L’Évangile et l’Église/Introduction

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INTRODUCTION

Les conférences de M. A. Harnack sur l’essence du christianisme [1] ont eu un grand retentissement dans le monde protestant principalement en Allemagne. Profession de foi personnelle en forme d’aperçu historique, elles répondaient sans doute à un besoin de beaucoup d’intelligences, et elles résumaient tout un ensemble d’idées où plusieurs se sont retrouvés avec satisfaction. Mais les suffrages des théologiens ont été partagés. Quelques-uns ont formulé des réserves, et il en est aussi qui ont critiqué vivement une façon d’entendre le christianisme qui élimine de son essence à peu près tout ce qu’on est accoutumé à regarder comme croyance chrétienne.


L’ouvrage aurait fait sans doute plus de bruit en France, et même parmi les catholiques, s’il n’était venu après l’Esquisse d'une philosophie de la religion, de M. A. Sabatier, dont l’esprit et les conclusions étaient à peu près semblables. Cependant, une traduction française vient de paraître [2], et quelques revues catholiques avaient attiré déjà l’attention de leurs lecteurs sur cette publication remarquable, en en donnant des analyses où se mêlaient certaines rectifications.

L’originalité d’une pareille synthèse théologico-historique a de quoi frapper les esprits, dans un temps où la science se fait crudité et se défie des théories générales, où l'on discute les problèmes religieux à un point de vue qu’on pourrait dire purement phénoménal, et où beaucoup pensent que la théologie est chose vaine, tandis que d’autres, au contraire, pensent encore qu’elle est chose si divine, qu’elle n’a pas à s’occuper de ce que des chercheurs téméraires racontent de son passé. Peut-être y a-t-il quelque utilité à faire de ce livre un examen attentif, non précisément pour le réfuter, mais pour déterminer sa véritable situation à l’égard de l’histoire.

C’est, en effet, au point de vue de l’histoire que l’on a voulu se mettre dans cette étude. On ne s’est nullement proposé d’écrire l’apologie du catholicisme et du dogme traditionnel. Si l’on avait eu cette intention, le présent travail serait très défectueux et incomplet, notamment en ce qui regarde la divinité du Christ et l’autorité de l’Église. On n’entend pas démontrer ici la vérité de l’Evangile ni celle du christianisme catholique, mais on essaie seulement d’analyser et de définir le rapport qui les unit dans l’histoire. Le lecteur de bonne foi ne s’y trompera pas.

Puisque l’œuvre du savant conférencier s’annonce comme historique, on la discutera uniquement d’après les données de l’histoire. M. Sabatier indiquait, à côté de l’histoire, comme source de sa philosophie religieuse, la psychologie. M. Harnack en appelle surtout aux faits ; il expose beaucoup moins une philosophie religieuse qu’une religion, ou pour mieux dire que « la religion », dans le principe unique et immuable qui est censé la constituer ; il extrait ce principe de l’Évangile, et il s’en sert comme d’un critérium pour juger tout le développement chrétien, lequel n’aurait de valeur que dans la mesure où cette précieuse essence a pu s’y conserver. Toute la doctrine du livre porte sur ce point fondamental : l’essence de l’Évangile consiste uniquement dans la foi au Dieu Père, que Jésus a révélé. De la solidité ou de l’insuffisance de ce principe dépend la valeur des jugements qui sont émis sur l’évolution de l’Eglise, de son dogme et de son culte, depuis les origines et dans les diverses confessions qui se réclament aujourd’hui de l’Évangile et du nom de Jésus.

Aussi ne peut-on, dès l’abord, se défendre d’une certaine inquiétude, en voyant un mouvement aussi considérable que le christianisme ramené à une seule idée ou à un seul sentiment. Est-ce bien la définition d’une réalité historique, ou une façon systématique de la considérer ? Une religion qui a tenu tant de place dans l’histoire et qui a renouvelé, pour ainsi dire, la conscience de l’humanité, a-t-elle son point de départ et toute sa substance dans une seule pensée ? Comment cette grande force peut-elle consister en un seul élément ? Se peut-il qu’un tel fait ne soit pas plus complexe ? La définition du christianisme, d’après M. Harnack, est-elle d’un historien, ou seulement d’un théologien qui prend dans l’histoire ce qui convient à sa théologie ? La théorie qui est exposée dans les conférences sur l’essence du christianisme est celle qui domine la savante histoire des dogmes [3], qu’a publiée le même auteur. Mais l’a-t-il déduite réellement de l’histoire, ou bien n’aurait-il pas simplement interprété l’histoire d’après la théorie ?

On sait que Renan [4] comparait assez irrévérencieusement le théologien libéral à un oiseau dont on a coupé le bout des ailes : tant qu’il est au repos, son attitude est naturelle, mais quand il se met à voler, son allure n’est pas franche. Ce n’est pas à propos des théologiens catholiques, assimilés, comme les protestants orthodoxes, à des oiseaux en cage, que l’auteur des Origines du christianisme a fait cette comparaison, mais à l’intention de certains exégètes rationalistes qui associaient à une critique minutieuse, dont on aurait pu croire que les conclusions générales devaient être fondées sur l’expérience, les théories les plus absolues et les plus risquées.

La remarque de Renan n’est pas un axiome indiscutable. Une incompatibilité radicale n’existe pas entre la profession de théologien et celle d’historien. Peut-être a-t-on vu déjà des théologiens qui savaient être historiens, c’est-à-dire prendre les faits tels qu’ils résultent des témoignages sainement compris, sans introduire leurs propres pensées dans les textes qu’ils interrogeaient, et en se rendant compte de la transposition que l’on fait nécessairement subir aux idées antiques lorsqu’on les adapte à la mentalité moderne. Mais il faut bien avouer qu’on en a toujours vu et que l’on en voit encore un bien plus grand nombre qui, pourvus d’un système général que la tradition leur a fourni ou qu’ils ont eux-mêmes élaboré sous l’influence de la tradition, tout en croyant parfois s’y soustraire, plient inconsciemment, ou même consciemment, les textes et les faits au gré de leurs doctrines. On doit ajouter que les adversaires des théologiens peuvent apporter aussi, et qu’ils ont apporté souvent, en ces matières d’histoire religieuse, des partis pris antécédents à l'examen des choses et qui peuvent en compromettre, tout autant que les partis pris théologiques, sinon davantage, l’équitable et sereine appréciation.

Au fond, M. Sabatier et M. Harnack ont voulu concilier la foi chrétienne avec les exigences de la science et de l’esprit scientifique en notre temps. Il faut que ces exigences soient devenues bien grandes, ou qu’on les croie telles, car la foi se fait bien petite et modeste. Qu’aurait pensé Luther, si on lui eût présenté sa doctrine du salut par la foi, avec cet amendement : « indépendamment des croyances », ou avec cet autre : « la foi au Père miséricordieux, car la foi au Fils est étrangère à l’Évangile de Jésus » ? La religion s’accorde ainsi avec la science, parce qu’elle ne la rencontre plus. On a ou l’on n’a pas cette confiance en la bonté de Dieu ; mais il semble impossible qu’un sentiment puisse contredire aucune conclusion de la critique biblique ou de la critique philosophique.

Cependant cet accord négatif est peut-être moins solide qu’il ne paraît. Toute assertion absolue qui défie le contrôle de l’intelligence peut devenir, à un moment donné, un obstacle au mouvement libre et légitime de la pensée. Bien que ce minimum de foi, extrait de la Bible, semble autoriser une liberté complète et illimitée de la critique biblique, il serait néanmoins un obstacle à l’exercice de cette liberté, et un obstacle des plus sérieux à son exercice le plus indispensable en ce qui regarde l’Évangile, si, par hasard, il ne se trouvait pas dans l'Évangile, ou s’il n’y était pas dans le sens où on l’entend. Ceux qui s’obligeraient à l’y voir se contraindraient en même temps à ne pas prendre l’Évangile tel qu’il est. On a dit assez longtemps, et non sans motif, que le dogme de l’inspiration biblique, en tant qu’il induisait à tenir la Bible pour un livre dont la vérité ne connaissait ni la limite, ni l’imperfection, ni l’a peu près, et qui était comme rempli de la science infinie de Dieu, empêchait de percevoir le sens réel et historique de l’Écriture ; mais on pourrait en dire autant de la persuasion, arrêtée avant examen, ou pour des motifs pris en dehors de l’histoire, qu’un système religieux quelconque, que l’on croit être le vrai, doit avoir été l’Évangile du Christ. L’Évangile a existé indépendamment de nous ; tâchons de l’entendre en lui-même, avant de l’interpréter par rapport à nos préférences ou à nos besoins.

Si l’on veut déterminer historiquement l’essence de l’Évangile, les règles d’une saine critique ne permettent pas qu’on soit résolu d’avance à considérer comme non essentiel ce que l’on est porté maintenant à juger incertain ou inacceptable. Ce qui a été essentiel à l’Évangile de Jésus est ce qui tient la première place, et la plus considérable, dans son enseignement authentique, les idées pour lesquelles il a lutté et pour lesquelles il est mort, non celle-là seulement que l’on croit encore vivante aujourd’hui.

De même, si l'on veut définir l’essence du christianisme primitif, on devra chercher quelle était la préoccupation dominante des premiers chrétiens, et ce dont vivait leur religion. En appliquant le même procédé d’analyse à toutes les époques, et en comparant les résultats, on pourra vérifier si le christianisme est resté fidèle à la loi de son origine, si ce qui fait aujourd’hui la base du catholicisme est ce qui soutenait l’Eglise du moyen âge, celle des premiers siècles, et si cette base est substantiellement identique à l’Évangile de Jésus, ou bien si la clarté de l’Évangile s’est bientôt obscurcie, pour n’être dégagée de ses ténèbres qu’au XVIe siècle ou même de nos jours. Si des traits communs se sont conservés et développés depuis l’origine jusqu’à notre temps dans l’Église, ce sont ces traits qui constituent l’essence du christianisme. Du moins, l’historien n’en peut pas connaître d’autres ; il n’a pas le. droit d’employer une autre méthode que celle qu’il appliquerait à une religion quelconque. Pour fixer l’essence de l’islamisme, on ne prendra pas, dans l’enseignement du Prophète et dans la tradition musulmane, ce que l’on peut juger vrai et fécond, mais ce qui, pour Mahomet et ses sectateurs, importe le plus en fait de croyance, de morale et de culte. Autrement, avec un peu de bonne volonté, l’on découvrirait que l’essence du Coran est la même que celle de l’Évangile, la foi au Dieu clément et miséricordieux.

Il y aurait aussi peu de logique à prendre pour l’essence totale d’une religion ce qui la différencie d’avec une autre. La foi monothéiste est commune au judaïsme, au christianisme et à l’islamisme. On n’en conclura pas que l’essence de ces trois religions doive être cherchée en dehors de l’idée monothéiste. Ni le juif, ni le chrétien, ni le musulman n’admettront que la foi à un seul Dieu ne soit pas le premier et principal article de leur symbole. Chacun critiquera la forme particulière que l’idée reçoit dans la croyance du voisin ; mais aucun ne s’avisera de nier que le monothéisme soit un élément de sa religion, sous prétexte que le monothéisme appartient aussi à la religion des autres. C’est par leurs différences qu’on établit la distinction essentielle de ces religions, mais ce n’est pas uniquement par ces différences qu’elles sont constituées.

Il est donc tout à fait arbitraire de décréter que le christianisme doit être essentiellement ce que l’Évangile n’a pas emprunté au judaïsme, comme si ce que l’Évangile a retenu de la tradition juive était nécessairement de valeur secondaire. M. Harnack trouve tout naturel de mettre l’essence du christianisme dans la foi au Dieu Père, parce qu’il suppose assez gratuitement d’ailleurs, que cet élément de l’Évangile est étranger à l’Ancien Testament. Quand même l’hypothèse serait fondée, la conclusion qu’on en tire ne serait pas légitime. Cette conclusion peut se présenter d’elle-même à l’esprit d’un théologien protestant, pour qui le mot « tradition » est. synonyme de « catholicisme » et d’ « erreur », et qui est heureux de penser que l’Évangile a été comme le protestantisme de la Loi, Mais l’historien n’y peut voir qu’une assertion dont la preuve reste à fournir. Jésus n’a pas prétendu détruire la Loi, mais l’accomplir. On doit donc s’attendre à trouver, dans le judaïsme et dans le christianisme, des éléments communs, essentiels à l’un et à l’autre, la différence des deux religions consistant dans cet « accomplissement » qui est propre à l’Évangile, et qui, joint aux éléments communs, doit former l’essence totale du christianisme. L’importance de ces éléments ne dépend ni de leur antiquité ni de leur nouveauté, mais de la place qu’ils tiennent dans l’enseignement de Jésus et du cas que Jésus lui-même en a fait.

L’essence de l’Évangile ne peut être établie que sur une discussion critique des textes évangéliques, et en partant des textes les plus sûrs et les plus clairs, non de ceux dont l’authenticité ou le sens peuvent être douteux. On irait contre les principes les plus élémentaires de la critique en échafaudant une théorie générale du christianisme sur un petit nombre de textes médiocrement garantis, et en négligeant la masse des textes incontestés et leur signification très nette. Avec une telle méthode, on offrirait au public une synthèse doctrinale plus ou moins spécieuse, mais non l’essence du christianisme d’après l’Évangile.

M. Harnack n’a pas évité cet écueil. Sa définition de l’essence du christianisme n’est pas fondée sur l’ensemble des textes certains, mais elle repose, en dernière analyse, sur un très petit nombre de textes, on pourrait presque dire sur deux passages : « Nul ne connaît le Fils, si ce n’est le Père, ni le Père, si ce n’est le Fils [5] », et : « Le royaume de Dieu est en vous [6] », qui ont chance l’un et l’autre d’avoir été influencés, sinon produits, par la théologie des premiers temps. Ce parti pris de sa critique pourrait donc avoir exposé l’auteur à la suprême infortune, pour un théologien protestant, d’avoir fondé l’essence de l’Évangile sur une donnée de la tradition chrétienne.

Le mal ne serait pas grand, au point de vue de l’histoire, si l’on n’isolait pas ces textes en leur donnant la préférence sur tous les autres. Le départ, il faut bien l’avouer, est souvent difficile à faire entre la religion personnelle de Jésus et la façon dont ses disciples l’ont comprise, entre la pensée du Maître et les interprétations de la tradition apostolique. Si le Christ avait rédigé lui-même un exposé de sa doctrine et un résumé de sa prédication, un traité méthodique de son œuvre, de son rôle, de ses espérances, l’historien soumettrait cet écrit à l’examen le ? plus attentif et déterminerait, d’après un témoignage indiscutable, l’essence de l’Évangile. Mais jamais un tel écrit n’a existé, et rien ne peut suppléer à son absence. Il ne reste dans les Évangiles qu’un écho, nécessairement affaibli et un peu mêlé, de la parole de Jésus ; il reste l’impression générale qu’il a laissée à ses auditeurs bien disposés, ainsi que les plus frappantes de ses sentences, selon qu’on les a comprises et interprétées ; il reste enfin le mouvement dont Jésus a été l’initiateur.

Quoi que l'on pense, théologiquement, de la tradition, que l’on s’y fie ou que l’on s’en défie, on ne connaît le Christ que par la tradition, à travers la tradition, dans la tradition chrétienne primitive. Autant dire que le Christ est inséparable de son œuvre, et que l’on tente une entreprise qui n’est qu’a moitié réalisable, quand on veut définir l’essence du christianisme d’après le pur Évangile de Jésus, en dehors de la tradition, comme si cette seule idée de l’Évangile sans la tradition n’était pas en contradiction flagrante avec l’état du fait qui est soumis à la critique. Cet état de choses, trop naturel, n’a rien de déconcertant pour l’historien ; car l’essence du christianisme doit être dans l’œuvre de Jésus, ou bien elle ne sera nulle part, et on la chercherait vainement dans quelque débris de ses discours. Si une foi, une espérance, un sentiment, un élan de volonté dominent l’Évangile et se sont perpétués dans l’Église des premiers temps, là sera l’essence du christianisme, quelques réserves qu’on puisse faire sur l’authenticité littérale de certaines paroles et sur les modifications plus ou moins notables que la pensée de Jésus a dû subir en se transmettant de génération en génération [7].

« Les essences des choses sont immuables », disait la vieille philosophie, en considérant les types éternels des réalités contingentes. Pour constituer une telle essence au christianisme, il faut le transformer lui-même en entité métaphysique, en essence logique, en quelque chose de pareil à la notion scolastique de l’espèce, que certains théologiens craignent encore de corrompre en admettant l’idée d’évolution. M. Harnack semble craindre aussi que son essence du christianisme ne fût gâtée, s’il y introduisait l’idée de vie, de mouvement et de développement. Il se défie cependant des essences abstraites, et il s’est bien gardé, tout en disant que le christianisme est la religion absolue, ce qui est un propos hégélien, de donner une définition théorique de la religion, qui aurait été, par là même, la définition du christianisme. Il a mis l’essence du christianisme dans un sentiment : la confiance filiale en Dieu, le Père miséricordieux. Là serait toute la religion et tout le christianisme. L’identité de ce sentiment dans Jésus et dans les chrétiens ferait la continuité de la religion et l’immutabilité de son essence.

Mais cette essence, dans l’exiguïté de ses proportions, est-elle vraiment immuable, et pourquoi faudrait-il qu’elle le fût ? La miséricorde divine a-t-elle été comprise tout à fait de la même façon par les apôtres et par M. Harnack ? Les apôtres se faisaient du monde et aussi de Dieu, conséquemment de sa miséricorde, une idée assez différente de celle qu’insinue la péroraison de L’essence du christianisme. Or le sentiment n’est pas indépendant de l’idée ;. si l’idée change, la forme du sentiment changera aussi, bien que le sentiment reste le même par sa direction, l’on peut dire par l’esprit qui le soutient. Et si l’identité de direction et l’impulsion qui vient du Christ font sur ce point ce qu’on appelle l’immutabilité du christianisme, pourquoi ne la feraient-elles pas sur d’autres points ? Pourquoi pas en ce qui concerne l’espérance du royaume éternel, que Jésus a prêchée constamment, et que l’Eglise chrétienne n’a jamais laissé perdre ? Pourquoi pas en ce qui concerné la mission des apôtres chargés de propager cette espérance ? Pourquoi pas en ce qui concerne le Christ lui-même, dont le rôle messianique appartient à l'Évangile primitif et n’a cessé de remplir la pensée de l’Église depuis le commencement ? Pourquoi pas en ce qui concerne les divers thèmes de l’enseignement évangélique, dont aucun n’a été regardé comme accessoire durant les siècles chrétiens ? Pourquoi tous ces éléments du christianisme, sous toutes les formes où ils se sont conservés, ne seraient-ils pas l’essence du christianisme ? Pourquoi ne pas mettre l’essence du christianisme dans la plénitude et la totalité de sa vie, qui, par cela même qu’elle est vie, est mouvement et variété, mais en tant que vie procédant d’un principe évidemment très puissant, a grandi suivant une loi qui affirmait, à chaque progrès, la force initiale de ce qu’on pourrait appeler son essence physique, révélée dans toutes ses manifestations ? Pourquoi l’essence de l’arbre devrait-elle être censée contenue dans une particule du germe d’où il est sorti, et pourquoi ne serait-elle pas aussi véritablement et plus parfaitement réalisée dans l’arbre que dans la graine ? Le procédé d’assimilation par lequel se fait la croissance est-il à regarder comme une altération de l’essence virtuellement contenue dans le germe, et n’est-il pas plutôt la condition indispensable de son être, de sa conservation, de son progrès dans une vie toujours la même et incessamment renouvelée ?

On ne peut condamner l’historien à regarder comme essence du christianisme vivant un point qui se multiplie sans grandir. Il y aurait plutôt à reprendre la parabole du Sénevé, en comparant à une petite semence le christianisme naissant. La graine était petite, car la religion nouvelle était moindre, par le prestige de l’antiquité, que les vieilles religions, encore subsistantes, de l'Égypte et de la Chaldée ; elle était moindre, par la puissance extérieure, que le paganisme gréco-romain ; elle était moindre, en apparence, que le judaïsme, dont elle se présentait comme une variété sans avenir, puisque le judaïsme la repoussait. Cette semence néanmoins enfermait en germe l’arbre que nous voyons ; elle avait pour sève la charité ; sa poussée de vie était dans l’espérance du royaume ; sa force d’expansion dans l’apostolat ; son gage de succès dans le sacrifice ; comme forme générale, cette religion embryonnaire avait la foi à l’unité et à la souveraineté absolue de Dieu, et, comme forme particulière et distinctive, la foi à la mission divine de Jésus, qui lui a valu son nom de christianisme. Tout cela était dans la petite semence, et tout cela était l’essence réelle de la religion chrétienne ; tout cela ne demandait qu’à grandir, à tel point que cela vit encore, après avoir beaucoup grandi.

Quand on veut savoir où est l’essence du christianisme, il faut regarder ces manifestations vitales qui contiennent la réalité du christianisme, son essence permanente, reconnaissable en elles, comme les traits principaux du christianisme primitif sont reconnaissables dans leur développement. Les formes particulières et changeantes dé ce développement, en tant que changeantes, ne sont pas l’essence du christianisme, mais elles se succèdent, pour ainsi dire, dans un cadre dont les proportions générales, pour être variables, ne laissent pas d’être équilibrées, en sorte que si la figure change, son type ne varie pas, ni la loi qui gouverne son évolution. Ce sont les traits généraux de cette figure, les éléments de cette vie et leurs propriétés caractéristiques, qui constituent l’essence du christianisme ; et cette essence est immuable comme peut l’être celle d’un être vivant, qui est le même tant qu’il vit, et dans la mesure où il vit. L’historien pourra trouver que l’essence du christianisme a été plus ou moins sauvegardée dans les diverses communions chrétiennes ; il ne la croira pas compromise par le développement des institutions, des croyances et du culte, tant que ce développement sera gouverné par les principes qui ont été vérifiés dès le début. Il ne pensera pas que cette essence ait été réalisée absolument et définitivement à un point quelconque des siècles passés ; il croira qu’elle se réalise plus ou moins parfaitement depuis le commencement, et qu’elle continuera de se réaliser ainsi, de plus en plus, tant que vivra le christianisme.

M. Harnack ne conçoit pas le christianisme comme une semence qui a grandi, d’abord plante en puissance, puis plante réelle, identique à elle-même depuis le commencement de son évolution jusqu’à son terme actuel, et depuis la racine jusqu’au sommet de la tige ; mais comme un fruit mûr, ou plutôt avarié, qu’il faut peler pour arriver jusqu’au noyau incorruptible. Et M. Harnack enlève la pelure avec tant de persévérance qu’on peut se demander s’il restera quelque chose à la fin. Cette façon de dépecer un sujet ne convient pas à l’histoire. qui est une science d’observation sur le vif, non de dissection sur le mort. L’analyse historique remarque et distingue ; elle ne détruit pas ce qu’elle touche ; elle ne prend pas tout mouvement pour un écart, ni tout accroissement pour une déformation. Ce n’est pas en épluchant le christianisme qu’on trouvera la loi de sa vie. Un pareil découpage aboutit nécessairement à une théorie particulière, qui peut avoir sa valeur philosophique, mais qui ne compte guère au point de vue positif de l’histoire. Il n’appartient pas même aux théologiens, si ce n’est dans un exercice tout personnel de leur esprit, et à plus forte raison n’appartient-il pas à un critique, de saisir la religion au passage, de la mettre en morceaux, d’en extraire un élément quelconque et de le déclarer unique en disant : « Voilà l’essence du christianisme. » Regardons vivre la religion chrétienne, et en voyant ce dont elle a vécu depuis le commencement, ce par quoi elle se soutient, notons les traits principaux de cette existence séculaire, persuadés qu’ils ne perdent rien de leur réalité ni de leur importance pour se présenter à nous aujourd’hui sous des couleurs qui ne sont plus celles d’autrefois.

En réduisant le christianisme à un seul point, à une seule vérité que la conscience de Jésus aurait perçue et révélée, on protège bien moins qu’on ne croit la religion contre toute attaque, attendu qu’on la prive à peu près de tout contact avec la réalité, de tout appui dans l’histoire, et de toute garantie devant la raison. Le Christ qu’on nous présente n’aura eu qu’une seule idée vraie parmi beaucoup de fausses, et celles que l’on regarde comme erronées et de nulle valeur ne sont pas celles dont il a été le moins préoccupé. Si l’on vient à ne pas sentir la vérité unique dont il est dit révélateur, on n’attendra plus rien de lui. Et pour sentir cette vérité incomparable, pour la trouver plus vraie que le reste, seule vraie sans le reste, pour y voir la religion absolue, il ne suffit pas de la contempler ; il faut une sorte d’entraînement intellectuel et moral qui prépare à ne voir qu’elle et à s’en contenter. On dirait que le Dieu de M. Harnack, chassé du domaine de la nature, chassé aussi de l’histoire en tant qu’elle est matière de fait et mouvement d’idées, s’est réfugié sur les hauteurs de la conscience humaine, et n’est plus aperçu que là, de ceux qui l’aperçoivent encore. Est-il bien certain qu’on ne puisse le voir d’ailleurs, et que, si on ne le voit pas ailleurs, on le trouve là infailliblement ? Ne pourrait-il pas, si l'on ne faisait effort pour le retenir, être chassé aussi bien de ce dernier retranchement et identifié à « la catégorie de l’Idéal » ou à « l’Activité imparfaite aspirant au Parfait », ces fantômes de Divinité dont la raison s’amuse, quand elle s’est égarée en se cherchant elle-même, et qui ne sont rien pour la religion ? La conscience pourra-t-elle garder bien longtemps un Dieu que la science ignore, et la science respectera-t-elle toujours un Dieu qu’elle ne connaît pas ? Dieu sera-t-il bonté s’il n’est d’abord être et vérité ? Ne le conçoit-on pas aussi facilement, et aussi nécessairement, comme source de vie et de vérité que comme bonté indulgente ? Aurons-nous besoin de lui pour rassurer nos consciences, si nous n’avons pas eu besoin de lui pour affermir nos intelligences ? N’est-ce pas avec toute son âme et toute son activité que l’homme peut chercher Dieu et le trouver ? Ne faut-il pas que Dieu vive dans la nature et dans l’homme, et la formule intégrale de la vraie philosophie religieuse ne serait-elle pas : « Dieu partout », comme la formule intégrale du christianisme est : « Le Christ dans l'Église, et Dieu dans le Christ » ?

Mais l'on n’a pas à examiner ici la théologie de M. Harnack. On va seulement vérifier si son « essence du christianisme », au lieu d’être la religion absolue, le christianisme absolu, entités qui ont peu de chance d’appartenir à l’histoire, ne marquerait pas une étape ou ne serait pas simplement une formule radicale du protestantisme.




Notes[modifier]

  1. Das Wesen des Christentums. Leipzig, 1900.
  2. L'essence du christianisme. Paris, 1902.
  3. Lehrbuch der Dogmengeschichte, Fribourg e. B. I-II, 1894 ; III, 1897.
  4. Vie de Jésus, 13, ix-x.
  5. MATTH. XI, 27.
  6. LUC, XVII, 21.
  7. A vouloir chercher le Christ du pur Évangile, écrivait naguère un savant professeur d’Oxford, « nous arriverions graduellement a vider de son contenu l’idée que nous avons de lui, ou tout au moins à la réduire à quelque chose de très vague et de très général, quelque chose qui ne pourrait fixer la religion du monde. D’autre part, si nous rejetons cette méthode, et si nous admettons que le Christ doit nous être interprété par ce qui est sorti de lui, par toute l’impression qu’il a produite sur ses contemporains et sur la génération suivante, — et c’est ainsi que nous devons le prendre, si nous le considérons comme le centre de notre religion, — nous ne pouvons tracer nulle part des lignes de séparation ; nous devons le regarder comme vivant dans et par son Église, et se révélant de plus en plus complètement en elle. Nous devons le traiter comme étant, en un sens, une idée, ou, si l'on veut, un esprit qui trouve pour lui-même de nouveaux organes à chaque génération, et qui, par ces organes, développe continuellement de nouvelles facultés et s’assimile de nouveaux éléments de la vie humaine. Nous devons, pour employer une expression de Tennyson, tourner nos regards vers le Christ qui est et qui sera, autant que vers le Christ qui a été, comme vers le centre de nos espérances pour l’humanité ». E. CAIRD, Christianity and the historical Christ, dans The New World, VI, 21 (mars 1897), pp. 7-8.



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