L’Évasion (Tolstoï)/3

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III


Seuls les hommes qui ont éprouvé ce qu’ont éprouvé les Polonais après le premier partage de leur pays, la soumission d’une de ses parties aux Allemands détestés et d’une autre partie aux Moscovites encore plus haïs, pourront comprendre l’enthousiasme que ressentaient les Polonais en 1830 et 31. lorsque après les premières tentatives de libération un nouvel espoir parut réalisable. Cet espoir fut cependant éphémère : les forces en présence étaient loin d’être égales et la révolution fut vite écrasée. À nouveau des dizaines de milliers de Russes obéissants et passifs furent poussés vers la Pologne sous le commandement de Diebitch, de Paskievitch et du haut ordonnateur, Nicolas Ier. Ne sachant ce qu’ils faisaient, ils abreuvèrent la terre de leur sang et de celui de leurs frères polonais qu’ils écrasèrent sous leurs masses, les rejetant de nouveau sous le joug des nullités et des faibles qui ne désiraient ni la liberté, ni l’anéantissement de la Pologne, mais qui ne voyaient qu’une chose : la satisfaction de leur cupidité et de leur puérile vanité.

Varsovie fut prise. Des détachements séparés furent entièrement détruits. Des milliers d’hommes furent fusillés, moururent sous le bâton ou furent exilés. Au nombre des exilés se trouvait le jeune Migourski. Son bien avait été confisqué et lui-même envoyé comme simple soldat dans un bataillon de ligne à Oural.

Les Iatcheski vécurent l’hiver de 1832 à Vilna. C’était pour la santé du vieillard qui depuis 1831 souffrait d’une maladie de cœur. C’est là que les touchèrent la lettre que Migourski écrivit de la forteresse où il se trouvait. Il écrivait que, malgré les maux déjà supportés et ceux qui l’attendaient encore, il était heureux de souffrir pour la patrie ; qu’il ne perdait pas courage pour la cause sacrée à laquelle il avait consacré jusque-là sa vie et pour laquelle il donnerait ce qui lui restait à vivre si demain surgissait une possibilité de la faire.

En lisant cette lettre à haute voix, le vieillard, arrivé à ce passage se mit à sangloter et ne put continuer. La lecture fut reprise par Wanda. Migourski écrivait que quels qu’aient pu être ses projets et ses rêves lors de son dernier séjour à Rojanka, ç’avait été là le plus beau moment de sa vie. Il ne pouvait et ne voulait actuellement parler de ses intentions de jadis.

Wanda et Albine comprirent chacune à leur façon cette dernière phrase ; mais n’en parlèrent à personne. En terminant cette lettre, le jeune homme envoyait ses vœux à tous. Et s’adressant à Albine, il employait le même ton taquin de naguère, lui demandant si elle courait toujours aussi vite, rivalisant avec le lévrier et si elle mimait toujours ceux de l’entourage. Il souhaitait bonne santé au vieillard et à Mme Iatcheski, un bon époux à Wanda et la même joie de vivre à Albine.