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L’Étui de nacre/L’Aube

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L’Étui de nacreCalmann-Lévy (p. 243-261).



L’AUBE


À mademoiselle Léonie Bernardini.



Le Cours-la-Reine était désert. Le grand silence des jours d’été régnait sur les vertes berges de la Seine, sur les vieux hêtres taillés dont les ombres commençaient à s’allonger vers l’Orient et dans l’azur tranquille d’un ciel sans nuages, sans brises, sans menaces et sans sourires. Un promeneur, venu des Tuileries, s’acheminait lentement vers les collines de Chaillot. Il avait la maigreur agréable de la première jeunesse et portait l’habit, la culotte, les bas noirs des bourgeois, dont le règne était enfin venu. Cependant son visage exprimait plus de rêverie que d’enthousiasme. Il tenait un livre à la main ; son doigt, glissé entre deux feuillets, marquait l’endroit de sa lecture, mais il ne lisait plus. Par moments, il s’arrêtait et tendait l’oreille pour entendre le murmure léger et pourtant terrible qui s’élevait de Paris, et dans ce bruit plus faible qu’un soupir il devinait des cris de mort, de haine, de joie, d’amour, des appels de tambours, des coups de feu, enfin tout ce que, du pavé des rues, les révolutions font monter vers le chaud soleil de férocité stupide et d’enthousiasme sublime. Parfois, il tournait la tête et frissonnait. Tout ce qu’il avait appris, tout ce qu’il avait vu et entendu en quelques heures emplissait sa tête d’images épouvantables : la Bastille prise et déjà décrénelée par le peuple ; le prévôt des marchands tué d’un coup de pistolet au milieu d’une foule furieuse ; le gouverneur, le vieux de Launay, massacré sur le perron de l’Hôtel de Ville ; une plèbe terrible, pâle comme la faim, ivre, hors d’elle-même, perdue dans un rêve de sang et de gloire, roulant de la Bastille à la Grève, et, au-dessus de cent mille têtes hallucinées, les corps des invalides pendus à une lanterne et le front couronné de chêne d’un triomphateur en uniforme blanc et bleu ; les vainqueurs, précédés des registres, des clefs et de la vaisselle d’argent de l’antique forteresse, montant au milieu des acclamations, le perron ensanglanté ; et devant eux les magistrats du peuple, La Fayette et Bailly, émus, glorieux, étonnés, les pieds dans le sang, la tête dans un nuage d’orgueil ! Puis, la peur régnant encore sur la foule déchaînée ; au bruit semé que les troupes royales vont entrer de nuit dans la ville, les grilles des palais arrachées pour en faire des piques, les dépôts d’armes pillés, les citoyens élevant des barricades dans les rues et les femmes montant des grès sur les toits des maisons pour en écraser les régiments étrangers !

Ces scènes violentes se sont réfléchies dans son imagination jeune et rêveuse avec les teintes de la mélancolie. Il a pris son livre préféré, un livre anglais plein de méditations sur les tombeaux, et il s’en est allé le long de la Seine, sous les arbres du Cours-la-Reine, vers la maison blanche, où nuit et jour va sa pensée. Tout est calme autour de lui. Il voit sur la berge des pêcheurs à la ligne, assis, les pieds dans l’eau ; et il suit en rêvant le cours de la rivière. Parvenu aux premières rampes des collines de Chaillot, il rencontre une patrouille qui surveille les communications entre Paris et Versailles. Cette troupe, armée de fusils, de mousquets, de hallebardes, est composée d’artisans portant le tablier de serge ou de cuir, d’hommes de loi de noir vêtus, d’un prêtre et d’un géant barbu, en chemise, nu-jambes. Ils arrêtent quiconque veut passer : on a surpris des intelligences entre le gouverneur de la Bastille et la cour ; on craint une surprise.

Le promeneur est jeune et son air ingénu. Il dit à peine quelques mots et la troupe le laisse passer en souriant.

Il monte une ruelle en pente, parfumée de sureaux en fleur, et s’arrête à mi-côte devant la grille d’un jardin.

Ce jardin est petit, mais des allées sinueuses, des plis de terrain en allongent la promenade. Des saules trempent le bout de leurs branches dans un bassin où nagent des canards. À l’angle de la rue, sur un tertre, s’élève une gloriette légère et une pelouse fraîche s’étend devant la maison. Là, sur un banc rustique une jeune femme est assise, elle penche la tête ; son visage est caché par un grand chapeau de paille, couronné de fleurs naturelles. Elle porte sur sa robe à raies blanches et roses un fichu noué à la taille qui, marquée un peu haut, donne à la jupe une longueur élancée, non sans grâce. Les bras serrés dans une manche étroite, reposent. Une corbeille de forme antique, posée à ses pieds, est remplie de pelotes de laine. Près d’elle, un enfant dont les yeux bleus brillent à travers les mèches de ses cheveux d’or, fait des tas de sable avec sa pelle.

La jeune femme restait immobile et comme charmée, et lui, debout à la grille, se refusait à rompre un charme si doux. Enfin, elle leva la tête et montra un visage jeune presque enfantin, dont les traits ronds et purs avaient une expression naturelle de douceur et d’amitié. Il s’incline devant elle. Elle lui tend la main.

— Bonjour, monsieur Germain ; quelle nouvelle ? Quelle nouvelle apportez ? comme dit la chanson. Je ne sais que des chansons.

— Pardonnez-moi, madame, d’avoir troublé vos songes. Je vous contemplais. Seule, immobile, accoudée, vous m’avez semblé l’ange du rêve.

— Seule ! seule ! répondit-elle, comme si elle n’avait entendu que ce mot : seule ! L’est-elle jamais ?

Et, comme elle vit qu’il la regardait sans comprendre, elle ajouta :

— Laissons cela ; ce sont des idées que j’ai… Quelles nouvelles ?

Alors, il lui conta la grande journée, la Bastille vaincue, la liberté fondée.

Sophie l’écouta gravement, puis :

— Il faut se réjouir, dit-elle ; mais notre joie doit être la joie austère du sacrifice. Désormais les Français ne s’appartiennent plus ; ils se doivent à la révolution qui va changer le monde.

Comme elle parlait ainsi, l’enfant se jeta joyeusement sur ses genoux.

— Regarde, maman ; regarde le beau jardin.

Elle lui dit en l’embrassant :

— Tu as raison, mon Émile ; rien n’est plus sage au monde que de faire un beau jardin.

— Il est vrai, ajouta Germain ; quelle galerie de porphyre et d’or vaut une verte allée ?

Et songeant à la douceur de conduire à l’ombre des arbres cette jeune femme appuyée à son bras :

— Ah ! s’écria-t-il en jetant sur elle un regard profond, que m’importent les hommes et les révolutions !

— Non ! dit-elle, non ! je ne puis détacher ainsi ma pensée d’un grand peuple qui veut fonder le règne de la justice. Mon attachement aux idées nouvelles vous surprend, monsieur Germain. Nous ne nous connaissons que depuis peu de temps. Vous ne savez pas que mon père m’apprit à lire dans le Contrat social et dans l’Évangile. Un jour, dans une promenade, il me montra Jean-Jacques. Je n’étais qu’une enfant, mais je fondis en larmes en voyant le visage assombri du plus sage des hommes. J’ai grandi dans la haine des préjugés. Plus tard, mon mari, disciple comme moi de la philosophie de la nature, voulut que notre fils s’appelât Émile et qu’on lui enseignât à travailler de ses mains. Dans sa dernière lettre, écrite il y a trois ans à bord du navire sur lequel il périt quelques jours après, il me recommandait encore les préceptes de Rousseau sur l’éducation. Je suis pénétrée de l’esprit nouveau. Je crois qu’il faut combattre pour la justice et pour la liberté.

— Comme vous, madame, soupira Germain, j’ai horreur du fanatisme et de la tyrannie ; j’aime comme vous la liberté, mais mon âme est sans force. Ma pensée s’échappe à chaque instant de moi-même. Je ne m’appartiens pas, et je souffre.

La jeune femme ne répondit pas. Un vieillard poussa la grille et s’avança les bras levés, en agitant son chapeau. Il ne portait ni poudre ni perruque. Des cheveux gris et longs tombaient des deux côtés de son crâne chauve. Il était entièrement vêtu de ratine grise ; ses bas étaient bleus, ses souliers sans boucles.

— Victoire ! victoire ! s’écriait-il. Le monstre est dans nos mains et je vous en apporte la nouvelle, Sophie !

— Mon voisin, je viens de l’entendre de M. Marcel Germain que je vous présente. Sa mère était à Angers l’amie de ma mère. Depuis six mois qu’il est à Paris il veut bien venir me voir de temps en temps au fond de mon ermitage. Monsieur Germain, vous voyez devant vous mon voisin et ami, M. Franchot de La Cavanne, homme de lettres.

— Dites : Nicolas Franchot, laboureur.

— Je sais, mon voisin, que c’est ainsi que vous avez signé vos Mémoires sur le commerce des grains. Je dirai donc, pour vous plaire et bien que je vous croie plus habile à manier la plume que la charrue, monsieur Nicolas Franchot, laboureur.

Le vieillard saisit la main de Marcel et s’écria :

— Elle est donc tombée, cette forteresse qui dévora tant de fois la raison et la vertu ! Ils sont tombés, les verrous sous lesquels j’ai passé huit mois sans air et sans lumière. Il y a de cela trente et un ans, le 17 février 1768, ils m’ont jeté à la Bastille pour avoir écrit une lettre sur la tolérance. Enfin, aujourd’hui, le peuple m’a vengé. La raison et moi nous triomphons ensemble. Le souvenir de ce jour durera autant que l’univers : j’en atteste ce soleil qui vit périr Harmodius et fuir les Tarquins.

La voix éclatante de M. Franchot effraya le petit Émile qui saisit la robe de sa mère. Franchot, apercevant tout à coup l’enfant, l’éleva de terre et lui dit avec enthousiasme :

— Plus heureux que nous, enfant, tu grandiras libre !

Mais Émile, épouvanté, renversa la tête en arrière et poussa de grands cris.

— Messieurs, dit Sophie en essuyant les larmes de son fils, vous voudrez bien souper avec moi. J’attends M. Duvernay, si toutefois il n’est pas retenu auprès d’un de ses malades.

Et se tournant vers Marcel :

— Vous savez que M. Duvernay, médecin du roi, est électeur de Paris, hors les murs. Il serait député à l’Assemblée nationale, si comme M. de Condorcet, il ne s’était pas dérobé par modestie à cet honneur. C’est un homme de grand mérite ; vous aurez plaisir et profit à l’entendre.

— Jeune homme, dit Franchot par surcroît, je connais M. Jean Duvernay et je sais de lui un trait qui l’honore. Il y a deux ans, la reine le fit appeler pour soigner le dauphin atteint d’une maladie de langueur. Duvernay habitait alors Sèvres, où une voiture de la cour le venait prendre chaque matin pour le conduire à Saint-Cloud auprès de l’enfant malade. Un jour, la voiture rentra vide au château. Duvernay n’était pas venu. Le lendemain, la reine lui en fit des reproches :

» — Monsieur, lui dit-elle, vous aviez donc oublié le dauphin ?

» — Madame, répondit cet honnête homme, je soigne votre fils avec humanité, mais hier j’étais retenu auprès d’une paysanne en couches.

— Eh bien ! dit Sophie, cela n’est-il pas beau et ne devons-nous pas être fiers de notre ami ?

— Oui, cela est beau, répondit Germain.

Une voix grave et douce s’éleva près d’eux.

— Je ne sais, dit cette voix, ce qui excite vos transports ; mais j’aime à les entendre. On voit en ce temps-ci tant de choses admirables !

L’homme qui parlait ainsi portait une perruque poudrée et un jabot de fine dentelle. C’était Jean Duvernay ; Marcel reconnut son visage pour l’avoir vu en estampe dans les boutiques du Palais-Royal.

— Je viens de Versailles, dit Duvernay. Je dois au duc d’Orléans le plaisir de vous voir en ce grand jour, Sophie. Il m’a amené, dans son carrosse, jusqu’à Saint-Cloud. J’ai fait le reste du chemin de la manière la plus commode : je l’ai fait à pied.

En effet, ses souliers à boucle d’argent et ses bas noirs étaient couverts de poussière.

Émile attacha ses petites mains aux boutons d’acier qui brillaient sur l’habit du médecin, et Duvernay, le pressant sur ses genoux, sourit quelques instants aux lueurs de cette petite âme naissante. Sophie appela Nanon. Une grosse fille parut, elle prit et emporta dans ses bras l’enfant dont elle étouffait, sous les baisers sonores, les cris désespérés.

Le couvert était mis dans la gloriette. Sophie suspendit son chapeau de paille à une branche de saule : les boucles de ses cheveux blonds se répandirent sur ses joues.

— Vous souperez le plus simplement du monde, dit-elle, à la manière anglaise.

De la place où ils s’assirent, ils découvraient la Seine et les toits de la ville, les dômes, les clochers. Ils restèrent silencieux à ce spectacle, comme s’ils voyaient Paris pour la première fois. Puis ils parlèrent des événements du jour, de l’Assemblée, du vote par tête, de la réunion des Ordres et de l’exil de M. Necker. Ils étaient tous quatre d’accord que la liberté était à jamais conquise. M. Duvernay voyait s’élever un ordre nouveau et vantait la sagesse des législateurs élus par le peuple. Mais sa pensée restait calme, et parfois il semblait qu’une inquiétude se mêlât à ses espérances. Nicolas Franchot ne gardait point cette mesure. Il annonçait le triomphe pacifique du peuple et l’ère de la fraternité. En vain le savant, en vain la jeune femme lui disaient :

— La lutte commence seulement et nous n’en sommes qu’à notre première victoire.

— La philosophie nous gouverne, leur répondait-il. Quels bienfaits la raison ne répandra-t-elle pas sur les hommes soumis à son tout-puissant empire ? L’âge d’or imaginé par les poètes deviendra une réalité. Tous les maux disparaîtront avec le fanatisme et la tyrannie qui les ont enfantés. L’homme vertueux et éclairé jouira de toutes les félicités. Que dis-je ! Avec l’aide des physiciens et des chimistes, il saura conquérir l’immortalité sur la terre.

En l’entendant, Sophie secoua la tête.

— Si vous voulez nous priver de la mort, dit-elle, trouvez-nous donc une fontaine de jouvence. Sans cela votre immortalité me fait peur.

Le vieux philosophe lui demanda en riant si la résurrection chrétienne la rassurait davantage.

— Pour moi, dit-il après avoir vidé son verre, je crains bien que les anges et les saints ne se sentent portés à favoriser le chœur des vierges aux dépens de celui des douairières.

— Je ne sais, répondit la jeune femme d’une voix lente, en levant les yeux, je ne sais de quel prix sont aux yeux des anges ces pauvres charmes formés du limon de la terre ; mais je crois que la puissance divine saura mieux réparer les outrages du temps, s’il en est besoin dans un tel séjour, que votre physique et votre chimie ne pourront jamais y parvenir en ce monde. Vous qui êtes athée, monsieur Franchot, et qui ne croyez pas que Dieu règne dans les cieux, vous ne pouvez rien comprendre à la Révolution qui est l’avènement de Dieu sur la terre.

Elle se leva. La nuit était venue, et l’on voyait au loin la grande ville s’étoiler de feux.

Marcel offrit son bras à Sophie, et, tandis que les vieillards raisonnaient ensemble, ils se promenèrent tous deux sous les sombres allées. Il les trouvait charmantes ; elle lui en contait le nom et l’histoire.

— Nous sommes, disait-elle, dans l’allée de Jean-Jacques, qui conduit au salon d’Émile. Cette allée était droite, je l’ai recourbée pour qu’elle passât sous le vieux chêne. Il donne, tout le jour, de l’ombre à ce banc rustique que j’ai appelé « le Repos des amis ».

— Asseyons-nous un moment sur ce banc, dit Sophie.

Ils s’assirent. Marcel entendait dans le silence les battements de son cœur.

— Sophie, je vous aime, murmura-t-il en lui prenant la main.

Elle la retira doucement et, montrant au jeune homme les feuilles qu’une brise légère faisait frissonner :

— Entendez-vous ?

— J’entends le vent dans les feuilles.

Elle secoua la tête et dit d’une voix douce comme un chant :

— Marcel ! Marcel ! Qui vous dit que c’est le vent dans les feuilles ? Qui vous dit que nous sommes seuls ? Êtes-vous donc aussi de ces âmes vulgaires qui n’ont rien deviné du monde mystérieux ?

Et, comme il l’interrogeait d’un regard plein d’anxiété :

— Monsieur Germain, lui dit-elle, veuillez monter dans ma chambre. Vous trouverez un petit livre sur la table et vous me l’apporterez…

Il obéit. Tout le temps qu’il fut absent, la jeune veuve regarda le feuillage noir qui frissonnait au vent de la nuit. Il revint avec un petit livre à tranches dorées.

Les Idylles de Gesner ; c’est bien cela, dit Sophie ; ouvrez le livre à l’endroit qui est marqué, et, si vos yeux sont assez bons pour lire au clair de lune, lisez.

Il lut ces mots :

« Ah ! souvent mon âme viendra planer autour de toi ; souvent, lorsque, rempli d’un sentiment noble et sublime, tu méditeras dans la solitude, un souffle léger effleurera tes joues : qu’un doux frémissement pénètre alors ton âme ! »

Elle l’arrêta :

— Comprenez-vous maintenant, Marcel, que nous ne sommes jamais seuls, et qu’il est des mots que je ne pourrai pas entendre tant qu’un souffle venu de l’Océan passera dans les feuilles des chênes ?

Les voix des deux vieillards se rapprochaient.

— Dieu, c’est le bien, disait Duvernay.

— Dieu, c’est le mal, disait Franchot, et nous le supprimerons.

Tous deux, en même temps que Germain, prirent congé de Sophie.

— Adieu, messieurs, leur dit-elle. Crions : « Vive la liberté et vive le roi ! » Et vous, mon voisin, ne nous empêchez pas de mourir quand nous en aurons besoin.