savant.

— Hé, viande, soulève donc la table par le pied !

Tolkatchef obéissait d’un air satisfait.

— Maintenant plie cette pièce de monnaie.

Tolkatchef la pliait et disait, embarrassé :

— Mon papa pouvait faire un nœud avec un tisonnier.

Mais Karouéf ne l’écoutait déjà plus et s’en allait parler à Tchistiakof, assis à l’écart. Il traitait toujours ce dernier avec gravité, avec une sollicitude attentive, tel un médecin ; quand il conversait avec lui, il le regardait de près, amicalement. Et Tchistiakof aussi avait pitié de Karouéf et l’engageait à l’accompagner à l’étranger.

— Eh bien, vous partez bientôt ? demandait Karouéf.

— J’ai déjà deux cent vingt roubles. Il m’en manque encore cent quatre-vingt. Et vous ? de mandait Tchistiakof avec un sourire.

— Non, je ne pars pas. Vous souffrirez là-bas, mon ami. Votre santé…

— Là-bas, le climat est bon.

— C’est vrai, pourtant, la Crimée serait pré férable pour vous…

Le blême visage de Tchistiakof pâlissait encore, tandis que ses paupières rougissaient. Tremblant de douleur et d’effroi, comme si on lui eût arraché du cœur sa terre étrangère, il chuchotait désespéré, alarmé :

— Je mourrai ici. Je mourrai ! Mon Dieu ! C’est là-bas qu’il y a des gens, c’est là-bas qu’est la vie, et ici… Il faisait un geste de désespoir.

— Allons, allons ! disait Karouéf pour le consoler. Partez donc, si vous en avez une telle envie.

Et Tchistiakof chuchotait avec attendrissement :

— Là-bas, vous le savez, à Christiania, on a élevé un monument à Bjœrnson de son vivant. Et à Ibsen aussi. Et ils passent là chaque jour… et se voient. Mon Dieu ! Si seulement je pouvais toucher cette terre, aspirer cet air, ne fût-ce qu’une fois ! J’ai les poumons malades, on dit que j’ai peut-être la phtisie. Combien je voudrais mourir à l’étranger, dans un pays libre !

Karouéf lui caressait amicalement le genou :

— Vous ne mourrez pas si vite ! Vous nous enterrerez ! Mais c’est la vie qui vous a brisé ! Vos nerfs sont malades !

— Mes nerfs ! répétait Tchistiakof avec un sourire. Ce ne sont pas les nerfs, mais voilà où je porte le mal ! fit-il une fois en montrant du doigt sa poitrine. Et il se mit à raconter comme tout est bon marché à l’étranger, où les gens seuls sont chers. Ce n’était pas comme en Russie, où tout est cher, sauf la vie humaine.

II

Au second semestre, l’état de Tchistiakof s’aggrava. Ses forces diminuaient, son flanc gauche le faisait souffrir plus souvent ; il s’irritait pour un rien pendant ses leçons ; ses élèves lui paraissaient bêtes, insolents et paresseux. Ses économies se montaient déjà à deux cent quatre-vingt-dix roubles, il espérait réunir les quatre cent roubles nécessaires pour le printemps, vers le mois d’avril. Il aurait eu plus d’argent encore ; seulement, les parents d’un élève avaient de nouveau rabattu dix roubles sur la note, promettant toutefois de les payer. Et puis, il avait donné quinze roubles à Raïko, qui ne recevait presque rien de chez lui et était entretenu par ses camarades ; c’était Vanka Kostiourine qui payait la part de loyer du Serbe. Cet argent rendit Tchistiakof plus calme et plus résolu. Il passait des soirées entières dans sa chambre, rêvant à la vie qu’il mènerait à l’étranger, emballant déjà ses bagatelles. Et tandis qu’il emballait, son cœur se remplissait d’une tristesse douce, transparente et pure comme l’eau de source, une mélancolie causée par quelque chose de mystérieux, de lointain et de cher ; il lui semblait constamment qu’il oubliait de prendre une chose précieuse et importante, dont l’absence causerait mille désagréments.

Il traitait ses camarades avec plus de douceur, ne se fâchant plus contre eux et se contentant de les plaindre. Il les plaignait, parce qu’ils buvaient tant et que leur vie serait terne, monotone comme celle de tout le monde, et qu’ils ne parviendraient à accomplir aucune des belles choses qu’ils rêvaient. La vie étrange, inorganisée, pareille à un cauchemar, les engloutirait comme elle avait englouti des milliers d’existences, et tous leurs efforts pour se créer une vie meilleure seraient vains. Et il avait surtout pitié de Karouef, cet homme énergique et hardi qui se débattait, et dont le caractère était devenu sombre et inégal les derniers temps.

— Allons, lui dit un jour Tchistiakof.

— Où ? demanda Karouéf distrait.

— Mais, à l’étranger !

Karouéf répliqua avec aigreur :

— Ah ! je croyais tout autre chose ! Mais il s’interrompit et continua d’un ton poli : bien entendu, partez ! Pourquoi resteriez-vous ici ? À l’étranger, vous vous guérirez, vous calmerez vos nerfs !

— Je veux passer l’été en Suisse !

— C’est très bien ! Excellente idée ! approuva Karouéf, et il prit congé de son camarade avec la politesse qu’on a pour les gens qu’on ne connaît guère. Il s’en allait aussi on ne sait où pour quelque temps.

Au milieu du mois de mars, Panof, l’un des habitants du numéro 64, célébrait son jour anniversaire ; il invita Tchistiakof. La neige avait disparu, et quand Tchistiakof sortit de sa dernière leçon, il jouit de l’agréable fraîcheur et de la première tiédeur printanière. « Ce sera bientôt ! » pensa-t-il, et son cœur tressaillit comme un oiseau qui s’éveille ; en même temps, une tristesse, une douleur, celle des gens qui s’en vont pour long temps, pour toujours, monta dans son âme et se noya dans une onde de joie et de victoire.

Au-dessus de la ville, le ciel nocturne était noir, les énormes flocons de nuages clairs y flottaient mystérieusement, pareils à de gigantesques oiseaux blancs. Ils allaient tous du même côté, et il y avait dans leur vol silencieux et rapide un appel autoritaire à voler libre et heureux comme eux. « Bientôt ! bientôt ! » se dit Tchistiakof.

La compagnie était déjà au complet quand il pénétra au numéro 64. On avait bu du thé et de l’eau-de-vie et on se disposait à chanter. Fatigué, Tchistiakof s’assit dans un coin, sur un tas de paletots jetés l’un sur l’autre ; et avec une amicale tristesse, il regarda les assistants : dans un mois au plus tard, il partirait pour longtemps, pour toujours. On chanta en chœur deux chansons d’étudiants ; des solistes se firent entendre : aussi une élève du Conservatoire, Mlle Mikaïlof, dont la voix de soprano était excellente, puis le héros de la fête lui-même, basse puissante et harmonieuse, puis un étudiant blond, un ténor. Un silence se fit après ; la basse reprit lentement ; Tchistiakof frissonna, tant inattendue était la beauté de la mélodie.

Bon-ne-nuit-à-tous-ceux-qui-sont-fa-ti-gués !

Puissants, majestueux et contenus, les sons étaient pleins d’une paix solennelle, d’une tristesse profonde, d’un amour indicible : quelqu’un d’aussi grand et sombre que la nuit elle-même, quelqu’un qui voyait tout et qui était par conséquent pitoyable, et infiniment triste, enveloppait doucement la terre d’un linceul caressant. Assurément cette voix magique devait aller jusqu’aux limites extrêmes du monde. « Mon Dieu, c’est de nous qu’il est question, c’est de nous ! » Et de tout son corps, il se tendit vers les chanteurs.

Lorsque le dernier son eut expiré, le ténor répéta le même chant : c’était comme la réponse de la terre à cet hymne caressant et consolant, une prière suppliante :

Bonne nuit à tous ceux qui sont fatigués !…

Et une voix de basse, mâle et langoureuse, se répandit dans l’espace, toujours avec la même tristesse majestueuse et paisible :

…Et n’ont pas connu le repos dans leur vie…

Quelque chose d’étincelant et de précieux comme une larme, tomba du haut du ciel, et, per çant les ténèbres de la basse profonde et large, se mêla en un gémissement tendre et ardent aux lamentations de la terre :

…Ils ont acquis la paix par leur travail…

— Mon Dieu, mon Dieu ! mais c’est elle qui chante ! pensa Tchistiakof en regardant le visage pâli de la jeune fille. Oh ! c’est de nous que ce chant parle !

Et les trois voix se mêlant, se pénétrant l’une l’autre, se fondant en une seule harmonie noble et douloureuse, répétèrent :

…Bonne nuit à tous ceux qui sont fatigués…
…Et n’ont pas connu le repos dans leur vie…
…Ils ont acquis la paix par leur travail…

On chanta encore d’autres mélodies tristes, mais Tchistiakof ne les entendait plus ; en lui, tout tres saillait de pitié pour lui-même, qui travaillait sans répit toute la journée, mais aussi pour quelque chose d’impersonnel et de grand qui avait besoin de calme, d’amour et de paisible repos.

Une conversation tapageuse et gaie le fit revenir à lui. On taquinait de nouveau Raïko Voukitch. Contre son habitude, celui-ci se taisait, promenant de l’un à l’autre son regard acéré en agitant son menton fendu, aux poils hérissés.

— Dis donc, Raïko, demandait Vanka Ivostiourine, tout le monde a-t-il le nez crochu comme toi, en Serbie ?

Raïko répondit lentement :

— Dernièrement, un Serbe, Boyovitch, a été égorgé à la frontière. Les Turcs l’ont égorgé.

Et les étudiants se représentèrent nettement un Serbe assassiné, ce Boyovitch au visage d’une pâleur cadavérique et au nez crochu comme Raïko, mais avec une large blessure noire à la gorge. Avec un rire forcé, Kostiourine dit :

— Cela n’a pas d’importance, il en reste encore tant !

Raïko se hérissa, pâlit, les poils de son menton fendu se mirent à trembler et sa voix devint métallique et tranchante :

— Tu es un fourbe ! Pourquoi danses-tu la danse russe ? Tu n’as ni patrie, ni foyer ! Tu es pire qu’une bête !

Ce fut Tchistiakof qui répondit, comme si le reproche lui eût été adressé. Il dit d’une voix sourde et calme :

— Et toi, Raïko, tu aimes la Serbie ?

— Bien entendu, je l’aime !

— Ah !

Tout le monde garda le silence ; Raïko s’empara d’un couteau de table, le brandit, en criant d’une voix sauvage :

— Je veux tuer ! je suis furieux ! Que le cœur me fait mal ! Oh ! qu’il me fait mal !

De toute sa force, il lança contre le mur le couteau, qui frappa du côté plat et retomba avec bruit. Et il sortit sans regarder derrière lui.

Une demi-heure plus tard, Tchistiakof alla le rejoindre ; il avait pitié du petit Raïko qui aimait tant sa petite patrie. Tandis que Tchistiakof passait dans le long corridor obscur et hésitait entre ces portes toutes semblables, son oreille fut frappée par des sons pareils à des gémissements ou à des appels. Sur une porte, on avait tracé à la craie le nom de Raïko Voukitch, et c’est de là que venait ce bruit bizarre, qui avait augmenté encore. Tchistiakof frappa ; personne ne lui répondit ; il entra et dans le cadre clair de la fenêtre, il distingua vaguement la petite silhouette pointue de Raïko assis sur la tablette, dans l’obscurité, et chantant d’une voix gutturale, extraordinairement aiguë.

— Raïko ! appela doucement Tchistiakof.

Mais il n’entendait rien. Il n’avait pas entendu la porte s’ouvrir, ni le bruit des pas, ni la voix de son camarade ; il regardait la haute muraille de briques bordée d’une bande de suie noire et il chantait. Il chantait sa patrie lointaine, les souffrances sourdes de son peuple, les larmes des veuves et des mères endeuillées ; il suppliait sa patrie de le prendre, lui, le petit Raïko, de l’ensevelir dans son sein, de lui donner avant de mourir le bonheur de baiser le sol où il était né. Il chantait la vengeance, la haine de l’ennemi, la compassion pour ses frères vaincus, pour le Serbe Royovitch qui avait à la gorge une large blessure noire ; il chantait sa douleur, à lui, le petit Raïko, séparé de sa mère-patrie, de sa patrie malheureuse et torturée.

Si Tchistiakof ne comprenait pas les paroles, il entendait la mélodie ; et les sons primitifs, sauvages et rudes comme le gémissement de la terre elle-même, ressemblaient plutôt aux lamentations d’un chien abandonné qu’à un chant humain, tant ils étaient pleins d’angoisse inguérissable, de haine brûlante, tant ils montraient le cœur déchiré du chanteur.

Raïko s’arrêta sur une note aiguë, prolongée et furieuse, et les deux étudiants restèrent long temps assis sans parler. Puis Tchistiakof s’approcha et vit les yeux secs et irrités du Serbe, étincelants comme ceux d’un loup.

— Raïko ! dit-il, il y a longtemps que tu n’as pas été en Serbie. Vas-y, je te donnerai de l’argent, j’en ai de trop.

— Il y a là-bas une maison… fit Raïko pensif.

— Quelle maison ?

— Une maison ! Tu ne sais donc pas comment sont les maisons ? C’est une maison comme les autres. Quand le chariot passe devant, il grince : ouaï, ouaï. C’est la maison de ma mère… — Tiens, prends cet argent, Raïko !

— Laisse-moi tranquille ! dit le Serbe. Laisse-moi tranquille, je t’en prie. Va vers les tiens, moi, je resterai seul. Le cœur me fait très mal.

Mais Tchistiakof n’alla pas vers les siens, il se dirigea vers sa chambre, s’assit sur la tablette de la fenêtre, comme Raïko, et se mit à regarder le ciel, où, le même soir, il avait lu une si bonne nouvelle. Les gigantesques oiseaux blancs passaient toujours avec la même rapidité ; entre eux, le ciel infini et noir se montrait, mais maintenant ce vol libre était froid et ne disait plus rien à l’étudiant songeur.

— Moi aussi, je m’envolerai, se dit Tchistiakof en essayant d’éprouver à nouveau une impression de liberté et de légèreté, mais ce fut un sentiment vague et autoritaire qui s’éveilla en son âme, s’y débattant comme un oiseau emprisonné. Et il comprit : comme Raïko, il avait passionnément envie de chanter, et de chanter aussi sa patrie. Il fut heureux d’avoir compris, il sourit, sentant les larmes brûlantes renfermées dans sa poitrine. Il ouvrit les lèvres, mais, embarrassé à l’idée que l’on pouvait entrer et le surprendre en train de chanter, il se leva et ferma la porte à double tour. Sans savoir pourquoi, il revint à la fenêtre sur la pointe des pieds.

— Allons ! se dit-il, et il se mit à chanter un air sans paroles, mais le son de sa voix était si ténu, si hésitant, il mourait si lamentablement, que Tchistiakof en fut effrayé ! « Il faut chanter des paroles, ce sera mieux ! » pensa-t-il comme pour s’excuser, et il en chercha. Une multitude de vocables passèrent dans son cerveau, mais il n’y en avait aucun qu’inspirât l’amour de la patrie. L’étudiant avait beau tendre son esprit, mettre en travail sa mémoire et son imagination, chercher dans le passé, dans les livres qu’il avait lus, il trouva beaucoup de paroles sonores et belles, mais aucune qu’un fils souffrant pût adresser à sa mère-patrie. Il devinait que le mot était proche, il le voyait presque et il savait ce qui le différenciait des autres : ceux-ci étaient plats et pauvres comme les mendiants au seuil de l’église, tandis que le vrai mot était couvert de sang et de larmes, ou pareil à un charbon ardent, à la lumière d’une flamme divine. Mais il ne parvenait pas à le trouver. Et il se sentait nul et misérable, semblable au dernier des gueux, au plus dégradé des mendiants, dont l’âme est aussi dure que le pain qu’on lui jette.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! chuchota-t-il, plein d’effroi. Qu’est-ce que cela ? Je suis pourtant un brave homme ! je suis un honnête homme !

Il pensa qu’il trouverait plus vite ce qu’il voulait, s’il l’écrivait. Cassant des allumettes de ses doigts tremblants, il parvint à allumer une bougie ; il lança rageusement à terre sa grammaire française et il se mit à réfléchir devant une feuille de papier blanc. Indécise, hésitante, sa main traça un mot :

« Patrie ».

Et elle s’arrêta ; puis elle répéta avec plus de fermeté :

« Patrie ».

Enfin, il termina rapidement, en grandes lettres :

« Pardonne-moi ».

Tchistiakof regarda ce qu’il avait écrit ; il laissa tomber son visage sur la feuille blanche et se mit à pleurer, plein de pitié pour sa patrie, pour lui-même, pour tous ceux qui travaillaient sans connaître le repos. Il fut terrifié à l’idée qu’il aurait pu partir pour longtemps, pour toujours, et mourir là-bas, dans un pays inconnu, où son oreille aurait entendu, à sa dernière heure, un langage étranger. Et il comprit qu’il ne pouvait vivre sans patrie, qu’il ne pouvait être heureux tant qu’elle était malheureuse. Ce nouveau sentiment était fait d’une puissante joie et d’une douleur non moins intense, primitive, à mille voix ; et ces voix, brisant les chaînes dans lesquelles languissait son âme l’avaient mêlée à l’âme du prochain inconnu, à l’âme de la multitude souffrante. Il sembla à Tchistiakof que des milliers de cœurs ardents battaient dans sa poitrine malade et torturée. Il dit en pleurant des larmes brûlantes :

« Patrie, prends-moi ! »

En bas, Raïko recommença à chanter, et les sons angoissés et irrités de la chanson étaient sauvages, libres et audacieux.