L’Étui de nacre/Mémoires d’un volontaire

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MÉMOIRES D’UN VOLONTAIRE[1]


À Paul Arène.



I


Je suis né en 1770 dans le faubourg rustique d’une petite ville du pays de Langres où mon père, à demi citadin, à demi paysan, vendait des couteaux et soignait son verger. Là, des religieuses, qui n’élevaient que des filles, m’apprirent à lire parce que j’étais petit et qu’elles étaient bonnes amies de ma mère. Au sortir de leurs mains, je reçus des leçons de latin d’un prêtre de la ville, fils d’un cordonnier et excellent humaniste. L’été nous travaillions sous de vieux châtaigniers, et c’est près de ses ruches que l’abbé Lamadou m’expliquait les Géorgiques de Virgile. Je n’imaginais pas de bonheur plus grand que le mien et je vivais content entre mon maître et mademoiselle Rose, la fille du maréchal. Mais il n’est point au monde de félicité durable. Un matin, ma mère en m’embrassant coula un écu de six livres dans la poche de ma veste. Mes paquets étaient faits. Mon père sauta à cheval et, m’ayant pris en croupe, me mena au collège de Langres. Je songeai, tout le long du chemin, à ma petite chambre que parfumait, vers l’automne, l’odeur des fruits conservés dans le grenier, à l’enclos où, le dimanche, mon père me menait cueillir les pommes des arbres greffés de sa main ; à Rose, à mes sœurs, à ma mère ; à moi-même, pauvre exilé ! Je me sentais le cœur gros et je retenais à grand-peine les larmes qui gonflaient mes paupières. Enfin, après cinq heures de voyage, nous arrivâmes à la ville et nous mîmes pied à terre devant une grande porte sur laquelle je lus ce mot qui me fit frissonner : Collegium. Nous fûmes reçus dans une grande salle blanchie à la chaux, par le régent, le Père Féval, de l’Oratoire. C’était un homme jeune encore, de belle taille, dont le sourire me rassura. Mon père montrait en toute rencontre une rondeur, une vivacité et une franchise qui ne se démentaient jamais.

— Mon révérend, dit-il en me désignant de la main, je vous amène mon fils unique, Pierre, du nom de son parrain, et Aubier, du nom que je lui ai donné sans tache, tel que je l’avais reçu de feu mon père. Pierre est mon unique garçon, sa mère, Madeleine Ordalu, m’ayant donné un fils et trois filles, que j’élève de mon mieux. Mes filles auront le sort qu’il conviendra à Dieu premièrement et ensuite à leurs maris de leur faire. On les dit jolies et je ne puis me défendre de le croire. Mais la beauté n’est qu’un bien trompeur dont il ne faut pas se soucier. Elles seront assez belles si elles sont assez bonnes. Quant à mon fils Pierre, ici présent (en prononçant ces paroles mon père posa sa main si lourdement sur mon épaule, qu’il me fit fléchir), moyennant qu’il craigne Dieu et sache le latin, il sera prêtre. Je vous prie donc très humblement, mon révérend, de l’examiner à loisir, afin de discerner son véritable naturel. Si vous découvrez en lui quelque mérite, gardez-le. Je paierai volontiers ce qu’il faudra. Si au contraire vous estimez ne pouvoir rien faire de lui, mandez-le-moi, je viendrai le reprendre aussitôt, et je lui apprendrai à fabriquer des couteaux, comme son père. Car je suis coutelier, pour vous servir, mon révérend.

Le Père Féval promit qu’il ferait ce qu’on demandait. Et sur cette assurance, mon père prit congé du régent et de moi. Comme il était très ému, et qu’il avait peine à retenir ses sanglots, il prit un visage rude et contracté et me donna, en guise d’embrassement, une terrible bourrade. Quand il fut parti, le Père Féval m’entraîna hors du parloir, dans un jardin que bordait une épaisse charmille ; puis, en passant sous l’ombre des arbres, il me dit :

O Sylvaï dulces umbras frondsaï !

Je fus assez heureux pour reconnaître dans ces formes archaïques et dans cette lourde prosodie un vers du vieil Ennius et je répondis à propos au Père Féval que Virgile était plus digne encore que son antique précurseur de célébrer la beauté de ces frais ombrages, frigus opacum. Mon régent parut assez satisfait de ce compliment. Il m’interrogea avec bonté sur quelques points du rudiment. Puis, ayant entendu mes réponses :

— C’est bien, me dit-il ; avec du travail, beaucoup de travail, vous pourrez suivre la classe de quatrième. Venez, je veux vous présenter moi-même à votre professeur et à vos condisciples.

Pendant le temps qu’avait duré notre promenade, je me sentais recueilli dans mon abandon et soutenu dans ma détresse. Mais quand je me vis au milieu des collégiens de ma classe, en présence de M. Joursanvault mon professeur, je retombai dans un profond désespoir. M. Joursanvault n’avait ni l’abord facile, ni la belle simplicité du régent. Il me sembla beaucoup plus pénétré de son importance et aussi plus dur et plus fermé. C’était un petit homme à grosse tête dont les paroles passaient en sifflant entre deux lèvres blanches et quatre dents jaunes. Je songeai tout de suite qu’une pareille bouche n’était pas faite pour prononcer ce nom de Lavinie, que j’aimais encore plus que celui de Rose. Car, il faut que je le confesse, l’idyllique et royale fiancée du malheureux Turnus était parée dans mon imagination de grâces augustes. Son image idéale me cachait la beauté plus vulgaire de la fille du maréchal. M. Joursanvault, tel était le nom de mon professeur de quatrième, ne me plaisait guère ; mes condisciples me faisaient peur : ils m’avaient l’air terriblement hardis et je craignais, avec raison, que ma naïveté ne leur parût ridicule. J’avais grande envie de pleurer.

Le respect humain, plus fort que ma douleur, retint seul mes larmes.

Le soir étant venu, je sortis du collège et m’en allai chercher dans la ville le gîte que m’avait retenu mon père. Je logeais, avec cinq autres écoliers, chez un artisan, dont la femme nous faisait la cuisine. Nous lui donnions chacun vingt-cinq sous chaque mois.

Mes condisciples essayèrent d’abord de me railler, sur mes habits mal faits et mon air rustique. Mais ils cessèrent leurs plaisanteries, quand ils virent qu’elles ne me fâchaient pas. Un seul d’entre eux, le fils étique d’un procureur, ayant continué d’imiter insolemment mon maintien lourd et gauche, je le châtiai d’une main si pesante, qu’il ne fut plus tenté d’y revenir. Je ne plaisais guère à M. Joursanvault ; mais, accomplissant mes devoirs avec régularité, je ne lui fournissais pas l’occasion de me punir. Comme il faisait étalage d’une autorité violente, incertaine et tracassière, il invitait à la révolte, et il y eut en effet, dans sa classe, plusieurs mutineries auxquelles je ne pris point de part. Un jour, me promenant dans le jardin avec le régent, qui me témoignait beaucoup de bonté, il me vint malheureusement en tête de me vanter de ma sagesse.

— Mon père, lui dis-je, je n’étais pas de la dernière révolte.

— Il n’y a pas de quoi vous en vanter, me répondit le Père Féval, avec un accent de mépris qui me déchira le cœur.

Il haïssait la bassesse plus que tout au monde. Je me promis bien, en l’entendant, de ne jamais plus rien dire ni faire de vil, et, si depuis j’ai su me garder du mensonge et de la lâcheté, c’est à cet excellent homme que je le dois.

M. Féval n’était pas un prêtre philosophe, il professait les vertus et non la foi du vicaire savoyard. Il croyait tout ce qu’un prêtre doit croire. Mais il avait horreur des momeries et il ne pouvait tolérer qu’on intéressât Dieu à des bagatelles. Il y parut bien en ce jour de Noël, où M. Joursanvault vint lui dénoncer les impies qui, la veille, avaient mis de l’encre dans les bénitiers.

Le scandalisé Joursanvault mâchait des exorcismes et murmurait :

— Certes, le trait est noir !

— À cause de l’encre, répondit paisiblement notre régent.

Cet homme vertueux considérait la faiblesse comme le principe unique de tous les maux. Il disait souvent : « Lucifer et les anges rebelles ont failli par orgueil. C’est pourquoi ils restent jusque dans l’enfer princes et rois et exercent sur les damnés une terrible souveraineté. S’ils avaient péri lâchement, ils seraient au milieu des flammes la risée et le jouet des âmes des pécheurs, et l’hégémonie du mal aurait même échappé à leurs mains avilies. »

Quand vinrent les vacances, j’eus grande joie à revoir notre maison. Mais je la trouvai bien petite. Quand j’entrai, ma mère, courbée sur le foyer, écumait le pot-au-feu. Je la trouvai toute petite aussi, ma bonne mère, et je l’embrassai en sanglotant.

L’écumoire à la main, elle me conta que mon père, alourdi par l’âge et les douleurs, ne soignait plus le verger ; que l’aînée de mes sœurs était promise en mariage au fils du tonnelier et que le sacristain de la paroisse avait été trouvé mort dans sa chambre, une bouteille à la main, les doigts crispés serraient si fort le goulot qu’on crut qu’on ne les détacherait pas. Pourtant il n’était pas décent qu’on portât le sacristain à l’église avec sa bouteille de vin gris. En écoutant ma mère, j’eus pour la première fois l’idée sensible de la fuite du temps et de l’écoulement des choses ; je tombai dans une sorte de torpeur.

— Que tu as bon air, mon fils ! disait ma mère. Va ! dans ta veste de basin, tu sembles déjà un petit curé tout craché.

À ce moment, mademoiselle Rose entra dans la salle, elle rougit en me voyant et feignit une grande surprise. Je vis que je lui inspirais de l’intérêt, et j’en fus secrètement flatté. Mais j’affectai devant elle le maintien grave et réservé d’un ecclésiastique. Je passai la plus grande partie des vacances à me promener avec M. Lamadou.

Il avait été convenu entre nous que nous ne parlerions que latin. Et nous allions par les routes, au milieu des humbles travaux des champs, dans l’ardente nature, côte à côte, droit devant nous, graves, sérieux, purs, dédaigneux des plaisirs vulgaires et très vains de notre science.

Je retournai au collège avec la ferme résolution d’entrer dans les ordres. Je me voyais déjà comme M. Lamadou, coiffé d’un grand chapeau à trois cornes, portant la soutane avec une culotte noire, des bas de laine, et des souliers à boucle, méditant tour à tour l’éloquence de Cicéron et la doctrine de saint Augustin, et traversant la foule en rendant gravement des saluts aux dames et aux pauvres inclinés devant moi. Hélas ! un fantôme de femme vint troubler ce beau rêve. Jusque-là je ne connaissais que Lavinie et mademoiselle Rose. Je connus Didon et je sentis courir des flammes dans mes veines. L’image de celle qui, déchirée d’une blessure immortelle, errait dans la forêt des myrtes, se penchait la nuit sur mon lit agité.

Moi aussi, dans mes promenades du soir, je croyais la voir glisser toute blanche derrière les arbustes des bois comme la lune au milieu des nuées. Plein de cette brillante image, je redoutai d’entrer dans les ordres. Pourtant je pris l’habit ecclésiastique qui m’allait à ravir. Quand je retournai chez moi ainsi vêtu, ma mère me fit la révérence et Rose, cachant ses yeux dans son tablier, se mit à pleurer. Puis, me regardant de ses beaux yeux aussi limpides que ses larmes :

— Monsieur Pierre, me dit-elle, je ne sais pas pourquoi je pleure.

Elle était touchante ainsi. Mais elle ne ressemblait pas à la lune dans les nuées. Je ne l’aimais pas ; c’est Didon que j’aimais.

Cette année-là fut marquée pour moi par un grand deuil. Je perdis mon père, qui succomba assez subitement à une hydropisie de poitrine.

À ses derniers moments, il recommanda à ses enfants de vivre dans l’honnêteté et dans la religion et il les bénit. Il mourut avec une douceur qui n’était point dans son caractère. Il semblait quitter sans regrets et même avec allégresse cette vie à laquelle il était fortement attaché par tous les liens d’une ardente nature. J’appris de lui qu’il est plus facile qu’on ne pense de mourir quand on est homme de bien.

Je résolus d’être à mon tour le père de ces sœurs aînées, déjà bonnes à marier, et de cette mère en larmes, qui, d’année en année, se faisait plus petite, plus faible et plus touchante.

C’est ainsi qu’en un moment, d’enfant je devins homme. J’achevai mes études chez les oratoriens sous des maîtres excellents, les Pères Lance, Porriquet et Marion, qui, perdus dans une province reculée et sauvage, consacraient à l’éducation de quelques pauvres enfants, des facultés brillantes et une érudition profonde qui eussent honoré l’Académie des inscriptions. Le régent les dépassait tous par l’élévation de son esprit et la beauté de son âme.

Tandis que j’achevais ma philosophie sous ces maîtres éminents, une grande rumeur parvenait jusque dans notre province et traversait les murs épais du collège. On parlait d’assembler les États, on demandait des réformes ; et l’on attendait de grands changements. Des livres nouveaux, que nos maîtres nous laissaient lire, annonçaient le retour prochain de l’âge d’or.

Quand vint le moment de quitter le collège, j’embrassai le Père Féval en pleurant.

Il me retint dans ses bras avec une profonde sensibilité. Puis il m’entraîna sous cette charmille où six ans auparavant j’avais eu avec lui mon premier entretien.

Là, me prenant par la main, il se pencha sur moi, me regarda dans les yeux et me dit :

— Souvenez-vous, mon enfant, que, sans le caractère, l’esprit n’est rien. Vous vivrez assez longtemps, peut-être, pour voir naître dans ce pays un ordre nouveau. Ces grands changements ne s’accompliront pas sans troubles. Qu’il vous souvienne alors de ce que je vous dis aujourd’hui : dans les conjonctures difficiles, l’esprit est une faible ressource : seule, la vertu sauve ce qui doit être sauvé.

Pendant qu’il parlait ainsi, au sortir de la charmille, le soleil, déjà bas à l’horizon, l’enveloppait d’une pourpre ardente et revêtait de lumière son beau visage pensif. J’eus le bonheur de retenir ses paroles qui me frappaient, bien que je ne les comprisse pas exactement. Je n’étais alors qu’un écolier, et des plus simples. Depuis, la vérité de ces maximes m’a été révélée dans toute sa profondeur par la leçon terrible des événements.



II


J’avais renoncé à l’état ecclésiastique. Il fallait vivre. Je n’avais point appris le latin pour fabriquer des couteaux dans le faubourg d’une petite ville. Je faisais de grands rêves. Notre métairie, nos vaches, notre jardin ne suffisaient pas à mon ambition. Je trouvais à mademoiselle Rose un air rustique. Ma mère s’imaginait que mon mérite ne pourrait se développer tout entier que dans une ville comme Paris. J’en arrivai sans peine à penser de même. Je me fis faire un habit par le meilleur tailleur de Langres. Cet habit avec une épée à poignée d’acier, qui en soulevait les basques, me donna si bon air, que je ne doutai plus de ma fortune. Le Père Féval me fit une lettre pour le duc de Puybonne, et le 12 juillet de l’an de grâce 1789, je montai dans le coche, en pleurant, chargé de livres latins, de galettes, de lard et de baisers. J’entrai dans Paris par le faubourg Saint-Antoine, que je trouvai plus hideux que les plus misérables hameaux de ma province. Je plaignais de tout mon cœur et les malheureux qui habitaient là et moi qui avais quitté la maison et le verger de mon père pour chercher fortune au milieu de tant d’infortunés. Un négociant en vins qui avait pris le coche avec moi, m’expliqua pourtant que tout ce peuple était dans l’allégresse parce qu’on avait détruit une vieille prison, nommée la Bastille-Saint-Antoine. Il m’assura que M. Necker ramènerait bientôt l’âge d’or. Mais un perruquier qui avait entendu notre conversation affirma à son tour que M. Necker perdrait la nation, si le roi ne le renvoyait pas tout de suite.

— La Révolution, ajouta-t-il, est un grand mal. On ne se coiffe plus. Et un peuple qui ne fait pas de coiffures est au-dessous des bêtes.

Ces paroles fâchèrent le marchand de vin.

— Apprenez, monsieur le merlan, répondit-il, qu’un peuple régénéré dédaigne les vaines parures. Je vous corrigerais de votre impertinence si j’en avais le temps ; mais je vais vendre du vin à M. Bailly, maire de Paris, qui m’honore de son amitié.

Ils se quittèrent ainsi, et moi, j’allai à pied, avec mes livres latins, mon lard et le souvenir des baisers de ma mère, chez M. le duc de Puybonne à qui j’étais recommandé. Son hôtel est situé à l’extrémité de la ville, dans la rue de Grenelle. Les passants me l’indiquèrent à l’envi, car le duc est célèbre pour sa bienfaisance.

Il me reçut avec bonté. Rien dans ses habits ni dans ses façons ne sort de la simplicité. Il a cet air joyeux qu’on ne voit qu’aux hommes qui travaillent beaucoup sans y être forcés.

Il lut la lettre du Père Féval et me dit :

— Cette recommandation est bonne, mais que savez-vous ?

Je lui répondis que je savais le latin, un peu de grec, l’histoire ancienne, la rhétorique et la poétique.

— Voilà de belles connaissances ! me répondit-il en souriant. Mais il serait préférable que vous eussiez quelque idée de l’agriculture, des arts mécaniques, du commerce de la banque et de l’industrie. Vous connaissez les lois de Solon, je gage ?

Je lui fis signe qu’oui.

— C’est fort bien. Mais vous ignorez la constitution de l’Angleterre. Il n’importe. Vous êtes jeune et dans l’âge d’apprendre. Je vous attache à ma personne, avec cinq cents écus d’appointements. M. Mille, mon secrétaire, vous dira ce que j’attends de vous. Au revoir, monsieur.

Un laquais me conduisit à M. Mille, qui écrivait devant une table au milieu d’un grand salon blanc. Il me fit signe d’attendre. C’était un petit homme rond, de figure assez douce, mais qui roulait des yeux terribles et grondait à mi-voix en écrivant.

J’entendais sortir de sa bouche les mots de tyrans, fers, enfers, homme, Rome, esclavage, liberté. Je le crus fou. Mais, ayant posé sa plume, il me salua de la tête en souriant.

— Hein ? me dit-il, vous regardez l’appartement. Il est simple comme la maison d’un vieux Romain. Plus de dorures sur les lambris, plus de magots sur les cheminées, rien qui rappelle les temps détestés du feu roi, rien qui soit indigne de la gravité d’un homme libre. Libre, Tibre, il faut que je note cette rime. Elle est bonne, n’est-il point vrai ? Aimez-vous les vers, monsieur Pierre Aubier ?

Je répondis que je ne les aimais que trop et qu’il eût mieux valu, pour faire ma cour à Monseigneur, que je préférasse M. Burke à Virgile.

— Virgile est un grand homme, répondit M. Mille. Mais que pensez-vous de M. Chénier ? Pour moi, je ne connais rien de plus beau que son Charles IX. Je ne vous cacherai pas que je m’essaie moi-même dans la tragédie. Et, au moment où vous êtes entré, j’achevais une scène dont je suis assez content. Vous me semblez un fort honnête homme. Je veux bien vous confier le sujet de ma tragédie, mais n’en dites rien. Vous sentez de quelle conséquence serait la moindre indiscrétion. Je compose une Lucrèce.

Soulevant alors un cahier dans ses mains, il lut : Lucrèce, tragédie en cinq actes, dédiée à Louis le Bien-Aimé, restaurateur de la liberté en France.

Il m’en déclama deux cents vers, puis il s’arrêta, donnant pour excuse que le reste demeurait encore imparfait.

— Le courrier du duc, dit-il en soupirant, m’enlève les plus belles heures du jour. Nous sommes en correspondance avec tous les hommes éclairés de l’Angleterre, de la Suisse et de l’Amérique. Je vous dirai, à ce propos, monsieur Aubier, que vous serez employé à la copie et au classement des lettres. S’il vous est agréable de savoir tout de suite de quelles affaires nous nous occupons présentement, je vais vous le dire. Nous aménageons à Puybonne une ferme, avec des colons anglais chargés d’introduire en France les améliorations agricoles réalisées dans la Grande-Bretagne. Nous faisons venir d’Espagne quelques-unes de ces brebis à soyeuses toisons dont les troupeaux ont enrichi Ségovie de leur laine ; négociation si ardue, qu’il a fallu unir à nos efforts ceux du roi lui-même. Enfin nous achetons des vaches suisses pour les donner à nos vassaux.

» Je ne parle point de la correspondance sur les affaires publiques. Celle-là est tenue secrète. Mais vous n’ignorez point que les efforts du duc de Puybonne tendent à faire appliquer en France la constitution de l’Angleterre. Permettez-moi de vous quitter, monsieur Aubier. Je vais à la Comédie. On joue Alzire.

Cette nuit-là je dormis dans des draps fins et je ne dormis pas bien. Je rêvais que les abeilles de ma mère volaient sur les ruines de la Bastille, autour du duc de Puybonne qui souriait avec bonté, dans une lumière élyséenne. Le lendemain, j’allai rejoindre de grand matin M. Mille, à qui je demandai s’il s’était bien diverti à la Comédie. Il me répondit qu’il se flattait d’avoir surpris, pendant la représentation d’Alzire, quelques-uns des secrets par lesquels M. de Voltaire excitait la sensibilité des spectateurs. Puis il me fit copier des lettres relatives à l’achat de ces vaches suisses dont le bon seigneur faisait présent à ses vassaux. Tandis que je m’appliquais à cette tâche :

— Le duc est sensible, me dit-il. J’ai célébré sa bienfaisance dans des vers dont je ne suis pas trop mécontent. Connaissez-vous la terre de Puybonne ? Non ! C’est un séjour enchanteur. Mes vers vous en feront connaître les beautés. Je vais vous les dire :

Vallon délicieux, asile du repos,
Bocages toujours verts, où l’onde la plus pure
Roule paisiblement ses flots,
Et vient mêler son doux murmure
Aux tendres concerts des oiseaux,
Que mon cœur est ému de vos beautés champêtres !
Que j’aime à confier, sous ces riants berceaux,
Le doux nom d’une nymphe à l’écorce des hêtres.
De ces beaux lieux Puybonne est possesseur ;
Avec lui la bonté, la douce bienfaisance,
Dans ce palais habitent en silence
Le sentiment y retient le bonheur.
Puybonne enseigne aux folâtres bergères
À s’assembler sous les ormeaux,
Il se mêle parfois à leurs danses légères,
Puis il leur donne des troupeaux.

J’étais émerveillé. Je n’avais rien entendu à Langres d’aussi galant, et je reconnus qu’il y avait dans l’air de Paris un je ne sais quoi qui ne se trouve point ailleurs.

L’après-dîner, j’allais visiter les principaux monuments de la ville. Le génie des arts a répandu depuis deux siècles ses trésors sur les rives illustres de la Seine. Je ne connaissais encore que des châteaux et des églises gothiques dont la mélancolie, empreinte de rudesse, inspire seulement à l’âme des pensées disgracieuses. Paris, il est vrai, possède encore quelques-uns de ces édifices barbares. La cathédrale même, qui s’élève dans la Cité, témoigne, par l’irrégularité et la confusion de sa structure, de l’ignorance des âges où elle fut construite. Les Parisiens pardonnent à sa laideur en raison de son antiquité. Le Père Féval avait coutume de dire que toutes les antiquités sont vénérables.

Mais quel spectacle différent offrent les monuments des siècles polis ! La régularité du plan, l’exacte proportion des parties, la large ordonnance de l’ensemble, enfin la beauté des ordres imités de l’antique, voilà les qualités qui brillent dans les ouvrages des modernes architectes. Elles se réunissent toutes pour faire de la colonnade du Louvre un chef-d’œuvre digne de la France et de ses rois. Quelle ville que Paris ! M. Mille m’a montré le théâtre où les plus belles actrices du monde prêtent leur voix et leurs charmes aux inspirations de Mozart et de Gluck. Bien plus ! il m’a mené dans le jardin du Luxembourg, où j’ai vu sous d’antiques ombrages Raynal se promenant avec Dussaulx. Ô mon vénéré régent, ô mon maître, ô mon père, ô monsieur Féval ! Que n’êtes-vous témoin de la joie et de l’émotion de votre élève, de votre fils !

Je menai pendant six semaines la vie la plus douce. On annonçait autour de moi le retour de l’âge d’or et je voyais déjà s’avancer le char de Saturne et de Rhée. Le matin, je copiais des lettres sous la direction de M. Mille. C’est un bon compagnon que M. Mille, toujours souriant, toujours fleuri et léger comme un zéphyr.

Après dîner, je lisais quelques pages de l’Encyclopédie à notre bon seigneur, et j’étais libre jusqu’au lendemain matin. Un soir, j’allais souper aux Porcherons avec M. Mille. Des femmes, portant à leur bonnet les couleurs de la Nation, se tenaient à la porte des guinguettes avec des fleurs dans un panier. L’une d’elles s’étant approchée de moi, me prit par le bras, et me dit :

— Mon cher monsieur, voici un bouquet de roses que je vous donne.

Je rougis et ne sus que répondre. Mais M. Mille, qui avait le ton de la ville, me dit :

— Il faut payer ces roses d’une pièce de six sous et dire une parole d’honnêteté à la jolie demoiselle.

Je fis l’un et l’autre, puis je demandai à M. Mille s’il pensait que cette bouquetière fût une personne de bien. Il me répondit qu’il s’en fallait de tout, mais qu’on devait être poli avec toutes les femmes. Je m’attachais tous les jours davantage à l’excellent duc de Puybonne. C’était le meilleur et le plus simple des hommes. Il croyait n’avoir rien donné aux malheureux, quand il ne s’était pas donné lui-même. Il vivait comme un homme du commun, tenant le luxe des riches pour un vol fait aux pauvres. Sa bienfaisance était ingénieuse. Je l’entendis nous dire un jour :

— Il n’est pas de plaisir plus doux que de travailler au bonheur des inconnus, soit en plantant quelque arbre utile, soit en greffant sur de jeunes bourgeons, dans les bois, des branches dont les fruits puissent apaiser un jour la soif du voyageur égaré.

Le bon seigneur ne s’occupait pas que de philanthropie. Il travaillait ardemment à la nouvelle constitution du royaume. Député de la noblesse à l’Assemblée nationale, il siégeait dans les rangs de ces amateurs de la liberté anglaise qu’on nommait monarchiques, aux côtés de Malouet et de Stanislas de Clermont-Tonnerre. Et, bien que, dès lors, ce parti semblât condamné, il voyait s’acheminer, avec toute la ferveur de l’espérance, la plus humaine des révolutions. Nous partagions sa joie.

Malgré bien des causes d’inquiétude, cet enthousiasme nous soutint encore l’année suivante. J’accompagnai M. Mille au Champ-de-Mars dans les premiers jours de juillet. Là deux cent mille personnes de toutes conditions, hommes, femmes, enfants, élevaient de leurs mains l’autel où ils devaient jurer de vivre ou de mourir libres. Des perruquiers en veste bleue, des porteurs d’eau, des abbés, des charbonniers, des capucins, des filles de l’Opéra en robes à fleurs, coiffées de rubans et de plumes, piochaient ensemble la terre sacrée de la patrie. Quel exemple de fraternité ! Nous vîmes MM. Sieyès et de Beauharnais attelés à la même charrette ; nous vîmes le père Gérard, qui, comme un ancien Romain, passe du Sénat à la charrue, manier la pelle et remuer la terre ; nous vîmes toute une famille travaillant au même endroit : le père piochait, la mère chargeait la brouette, et leurs enfants la roulaient tour à tour, tandis que le plus jeune, âgé de quatre ans, sur les genoux de son aïeul, qui en avait quatre-vingt-treize, bégayait : Ah ! ça ira ! ça ira ! Nous vîmes défiler en corps les garçons jardiniers portant des laitues et des marguerites au bout de leurs bêches. Plusieurs corporations les suivaient, musique en tête : les imprimeurs dont la bannière portait cette inscription : Imprimerie, premier drapeau de la Liberté ; puis les bouchers. Sur leur étendard était peint un large couteau avec ces mots : Tremblez, aristocrates, voici les garçons bouchers.

Et cela même nous semblait encore de la fraternité.

— Aubier, mon ami, mon frère ! s’écria M. Mille, je me sens ravi par l’enthousiasme poétique ! Je vais composer une ode qui vous sera dédiée. Écoutez :

Ami, vois-tu ce peuple immense,
Comme il accourt de toutes parts :
Des artisans chers à la France
Vois-tu flotter les étendards ?
C’est à l’autel de la Patrie
Que l’amour dirige leurs pas ;
Tous vont à leur mère chérie
Se dévouer jusqu’au trépas.

M. Mille récitait ces vers avec chaleur ; il était petit, mais il faisait de grands gestes. Il portait un habit amarante. Toutes ces circonstances le faisaient remarquer, et quand il eut achevé cette strophe, un cercle de curieux l’entourait. On l’applaudissait. Il continua, transporté :

Ouvre les yeux, fixe ton âme
Sur ce spectacle solennel…

Mais à peine avait-il prononcé ces mots qu’une dame coiffée d’un vaste chapeau noir à plumes se jeta dans ses bras et le pressa contre le fichu qui lui couvrait la gorge.

— Que cela est beau ! s’écria-t-elle. Monsieur Mille, souffrez que je vous embrasse.

Un capucin qui, son menton sur le manche de sa bêche, se tenait dans le cercle des curieux, battit des mains à la vue d’un si grand embrassement. Alors de jeunes patriotes qui l’entouraient le poussèrent en riant vers l’embrassante dame, qui l’embrassa au milieu des acclamations. M. Mille m’embrassa, j’embrassai M. Mille.

— Les beaux vers ! s’écriait encore la dame au grand chapeau. Bravo, Mille ! C’est du Jean-Baptiste !

— Oh ! fit M. Mille avec modestie, la tête sur l’épaule, et la joue ronde et rouge comme une pomme.

— Oui, du pur Jean-Baptiste ! répétait la dame ; il faut chanter cela sur l’air « du serin qui te fait envie ».

— Vous êtes trop honnête, lui répondit M. Mille. Permettez-moi, madame Berthemet, de vous présenter mon ami Pierre Aubier, qui vient du Limousin. Il a du mérite et se fera à l’air de Paris.

— Ce cher enfant, répondit madame Berthemet en me pressant la main. Qu’il vienne chez nous. Amenez-nous-le, monsieur Mille. Nous faisons de la musique tous les jeudis. Aime-t-il la musique ? Mais la belle question ! Pour ne pas l’aimer, il faudrait être un barbare en proie à toutes les fureurs. Venez jeudi prochain, monsieur Aubier ; ma fille Amélie vous chantera une romance.

En parlant ainsi, madame Berthemet désigna une jeune demoiselle coiffée à la grecque et vêtue de blanc, dont les cheveux blonds et les yeux bleus me parurent les plus beaux du monde. Je rougis en la saluant. Mais elle ne parut point s’apercevoir de mon trouble.

En rentrant à l’hôtel de Puybonne, je ne dissimulai pas à M. Mille l’impression que me fit la beauté d’une si aimable personne.

— Il faut donc, me répondit M. Mille, ajouter une strophe à mon ode.

Et après quelques secondes de réflexion :

— Voilà qui est fait, ajouta-t-il.

Si d’une belle honnête et sage
Tu sais un jour te faire aimer,
Le nœud sacré du mariage
Est le seul que tu dois former ;
Mais à l’autel de la Patrie
Courez tous deux pour vous unir,
Que jamais votre foi trahie
N’ordonne au ciel de vous punir.

Hélas ! M. Mille n’avait pas ce don de lire dans l’avenir, que l’antiquité attribuait aux poètes. Nos jours heureux étaient désormais comptés et nos belles illusions devaient tomber toutes. Au lendemain de la Fédération, la nation se réveilla cruellement divisée. Le roi, faible et borné, répondait mal aux espérances infinies que le peuple avait mises en lui.

L’émigration criminelle des princes et des nobles appauvrissait le pays, irritait le peuple et menait à la guerre. Les clubs dominaient l’Assemblée. Les haines populaires devenaient de plus en plus menaçantes. Si la nation était en proie au trouble, la paix ne régnait pas dans mon cœur. J’avais revu Amélie. J’étais devenu l’hôte assidu de sa famille et il n’y avait pas de semaine que je n’allasse deux ou trois fois dans la maison qu’ils habitaient dans la rue Neuve-Saint-Eustache. Leur fortune, autrefois brillante, avait beaucoup souffert de la Révolution, et je puis dire que le malheur mûrit notre amitié. Amélie, devenue pauvre, m’en parut plus touchante et je l’aimai. Je l’aimai sans espoir. Qu’étais-je, pauvre petit paysan, pour plaire à une si gracieuse citadine ?

J’admirais ses talents. C’est en faisant de la musique, de la peinture ou en traduisant quelque roman anglais, qu’elle se divertissait noblement des malheurs publics et de ceux de sa famille. Elle montrait en toute rencontre une fierté qui se tournait volontiers à mon égard en raillerie badine. Il était visible que, sans toucher son cœur, j’amusais son esprit. Son père était le plus beau grenadier de la section, homme nul au demeurant. Quant à madame Berthemet, c’était, malgré sa pétulance, la meilleure des femmes. Elle débordait d’enthousiasme. Les perroquets, les économistes et les vers de M. Mille la faisaient tomber en pâmoison. Elle m’aimait, quand elle en avait le temps, car les gazettes et l’Opéra lui en prenaient beaucoup. Elle était, après sa fille, la personne du monde que j’avais le plus de plaisir à voir.

J’avais fait de grands progrès dans la confiance de M. de Puybonne. Il ne m’occupait plus à copier des lettres ; il m’employait aux négociations les plus délicates et il me faisait souvent des confidences dans lesquelles M. Mille n’avait point de part.

D’ailleurs il avait perdu la foi, sinon le courage. La fuite humiliante de Louis XVI l’affligea plus que je ne saurais dire ; mais après le retour de Varennes, il se montra assidu auprès du souverain prisonnier qui avait méprisé ses conseils et suspecté ses sentiments. Mon cher seigneur resta désespérément fidèle à la royauté mourante. Le 10 Août, il était au Château, et c’est par une sorte de miracle qu’il échappa au peuple, et qu’il put regagner son hôtel. Dans la nuit, il me fit appeler. Je le trouvai revêtu des habits d’un de ses intendants.

— Adieu, me dit-il, je fuis une terre dévouée à tous les genres de désolations et de crimes. Après-demain j’aurai touché les côtes de l’Angleterre. J’emporte trois cents louis ; c’est tout ce que j’ai pu réaliser de ma fortune. Je laisse ici des biens considérables. Je n’ai que vous à qui me fier. Mille est un sot. Prenez mes intérêts. Je sais qu’il y aura du danger à le faire ; mais je vous estime assez pour vous confier des soins périlleux.

Je lui pris les mains, les baisai et les mouillai de larmes ; ce fut ma seule réponse.

Tandis qu’il s’échappait de Paris à la faveur de son déguisement et d’un faux passeport dont il s’était muni, je brûlai dans les cheminées de l’hôtel des papiers qui eussent pu compromettre des familles entières et coûter la vie à des centaines de personnes. Dans les jours qui suivirent, je fus assez heureux pour vendre, à très bas prix, il est vrai, les voitures, les chevaux et la vaisselle de M. de Puybonne, et je sauvai de la sorte de soixante-dix à quatre-vingt mille livres qui passèrent le détroit. Ce ne fut pas sans courir les plus grands dangers que je conduisis ces négociations délicates. Il y allait de ma vie. La terreur régnait sur la capitale au lendemain du 10 Août. Dans les rues, la veille encore animées par la bigarrure des costumes, où retentissaient les cris des marchands et les pas des chevaux, s’étendaient maintenant la solitude et le silence. Toutes les boutiques étaient fermées ; les citoyens, cachés dans leurs logis, tremblaient pour leurs amis, et pour eux-mêmes.

Les barrières étaient gardées, et nul ne pouvait sortir de la ville épouvantable. Des patrouilles d’hommes armés de piques parcouraient les rues. On ne parlait que de visites domiciliaires. J’entendais de ma chambre, située dans les combles de l’hôtel, les pas des citoyens armés, le bruit des piques et des crosses de fusil contre les portes voisines, les plaintes et les cris des habitants qu’on traînait aux sections. Et quand les sans-culottes avaient tout le jour terrorisé les âmes paisibles du quartier, ils se rendaient dans la boutique d’un épicier, mon voisin ; ils y buvaient, y dansaient la carmagnole, chantaient le Ça ira jusqu’au matin, et il m’était impossible de fermer l’œil de la nuit. L’inquiétude rendait mon insomnie plus cruelle. Je craignais que quelque valet ne m’eût dénoncé et qu’on ne vînt pour m’arrêter.

Il y avait alors une fièvre de délation. Pas un marmiton qui ne se crût un Brutus pour avoir trahi les maîtres qui le nourrissaient.

J’étais constamment sur mes gardes : un serviteur fidèle devait m’avertir au premier coup de marteau. Je me jetais habillé sur mon lit ou dans un fauteuil. J’avais sur moi la clef de la petite porte du jardin. Mais pendant les exécrables journées de Septembre, quand j’appris que des centaines de prisonniers avaient été massacrés au milieu de l’indifférence publique, sous le regard approbateur des magistrats, l’horreur l’emporta en moi sur la crainte et je rougis de prendre tant soin de ma sûreté et de défendre si prudemment une existence que devaient désoler les crimes de ma patrie.

Je ne craignais plus de me montrer dans les rues ni de croiser les patrouilles. Pourtant j’aimais la vie. Il y avait un charme puissant à mes angoisses et à mes douleurs. Une image délicieuse effaçait à mes yeux tout le sombre tableau qui se déroulait devant moi. J’aimais Amélie, et son jeune visage, multiplié dans mon imagination, l’enchantait tout entière. Je l’aimais sans espoir. Pourtant il me semblait que j’étais moins indigne d’elle, depuis que je m’étais conduit en homme de cœur. Je me flattais que, du moins, mes périls me rendraient intéressant à ses yeux.

C’est dans ces dispositions que j’allai la voir un matin. Je la trouvai seule. Elle me parla avec plus de douceur qu’elle n’avait fait encore. Ses yeux se tournèrent vers le ciel et il en coula une larme. Cette vue me jeta dans un trouble inexprimable. Je me jetai à ses pieds, je saisis sa main et la baignai de pleurs.

— Ô mon frère ! me dit-elle en s’efforçant de me relever.

Je ne compris pas en ce moment la cruelle douceur de ce nom de frère. Je lui parlais avec toute la sensibilité de mon âme.

— Oui, m’écriai-je, ces temps sont affreux. Les hommes sont méchants, fuyons-les. Le bonheur est dans la solitude. Il est encore des îles lointaines où l’on peut vivre innocent et caché, allons-y. Allons chercher le bonheur à l’ombre des lataniers, sur le tombeau de Virginie.

Tandis que je parlais ainsi, elle regardait au loin et semblait rêveuse ; mais je ne devinai pas si elle faisait le même rêve que moi.



III


Je passai le reste de la journée dans la plus cruelle incertitude. Je ne pouvais ni prendre aucun repos, ni m’occuper d’aucun soin. La solitude m’était affreuse et la compagnie importune. Dans ces dispositions j’errais au hasard par les rues et les quais de la ville, contemplant tristement les armoiries mutilées au fronton des hôtels, et les saints décapités au portail des églises. Ma rêverie me conduisit insensiblement dans le jardin du Palais-Royal où se pressait une foule bigarrée de promeneurs qui venaient lire les gazettes en buvant du café. Aussi les galeries de bois avaient-elles tous les jours un air de fête.

Depuis la déclaration de la guerre et les progrès des armées coalisées, les Parisiens venaient ainsi chercher des nouvelles aux Tuileries et au Palais-Royal. La foule était grande quand le temps était beau, et l’inquiétude même apportait avec elle un certain divertissement.

Beaucoup de femmes, vêtues à la grecque, avec simplicité, portaient à la taille ou dans les cheveux les couleurs de la Nation. Je me sentais plus seul encore dans cette foule ; tout ce bruit, tout ce mouvement qui m’environnait ne servait, pour ainsi dire, qu’à repousser et à renfermer mes pensées en moi.

— Hélas ! me disais-je, ai-je assez parlé ? Ai-je laissé voir tous mes sentiments ? Ou plutôt n’en ai-je que trop dit ? Consentira-t-elle à me revoir encore, maintenant qu’elle sait que je l’aime ? Mais le sait-elle ? et le veut-elle savoir ?

Ainsi je gémissais sur l’incertitude de mon sort quand mon attention fut brusquement attirée par une voix connue. Je levai la tête et je vis M. Mille qui, debout dans un café, chantait au milieu de patriotes et de citoyennes. Vêtu en garde national, il pressait de son bras gauche une jeune femme que je reconnus pour une des bouquetières de Ramponneau, et chantait sur l’air de Lisette :

S’il est douze cents députés
Qui brisent nos entraves,
Le vœu de cent mille beautés
Est de nous rendre esclaves :
Toutes nos dames ont regret
À l’ancien régime,
Et louer un nouveau décret
C’est perdre leur estime.

Un murmure d’approbation accueillit ce couplet. M. Mille sourit, s’inclina légèrement, puis se tournant vers sa compagne, il continua de chanter :

Ah ! ne les imitez jamais,
Adorable Sophie,
Et connaissez mieux les bienfaits
De la philosophie :
C’est elle qui dicte des lois
Aux Solons de la France,
Et qui fera dans tous ses droits
Rentrer un peuple immense.

On applaudit et M. Mille, tirant de sa poche un nœud de ruban, le remit à Sophie en chantant :

Hâtez-vous donc de l’arborer,
Cette belle cocarde,
Dont j’aime tant à me parer
Quand je monte ma garde.
Vous devez préférer à l’or
Les fleurs à peines écloses ;
Ce joli ruban tricolor
À tout l’éclat des roses.

Sophie piqua le ruban à son bonnet en promenant sur l’assistance un regard stupide et triomphant. On applaudit. M. Mille salua. Il contemplait la foule sans y distinguer ni moi ni personne ; ou plutôt, dans cette foule, il ne voyait que lui-même.

— Ah ! monsieur, s’écria mon voisin, qui dans son enthousiasme m’embrassait tendrement ; ah ! si les Prussiens, si les Autrichiens voyaient cela ! Ils trembleraient, monsieur ! Ils ont eu des intelligences à Longwy et à Verdun. Mais Paris, s’ils y venaient, serait leur tombeau. L’esprit du peuple est tout à fait martial. Je viens du jardin des Tuileries, monsieur. J’ai entendu des chanteurs, placés devant la statue de la Liberté, entonner le chant de guerre des Marseillais. Une foule frémissante répétait en chœur le refrain :

Aux armes, citoyens !

Que les Prussiens n’étaient-ils là ! ils fussent tous rentrés sous terre !

Mon interlocuteur était un homme ordinaire ; ni beau ni laid, ni petit ni grand. Il ressemblait à tout le monde, et n’avait rien de propre ni de distinctif : comme il parlait haut, il fut vite entouré. Après avoir toussé avec importance, il poursuivit :

— L’ennemi approche de Châlons. Il faut l’enfermer dans un cercle de fer. Citoyens, veillons nous-mêmes au salut public. Mais défiez-vous de vos généraux, défiez-vous de l’état-major des troupes de ligne, défiez-vous de vos ministres, bien que vous les ayez choisis, défiez-vous même de vos députés à la Convention, et sauvons-nous nous-mêmes.

— Bravo ! s’écria un des assistants, volons à Châlons !

Un petit homme l’interrompit vivement :

— Les patriotes ne doivent quitter Paris qu’après avoir exterminé les traîtres.

Ces paroles sortaient d’une bouche que je reconnus aussitôt. Je ne pouvais m’y tromper. Cette tête énorme et chancelante sur d’étroites épaules, cette face plate et livide, toute cette personne chétive et monstrueuse, c’était mon ancien maître, le Père Joursanvault. Une méchante veste avait remplacé sa soutane. Sa tête était coiffée d’un bonnet rouge. Son visage suait la haine et l’apostasie. Je détournai le mien, mais je ne pus me défendre d’entendre l’ancien oratorien qui poursuivait sa harangue en ces termes :

— On n’a pas assez versé de sang dans les glorieuses journées de Septembre. Le peuple, toujours magnanime, a trop épargné les conspirateurs et les traîtres.

À ces terribles paroles, je m’enfuis épouvanté. Enfant, je soupçonnais M. Joursanvault de n’être ni juste ni bienveillant. Je ne l’aimais pas. Mais j’étais bien loin de deviner la noirceur de son âme. En découvrant que mon ancien maître n’était qu’un vil scélérat, j’éprouvai une douleur amère.

— Que ne suis-je encore qu’un enfant ! m’écriai-je en moi-même. Et à quoi bon vivre, si la vie nous ménage de semblables rencontres ! Ô bon régent, Père Féval ! que votre souvenir vienne adoucir les tristesses de mon âme ! Où la tourmente vous a-t-elle jeté, ô mon seul, ô mon vrai maître ? Du moins, partout où vous êtes, j’en suis sûr, l’humanité, la pitié et l’héroïsme résident avec vous. Vous m’avez enseigné, ô mon vénérable régent, la droiture et le courage. Vous avez fortifié mon cœur en prévision des jours d’épreuve. Puisse votre élève, votre enfant, ne pas se montrer trop indigne de vous !

À peine avais-je achevé cette invocation mentale, que je me sentis un courage nouveau. Et ma pensée, revenant, par une pente naturelle, à ma chère Amélie, je connus tout à coup mon devoir et je résolus de l’accomplir.

J’avais révélé mes sentiments à Amélie. Ne devais-je pas le même aveu à madame Berthemet ?

J’étais à quelques pas de sa porte, et mes rêveries m’avaient conduit naturellement vers la maison où respirait Amélie. J’entrai, je parlai.

Madame Berthemet me répondit en souriant que j’étais un bien honnête homme. Puis prenant un ton plus grave :

— Je vais donc vous faire une confidence nécessaire à votre repos. Ne vous abusez pas ; renoncez à tout espoir. Ma fille est aimée du chevalier de Saint-Ange et je ne la crois pas insensible à cet hommage. Je souhaiterais pourtant qu’elle en perdît le souvenir. Car notre fortune décline chaque jour, et l’amour du chevalier est mis par là à une épreuve dont les sentiments les plus ardents ne sont pas toujours victorieux.

Le chevalier de Saint-Ange ! À ce nom je frémis ; j’avais pour rival le poète le plus tendre, le conteur le plus aimable ! Naissance, famille, beauté, talents, il avait tout pour plaire ! La veille, j’avais vu dans les mains d’une dame, sur une boîte d’écaille, le portrait peint à la miniature du chevalier de Saint-Ange, en costume de dragon.

En le voyant, j’avais envié, comme tous les hommes, sa mâle élégance et sa grâce souveraine. Tous les matins, j’entendais ma voisine, la mercière, chanter, sur le seuil de sa porte, l’immortelle romance, le Gage :

Ô toi qui n’eus jamais dû naître,
Gage trop cher d’un fol amour,
Puisses-tu ne jamais connaître
L’erreur qui te donna le jour !

Naguère encore je lisais avec délices le roman philosophique qui ouvrit au chevalier de Saint-Ange les portes de l’Académie française, cet admirable Cynégyre qui laisse bien loin derrière lui le Numa Pompilius de M. Florian. « Votre Cynégyre, disait le vénérable M. Sedaine au chevalier de Saint-Ange en le recevant dans l’illustre Compagnie, votre Cynégyre a été dédié par vous aux mânes de Fénelon et l’offrande n’a pas déparé l’autel. » Tel était mon rival : l’auteur sensible du Gage, l’émule de Fénelon et de Voltaire ! Je restais confus : l’étonnement engourdissait ma douleur.

— Quoi ! madame, m’écriai-je, le chevalier de Saint-Ange…

— Oui, reprit madame Berthemet en secouant la tête, un beau talent. Mais n’imaginez pas qu’il soit l’homme de ses poèmes héroïques. Hélas ! son amour décline avec notre fortune.

Elle ajouta avec bonté qu’elle regrettait que le choix de sa fille ne se fût pas porté sur moi.

— Les talents, disait-elle, ne font pas le bonheur. Au contraire, les hommes doués de facultés extraordinaires, les poètes, les orateurs, devraient vivre seuls. Qu’ont-ils besoin de compagnons en cette vie où ils ne peuvent rencontrer d’égaux ? Leur génie même les condamne à l’égoïsme. On n’est pas impunément un homme supérieur.

Mais je ne l’écoutais plus, je demeurais étonné. Cette révélation avait tué mon amour, je n’avais jamais rien espéré. Sans espoir l’amour n’est guère vivace. Le mien était mort d’un seul mot.

Le chevalier de Saint-Ange ! L’avouerai-je ? Tandis que mon cœur saignait, j’éprouvais une sorte de satisfaction d’amour-propre à songer que tout autre aurait été repoussé comme moi, prévenu par un tel rival.

Je baisai cent fois les mains de madame Berthemet et je sortis de chez elle tranquille, muet, lent, comme l’ombre de ce généreux amant qui était venu une heure auparavant porter à la mère d’Amélie ses scrupules et ses aveux. J’étais désespéré ; je ne souffrais pas, j’éprouvais seulement de la surprise, de la honte et de la crainte en me sentant survivre au meilleur de moi-même, à mon amour.

Comme je traversais le Pont-Neuf pour rentrer dans mon vieux faubourg désert, je vis sur le terre-plein, au pied du socle sur lequel s’élevait naguère la statue de Henri IV, un chanteur de l’Académie de musique qui disait l’hymne des Marseillais d’une voix pathétique. La foule assemblée, tête nue, reprenait le refrain en chœur : Aux armes, citoyens ! Mais quand le chanteur entonna le dernier couplet : Amour sacré de la Patrie, d’une voix lente et profonde, tout le peuple frémit dans une sainte ivresse. À ce vers :

Liberté, liberté chérie…

je tombai à genoux sur le pavé, et je vis que tout le peuple s’était prosterné avec moi. Ô Patrie ! Patrie ! qu’y a-t-il en toi pour que tes enfants t’adorent ainsi ? Au-dessus de la boue et du sang s’élève ton image radieuse. Ô Patrie ! heureux ceux qui meurent pour toi.

Le soleil qui descendait alors à l’horizon dans les nuées ensanglantées répandait des flammes liquides sur les eaux du plus illustre des fleuves. Salut, dernier rayon de mes beaux jours !

Oh ! dans quel sombre hiver j’entrai ce soir-là ! Quand je m’enfermai dans ma petite chambre, sous les combles de l’hôtel de Puybonne, je crus poser sur moi la pierre de mon tombeau.

— C’est fait ! me dis-je en sanglotant, je n’aime plus Amélie. Mais d’où vient que je suis obligé de me le redire sans cesse ? D’où vient que, ne l’aimant plus, je ne puis songer qu’à elle ? Pourquoi pleuré-je avec tant d’amertume mon pauvre amour déraciné ?

De cruelles angoisses vinrent se joindre aux tristesses de mon cœur. L’état des affaires publiques me désespérait. Ma détresse était extrême et, loin d’espérer obtenir du travail, j’étais réduit à me cacher pour n’être point arrêté comme suspect.

M. Mille n’avait pas reparu à l’hôtel depuis le 10 Août. Je ne sais trop où il logeait ; mais il ne manquait pas une seule séance de la Commune et il récitait tous les jours devant la municipalité, aux grands applaudissements des tricoteuses et des sans-culottes, un hymne nouveau. Il était le plus patriote des poètes et le citoyen Dorat-Cubières lui-même semblait auprès de lui un timide feuillant suspect aux démagogues. J’étais d’un commerce dangereux ; aussi M. Mille ne venait pas me visiter, et la délicatesse me faisait un facile devoir de ne point le rechercher. Pourtant, comme il était honnête homme, il m’envoya le recueil imprimé de ses chansons. Oh ! que sa seconde muse ressemblait peu à la première ! Celle-ci était poudrée, fardée, musquée. L’autre avait l’air d’une furie à chevelure de serpents. Je me rappelle encore la chanson des sans-culottes qui voulait être bien méchante. Elle commençait ainsi :

Amis, assez et trop longtemps,
Sous le règne affreux des tyrans,
On chanta les despotes :
Sous celui de l’Égalité,
Des Lois et de la Liberté,
Chantons les Sans-culottes.

Le procès du roi me jeta dans un trouble indicible. Mes jours s’écoulaient dans l’horreur. Un matin, on vint frapper à ma porte. Je devinai une main douce et amie ; j’ouvris, madame Berthemet se jeta dans mes bras :

— Sauvez-moi, sauvez-nous, me dit-elle. Mon frère Eustance, mon frère unique, porté sur une liste d’émigrés, est venu chercher un asile chez moi. Il a été dénoncé, arrêté. Il est en prison depuis cinq jours. Heureusement, l’accusation qui pèse sur lui est vague et mal fondée. Mon frère n’a jamais émigré. Il suffit, pour qu’il soit relâché, qu’on vienne témoigner de sa résidence. J’ai demandé ce service au chevalier de Saint-Ange. Il me l’a refusé prudemment. Eh bien ! mon ami, mon fils, ce service, périlleux pour lui, et plus périlleux encore pour vous, je viens vous le demander.

Je la remerciai de cette demande comme d’une faveur. C’en était une, en effet, et la plus précieuse dont un honnête homme pût être honoré.

— Je savais bien que vous ne refuseriez pas, vous ! s’écria madame Berthemet en m’embrassant. Mais ce n’est pas tout, ajouta-t-elle. Il faut que vous trouviez un second témoin, il est nécessaire qu’il s’en présente deux pour que mon frère soit relâché. Mon ami, en quel temps vivons-nous ! M. de Saint-Ange s’éloigne de nous : notre malheur l’importune ; et M. Mille craindrait de fréquenter des suspects. Qui l’eût dit, mon ami ; qui l’eût dit ? Vous souvient-il du jour de la Fédération ? Nous étions tous animés de sentiments fraternels, et j’avais une bien belle robe.

Elle me quitta en pleurant. Je descendis l’escalier sur ses pas pour quérir un témoin, et j’étais, à vrai dire, fort embarrassé d’en trouver un. En me prenant le menton dans les mains, je m’avisai que j’avais une barbe de huit jours qui pourrait me rendre suspect, et je me rendis tout de suite chez mon barbier au coin de la rue Saint-Guillaume.

Ce barbier était un très bon homme nommé Larisse, long comme un peuplier, agité comme un tremble. Quand j’entrai dans son échoppe, il accommodait un marchand de vin du quartier, qui de sa bouche barbouillée de savon vomissait toutes sortes de gentillesses.

— Joli merlan des dames, disait-il, on te coupera la tête et on la mettra au bout d’une pique, pour satisfaire tes aspirations aristocratiques. Il faut que tous les ennemis du peuple crachent dans le panier, depuis le gros Capet jusqu’au mince Larisse. Et ça ira !

M. Larisse, plus pâle que la lune et plus tremblant que la feuille, rasait avec d’infinies précautions le menton du patriote injurieux. Je constatai que jamais perruquier n’avait éprouvé plus d’effroi. Et j’en augurai bien pour le succès du dessein que j’avais soudainement formé. Mon intention en effet était de prier M. Larisse de venir témoigner avec moi au comité.

— Il est si poltron, me disais-je, qu’il n’osera pas me refuser.

Le marchand de vin se retira en grommelant de nouvelles menaces et me laissa seul avec le perruquier qui, tout frémissant encore, me passa une serviette au cou.

— Ah ! monsieur, me dit-il à l’oreille d’une voix plus faible qu’un soupir, l’enfer est déchaîné sur nous ! N’ai-je donc étudié l’art de la coiffure que pour accommoder des démons ? Les têtes qui me faisaient honneur sont maintenant à Londres ou à Coblentz. Comment se porte monseigneur le duc de Puybonne ? C’était un bon maître.

Je l’assurai que le duc vivait à Londres, en donnant des leçons d’écriture. En effet, le duc m’avait fait tenir récemment un papier où il me mandait qu’il vivait parfaitement heureux à Londres avec quatre shillings six pence par jour.

— Il se peut, me répondit M. Larisse, mais on n’est pas coiffé à Londres comme à Paris. Les Anglais savent faire des constitutions, mais ils ne savent pas faire de perruques, et leur poudre n’est pas d’un blanc assez pur.

M. Larisse m’eut vite rasé. Je n’avais pas alors la barbe bien rude. À peine avait-il fermé son rasoir que, lui saisissant le poignet, je lui dis résolument :

— Mon cher monsieur Larisse, vous êtes un galant homme : vous allez m’accompagner à l’assemblée générale de la section des Postes, en la ci-devant église Saint-Eustache. Vous y attesterez avec moi que M. Eustance n’a jamais émigré.

À ces mots, M. Larisse pâlit et murmura d’une voix mourante :

— Mais je ne connais pas M. Eustance.

— Moi non plus, lui répondis-je.

Ce qui était la pure vérité. J’avais bien auguré du caractère de M. Larisse. Il était anéanti. La peur même le jetait dans le péril. Je le pris par le bras, il me suivit sans résistance.

— Mais vous me menez à la mort, me dit-il doucement.

— À la gloire ! lui répondis-je.

Je ne sais s’il connaissait ses tragiques, mais il était sensible à l’honneur ; il parut flatté. Il avait quelque littérature, car me quittant le bras pour se rendre dans son arrière-boutique :

— Cher monsieur, me dit-il, laissez-moi mettre du moins mon bel habit. Dans l’antiquité, les victimes étaient parées de fleurs. Je l’ai lu dans l’Almanach des honnêtes gens.

Il tira de sa commode un habit bleu qu’il passa autour de sa longue et flexible personne. C’est dans cet équipage qu’il m’accompagna à l’assemblée générale de la section des Postes, qui était en permanence.

Au seuil de l’église désaffectée, sur la porte de laquelle on lisait les mots : Liberté, égalité, fraternité ou la mort, M. Larisse sentit une sueur lui monter au front ; il entra pourtant. Un des citoyens qui dormait là, au milieu de bouteilles vides, se réveilla à demi pour examiner notre affaire, puis il nous renvoya au comité révolutionnaire de la section.

Je connaissais ce comité pour y avoir accompagné deux fois M. Berthemet. Le président en était un petit logeur de la rue de la Truanderie dont les plus fidèles pratiques étaient des demoiselles du monde. Parmi les membres figuraient un rémouleur à brouette, un portier et un dégraisseur, nommé Bistac. C’est au rémouleur que nous eûmes affaire. Il siégeait sans façon, les manches retroussées ; il se montra bonhomme.

— Citoyens, nous dit-il, du moment que vous apportez une attestation en forme, je n’ai rien à objecter, parce que je suis magistrat et que conséquemment la forme me suffit. Je n’ajouterai qu’un mot : Un homme qui a de l’intelligence et de l’esprit ne doit pas être autorisé à quitter Paris en ce moment. Parce que, voyez-vous, citoyens…

Il hésita, puis, s’aidant du geste pour exprimer sa pensée, il étendit son bras nu et musclé, puis il le porta à son front qu’il frappa du doigt en disant : « Il ne faut pas seulement de ça (ce qu’il entendait de son bras, instrument de travail), il faut aussi de ça (ce qu’il entendait de son front, siège de l’intelligence). »

Il nous vanta ensuite son génie naturel et se plaignit que ses parents ne lui eussent pas donné d’instruction. Puis il se mit en devoir de signer notre déclaration. En dépit de sa bonne volonté, ce fut long. Pendant que ses mains, habituées à la meule, maniaient péniblement la plume, le dégraisseur Bistac entra dans la salle. Bistac n’avait pas la bonne humeur du gagne-petit. Il avait l’âme jacobine. À notre vue, son front se plissa, ses narines se gonflèrent : il flairait des aristocrates.

— Qui es-tu ? me demanda-t-il.

— Pierre Aubier.

— Eh bien ! Pierre Aubier, t’es-tu flatté de coucher cette nuit dans ton lit ?

Je fis assez bonne contenance, mais mon compagnon se mit à frissonner de tous ses membres. Ses os claquaient si fort que Bistac y prit garde et m’oublia pour ne plus s’occuper que du pauvre Larisse.

— Tu m’as tout l’air d’un conspirateur, dit Bistac, d’une voix terrible. Quelle est ta profession ?

— Barbier, pour vous servir, citoyen.

— Tous les barbiers sont des feuillants.

La peur faisait faire communément à M. Larisse les actions les plus courageuses. Il m’a confessé depuis qu’à ce moment il avait eu toutes les peines du monde à se défendre de crier : « Vive le roi ! » Dans le fait il ne cria point, mais il répondit fièrement qu’il ne devait pas tant de grâces à la Révolution qui avait supprimé les perruques et la poudre, et qu’il était las de trembler sans cesse.

— Prenez ma tête, ajouta-t-il, j’aime mieux mourir une fois que de craindre toujours.

Ce discours rendit Bistac perplexe.

Cependant le rémouleur, qui roulait dans sa cervelle des pensées confuses mais bienveillantes, nous invita à nous retirer.

— Allez, citoyens, nous dit-il, mais rappelez-vous que la République a besoin de ça.

Et il montrait son front.

Le frère de madame Berthemet fut relâché le lendemain. La mère d’Amélie m’en témoigna beaucoup de reconnaissance et m’embrassa, car elle était embrassante. Elle fit mieux :

— Vous avez, me dit-elle, acquis des droits à la reconnaissance d’Amélie. Je veux que ma fille vienne elle-même vous témoigner toute sa gratitude. Elle vous doit un oncle. C’est moins qu’une mère, il est vrai, mais quelles louanges ne mérite pas votre courage…

Elle alla chercher Amélie.

Resté seul dans le salon, j’attendis. Je me demandai si j’aurais la force de la revoir. Je craignais, j’espérais, je souffrais mille morts.

Au bout de cinq minutes madame Berthemet reparut seule.

— Excusez une ingrate, me dit-elle. Ma fille refuse de venir. « Je ne saurais souffrir sa présence, m’a-t-elle dit. Sa vue me serait cruelle : désormais, il m’est odieux. En montrant plus de courage que l’homme que j’aime, il s’est acquis un cruel avantage. Je ne le reverrai de ma vie : il est généreux, il me pardonnera. »

Après m’avoir rapporté ces paroles, madame Berthemet conclut par ces mots

— Oubliez une ingrate.

Je promis de m’y efforcer et je tins parole. Les événements m’y aidèrent. La terreur régnait. L’affreuse journée du 31 mai avait ôté aux modérés leurs dernières espérances.

Dénoncé plusieurs fois comme conspirateur à cause de la correspondance que j’entretenais avec M. de Puybonne, j’étais sans cesse menacé de perdre la liberté et la vie.

N’ayant plus de carte de civisme et n’osant en demander de peur d’être mis aussitôt en état d’arrestation, l’existence n’était plus supportable pour moi.

On faisait alors la réquisition de douze cent mille hommes, depuis l’âge de dix-huit ans jusqu’à vingt-cinq. Je me fis inscrire. Le 7 brumaire an II, à six heures du matin, je pris la route de Nancy pour rejoindre mon régiment. Le bonnet de police sur la tête, sac au dos, vêtu d’une carmagnole, je me trouvais un air assez martial.

De temps en temps je me retournais vers la grand’ville où j’avais tant souffert et tant aimé. Puis je reprenais mon chemin en essuyant une larme. Je m’avisai de chanter pour me donner du cœur et j’entonnai l’hymne des Marseillais :

Allons, enfants de la Patrie !

À la première étape, je présentai ma feuille de route à des paysans qui m’envoyèrent coucher à l’étable, dans la paille. J’y dormis d’un sommeil délicieux. Et je songeai, en me réveillant :

« Voilà qui est bien. Je ne risque plus d’être guillotiné. Il me semble que je n’aime plus Amélie ; ou plutôt, il me semble que je ne l’ai jamais aimée. Je vais avoir un sabre et un fusil. Je n’aurai plus à craindre que les balles des Autrichiens. Brindamour et Trompelamort ont raison : il n’est pas de plus beau métier que celui de soldat. Mais qui l’eût dit, quand j’étudiais le latin sous les pommiers en fleur de M. l’abbé Lamadou, qu’un jour je défendrais la République ? Ah ! monsieur Féval, qui l’eût dit que le petit Pierre votre élève s’en irait en guerre ? »

À l’étape suivante, une bonne femme me coucha dans des draps blancs, parce que je ressemblais à son fils.

Je logeai le lendemain chez une chanoinesse qui me mit dans un grenier, à la pluie et au vent ; encore le fit-elle d’une âme bien angoissée, tant un défenseur de la République lui semblait une dangereuse espèce de brigand.

Enfin, je rejoignis mon corps sur le bord de la Meuse. On me donna une épée. J’en rougis de plaisir et me crus plus grand d’un pied. Ne m’en raillez pas ; c’est là de la vanité, j’en conviens ; mais c’est celle qui fait les héros. À peine équipés nous reçûmes l’ordre de partir pour Maubeuge.

Nous arrivâmes sur la Sambre par une nuit noire. Tout se taisait. Nous vîmes des feux allumés sur les collines, de l’autre côté de la rivière. J’appris que c’étaient les bivouacs de l’ennemi. Et mon cœur battit à se rompre.

C’est d’après Tite-Live que je m’étais fait une image de la guerre. Or, je vous atteste, bois, prés, collines, rives de la Sambre et de la Meuse, cette image était fausse. La guerre, telle que je la fis, consiste à traverser des villages incendiés, à coucher dans la boue, à entendre siffler des balles pendant les longues et mélancoliques factions de la nuit ; mais de combats singuliers et de batailles rangées, je n’en vis point. Nous dormions peu et nous ne mangions pas. Floridor, mon sergent, ancien garde française, jurait que nous menions « une vie de fête » ; il exagérait, mais nous n’étions pas malheureux, car nous avions la conscience de faire notre devoir et d’être utiles à la patrie.

Nous étions justement fiers de notre régiment qui s’était couvert de gloire à Wattignies. Il était composé en grande partie de soldats de l’ancien régime, solides et bien instruits. Comme il avait perdu beaucoup de monde dans plusieurs affaires, on avait bouché les trous, tant bien que mal, avec de jeunes réquisitionnaires. Sans les vétérans qui nous encadraient, nous n’eussions rien valu. Il faut beaucoup de temps pour former un soldat, et l’enthousiasme, à la guerre, ne remplace pas l’expérience.

Mon colonel était un ci-devant noble de chez moi. Il me traita avec bonté. Vieux royaliste de province, soldat et non courtisan, il avait fort tardé à changer l’habit blanc des troupes de Sa Majesté contre l’habit bleu des soldats de l’an II. Il détestait la République et donnait tous les jours sa vie pour elle.

Je bénis la Providence de m’avoir conduit à la frontière, puisque j’y ai trouvé la vertu.


[Écrit au bivouac, sur la Sambre, du septidi 27 frimaire, au sextidi 6 nivôse an II de la République française, par Pierre Aubier, réquisitionnaire.]


  1. Toutes les circonstances de ces Mémoires sont véritables et empruntées à divers écrits du xviiie siècle. Il ne s’y trouve pas un détail, si petit qu’il soit, qu’on ne rapporte d’après un témoignage authentique.