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L’Évasion (Tolstoï)/2

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II


À la fin de l’été, les journaux firent connaître la révolution de Paris. Peu après vinrent des nouvelles sur les désordres qui se préparaient à Varsovie. À chaque courrier, Iatcheski attendait avec espoir et anxiété la nouvelle de l’assassinat du grand-duc Constantin et le commencement de la révolution. Enfin en novembre, on apprit à Rojanka l’assaut du Belvédère et la fuite de Constantin Pavlovitch. Puis on apprit que le parlement avait décrété la déchéance des droits des Romanoff à la couronne de Pologne, la dictature de Chlopiski et la libération du peuple polonais. La guerre n’avait pas encore atteint Rojanka, mais ses habitants suivaient son développement et se préparaient à se joindre au mouvement.

Le vieux Iatcheski entretenait une grande correspondance avec un de ses vieux amis, un des chefs de l’insurrection, recevait des Juifs mystérieux, non pour affaires domestiques, mais révolutionnaires et s’apprêtait à se mêler au mouvement au plus tôt. Quant à sa femme, elle s’occupait plus qu’à l’ordinaire de l’entourer de soins, ce qui l’exaspérait de plus en plus. La belle Wanda envoya ses diamants à une amie de Varsovie au profit du Comité. Albine s’intéressait uniquement aux faits et gestes de Migourski. Elle avait su par son père qu’il faisait partie de la brigade de Dvornitzki et elle ne s’intéressait qu’à cette formation. Il avait écrit deux fois. La première, il disait avoir pris du service. La seconde lettre, milieu de février 1831, était pleine d’enthousiasme et parlait de la victoire de Stotchek où un escadron de Cracovie avait pris six canons et fait des prisonniers.

« La victoire des Polonais et la défaite des Moscovites ! Vivat ! » disait-il à la fin de sa lettre.

Albine vivait dans l’enchantement. Elle étudiait la carte, supposait le point où les Moscovites seraient définitivement écrasés, tremblait et pâlissait quand son père décachetait lentement les paquets venus de la poste.

Un jour, la belle-mère, en entrant dans sa chambre, la trouva devant sa glace vêtue d’habits militaires et coiffée du bonnet carré des fédérés. Elle s’apprêtait à fuir la maison pour s’engager dans l’armée polonaise. La belle-mère ayant répété cela au père, il appela sa fille et dissimulant son admiration lui fit de sévères remontrances en exigeant qu’elle oubliât ces projets stupides.

— Les femmes ont d’autres devoirs, dit-il. Aimer et consoler ceux qui se dévouent pour la Patrie.

Maintenant, elle lui était nécessaire, car elle faisait sa joie et sa consolation ; mais un jour viendrait où elle serait nécessaire à son mari. Sachant ce qui devait la toucher, il se dit seul et malheureux. Albine se serra contre lui, le visage en larmes qu’elle cherchait à dissimuler et qui, malgré tout, vinrent mouiller la robe de son père et elle promit de ne rien entreprendre désormais sans son approbation.