L’Évolution créatrice/Chapitre II

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Félix Alcan (p. 107-201).


CHAPITRE II
Les directions divergentes de l’évolution de la vie.
Torpeur, intelligence, instinct.


Le mouvement évolutif serait chose simple, nous aurions vite fait d’en déterminer la direction, si la vie décrivait une trajectoire unique, comparable à celle d’un boulet plein lancé par un canon. Mais nous avons affaire ici à un obus qui a tout de suite éclaté en fragments, lesquels, étant eux-mêmes des espèces d’obus, ont éclaté à leur tour en fragments destinés à éclater encore, et ainsi de suite pendant fort longtemps. Nous ne percevons que ce qui est le plus près de nous, les mouvements éparpillés des éclats pulvérisés. C’est en partant d’eux que nous devons remonter, de degré en degré, jusqu’au mouvement originel.

Quand l’obus éclate, sa fragmentation particulière s’explique tout à la fois par la force explosive de la poudre qu’il renferme et par la résistance que le métal y oppose. Ainsi pour la fragmentation de la vie en individus et en espèces. Elle tient, croyons-nous, à deux séries de causes : la résistance que la vie éprouve de la part de la matière brute, et la force explosive — due à un équilibre instable de tendances — que la vie porte en elle.

La résistance de la matière brute est l’obstacle qu’il fallut tourner d’abord. La vie semble y avoir réussi à force d’humilité, en se faisant très petite et très insinuante, biaisant avec les forces physiques et chimiques, consentant même à faire avec elles une partie du chemin, comme l’aiguille de la voie ferrée quand elle adopte pendant quelques instants la direction du rail dont elle veut se détacher. Des phénomènes observés dans les formes les plus élémentaires de la vie on ne peut dire s’ils sont encore physiques et chimiques ou s’ils sont déjà vitaux. Il fallait que la vie entrât ainsi dans les habitudes de la matière brute, pour entraîner peu à peu sur une autre voie cette matière magnétisée. Les formes animées qui parurent d’abord furent donc d’une simplicité extrême. C’étaient sans doute de petites masses de protoplasme à peine différencié, comparables du dehors aux Amibes que nous observons aujourd’hui, mais avec, en plus, la formidable poussée intérieure qui devait les hausser jusqu’aux formes supérieures de la vie. Qu’en vertu de cette poussée les premiers organismes aient cherché à grandir le plus possible, cela nous paraît probable : mais la matière organisée a une limite d’expansion bien vite atteinte. Elle se dédouble plutôt que de croître au delà d’un certain point. Il fallut, sans doute, des siècles d’effort et des prodiges de subtilité pour que la vie tournât ce nouvel obstacle. Elle obtint d’un nombre croissant d’éléments, prêts à se dédoubler, qu’ils restassent unis. Par la division du travail elle noua entre eux un indissoluble lien. L’organisme complexe et quasi-discontinu fonctionne ainsi comme eût fait une masse vivante continue, qui aurait simplement grandi.

Mais les causes vraies et profondes de division étaient celles que la vie portait en elle. Car la vie est tendance, et l’essence d’une tendance est de se développer en forme de gerbe, créant, par le seul fait de sa croissance, des directions divergentes entre lesquelles se partagera son élan. C’est ce que nous observons sur nous-mêmes dans l’évolution de cette tendance spéciale que nous appelons notre caractère. Chacun de nous, en jetant un coup d’œil rétrospectif sur son histoire, constatera que sa personnalité d’enfant, quoique indivisible, réunissait en elle des personnes diverses qui pouvaient rester fondues ensemble parce qu’elles étaient à l’état naissant : cette indécision pleine de promesses est même un des plus grands charmes de l’enfance. Mais les personnalités qui s’entrepénètrent deviennent incompatibles en grandissant, et, comme chacun de nous ne vit qu’une seule vie, force lui est de faire un choix. Nous choisissons en réalité sans cesse, et sans cesse aussi nous abandonnons beaucoup de choses. La route que nous parcourons dans le temps est jonchée des débris de tout ce que nous commencions d’être, de tout ce que nous aurions pu devenir. Mais la nature, qui dispose d’un nombre incalculable de vies, n’est point astreinte à de pareils sacrifices. Elle conserve les diverses tendances qui ont bifurqué en grandissant. Elle crée, avec elles, des séries divergentes d’espèces qui évolueront séparément.

Ces séries pourront d’ailleurs être d’inégale importance. L’auteur qui commence un roman met dans son héros une foule de choses auxquelles il est obligé de renoncer à mesure qu’il avance. Peut-être les reprendra-t-il plus tard dans d’autres livres, pour composer avec elles des personnages nouveaux qui apparaîtront comme des extraits ou plutôt comme des compléments du premier ; mais presque toujours ceux-ci auront quelque chose d’étriqué en comparaison du personnage originel. Ainsi pour l’évolution de la vie. Les bifurcations, au cours du trajet, ont été nombreuses, mais il y a eu beaucoup d’impasses à côté de deux ou trois grandes routes ; et de ces routes elle-mêmes une seule, celle qui monte le long des Vertébrés jusqu’à l’homme, a été assez large pour laisser passer librement le grand souffle de la vie. Nous avons cette impression quand nous comparons les sociétés d’Abeilles ou de Fourmis, par exemple, aux sociétés humaines. Les premières sont admirablement disciplinées et unies, mais figées ; les autres sont ouvertes à tous les progrès, mais divisées, et en lutte incessante avec elles-mêmes. L’idéal serait une société toujours en marche et toujours en équilibre, mais cet idéal n’est peut-être pas réalisable : les deux caractères qui voudraient se compléter l’un l’autre, qui se complètent même à l’état embryonnaire, deviennent incompatibles en s’accentuant. Si l’on pouvait parler, autrement que par métaphore, d’une impulsion à la vie sociale, il faudrait dire que le gros de l’impulsion s’est porté le long de la ligne d’évolution qui aboutit à l’homme, et que le reste a été recueilli sur la voie conduisant aux Hyménoptères : les sociétés de Fourmis et d’Abeilles présenteraient ainsi l’aspect complémentaire des nôtres. Mais ce ne serait là qu’une manière de l’exprimer. Il n’y a pas eu d’impulsion particulière à la vie sociale. Il y a simplement le mouvement général de la vie, lequel crée, sur des lignes divergentes, des formes toujours nouvelles. Si des sociétés doivent apparaître sur deux de ces lignes, elles devront manifester la divergence des voies en même temps que la communauté de l’élan. Elles développeront ainsi deux séries de caractères, que nous trouverons vaguement complémentaires l’une de l’autre.

L’étude du mouvement évolutif consistera donc à démêler un certain nombre de directions divergentes, à apprécier l’importance de ce qui s’est passé sur chacune d’elles, en un mot à déterminer la nature des tendances dissociées et à en faire le dosage. Combinant alors ces tendances entre elles, on obtiendra une approximation ou plutôt une imitation de l’indivisible principe moteur d’où procédait leur élan. C’est dire qu’on verra dans l’évolution tout autre chose qu’une série d’adaptations aux circonstances, comme le prétend le mécanisme, tout autre chose aussi que la réalisation d’un plan d’ensemble, comme le voudrait la doctrine de la finalité.

Que la condition nécessaire de l’évolution soit l’adaptation au milieu, nous ne le contestons aucunement. Il est trop évident qu’une espèce disparaît quand elle ne se plie pas aux conditions d’existence qui lui sont faites. Mais autre chose est reconnaître que les circonstances extérieures sont des forces avec lesquelles l’évolution doit compter, autre chose soutenir qu’elles sont les causes directrices de l’évolution. Cette dernière thèse est celle du mécanisme. Elle exclut absolument l’hypothèse d’un élan originel, je veux dire d’une poussée intérieure qui porterait la vie, par des formes de plus en plus complexes, à des destinées de plus en plus hautes. Cet élan est pourtant visible, et un simple coup d’œil jeté sur les espèces fossiles nous montre que la vie aurait pu se passer d’évoluer, ou n’évoluer que dans des limites très restreintes, si elle avait pris le parti, beaucoup plus commode pour elle, de s’ankyloser dans ses formes primitives. Certains Foraminifères n’ont pas varié depuis l’époque silurienne. Impassibles témoins des révolutions sans nombre qui ont bouleversé notre planète, les Lingules sont aujourd’hui ce qu’elles étaient aux temps les plus reculés de l’ère paléozoïque.

La vérité est que l’adaptation explique les sinuosités du mouvement évolutif, mais non pas les directions générales du mouvement, encore moins le mouvement lui-même[1]. La route qui mène à la ville est bien obligée de monter les côtes et de descendre les pentes, elle s'adapte aux accidents du terrain ; mais les accidents de terrain ne sont pas cause de la route et ne lui ont pas non plus imprimé sa direction. À chaque moment ils lui fournissent l’indispensable, le sol même sur lequel elle se pose ; mais si l’on considère le tout de la route et non plus chacune de ses parties, les accidents de terrain n’apparaissent plus que comme des empêchements ou des causes de retard, car la route visait simplement la ville et aurait voulu être une ligne droite. Ainsi pour l’évolution de la vie et pour les circonstances qu’elle traverse, avec cette différence toutefois que l’évolution ne dessine pas une route unique, qu’elle s’engage dans des directions sans pourtant viser des buts, et qu’enfin elle reste inventive jusque dans ses adaptations.

Mais, si l’évolution de la vie est autre chose qu’une série d’adaptations à des circonstances accidentelles, elle n’est pas davantage la réalisation d’un plan. Un plan est donné par avance. Il est représenté, ou tout au moins représentable avant le détail de sa réalisation. L’exécution complète en peut être repoussée dans un avenir lointain, reculée même indéfiniment : l’idée n’en est pas moins formulable, dès maintenant, en termes actuellement donnés. Au contraire, si l’évolution est une création sans cesse renouvelée, elle crée au fur et à mesure, non seulement les formes de la vie, mais les idées qui permettraient à une intelligence de la comprendre, les termes qui serviraient à l’exprimer. C’est dire que son avenir déborde son présent et ne pourrait s’y dessiner en une idée.

Là est la première erreur du finalisme. Elle en entraîne une autre, plus grave encore.

Si la vie réalise un plan, elle devra manifester une harmonie plus haute à mesure qu’elle avancera plus loin. Telle, la maison dessine de mieux en mieux l’idée de l’architecte tandis que les pierres montent sur les pierres. Au contraire, si l’unité de la vie est tout entière dans l’élan qui la pousse sur la route du temps, l’harmonie n’est pas en avant, mais en arrière. L’unité vient d’une vis a tergo : elle est donnée au début comme une impulsion, elle n’est pas posée au bout comme un attrait. L’élan se divise de plus en plus en se communiquant. La vie, au fur et à mesure de son progrès, s’éparpille en manifestations qui devront sans doute à la communauté de leur origine d’être complémentaires les unes des autres sous certains aspects, mais qui n’en seront pas moins antagonistes et incompatibles entre elles. Ainsi la désharmonie entre les espèces ira en s’accentuant. Encore n’en avons-nous signalé jusqu’ici que la cause essentielle. Nous avons supposé, pour simplifier, que chaque espèce acceptait l’impulsion reçue pour la transmettre à d’autres, et que, dans tous les sens où la vie évolue, la propagation s’effectuait en ligne droite. En fait, il y a des espèces qui s’arrêtent, il en est qui rebroussent chemin. L’évolution n’est pas seulement un mouvement en avant ; dans beaucoup de cas on observe un piétinement sur place, et plus souvent encore une déviation ou un retour en arrière. Il faut qu’il en soit ainsi, comme nous le montrerons plus loin, et les mêmes causes, qui scindent le mouvement évolutif, font que la vie, en évoluant, se distrait souvent d’elle-même, hypnotisée sur la forme qu’elle vient de produire. Mais il résulte de là un désordre croissant. Sans doute il y a progrès, si l’on entend par progrès une marche continue dans la direction générale que détermina une impulsion première, mais ce progrès ne s’accomplit que sur les deux ou trois grandes lignes d’évolution où se dessinent des formes de plus en plus complexes, de plus en plus hautes : entre ces lignes courent une foule de voies secondaires où se multiplient au contraire les déviations, les arrêts et les reculs. Le philosophe, qui avait commencé par poser en principe que chaque détail se rattache à un plan d’ensemble, va de déception en déception le jour où il aborde l’examen des faits ; et comme il avait tout mis sur le même rang, il en arrive maintenant, pour n’avoir pas voulu faire la part de l’accident, à croire que tout est accidentel. Il faut commencer au contraire par faire à l’accident sa part, qui est très grande. Il faut reconnaître que tout n’est pas cohérent dans la nature. Par là on sera conduit à déterminer les centres autour desquels l’incohérence cristallise. Et cette cristallisation même clarifiera le reste ; les grandes directions apparaîtront, où la vie se meut en développant l’impulsion originelle. On n’assistera pas, il est vrai, à l’accomplissement détaillé d’un plan. Il y a plus et mieux ici qu’un plan qui se réalise. Un plan est un terme assigné à un travail : il clôt l’avenir dont il dessine la forme. Devant l’évolution de la vie, au contraire, les portes de l’avenir restent grandes ouvertes. C’est une création qui se poursuit sans fin en vertu d’un mouvement initial. Ce mouvement fait l’unité du monde organisé, unité féconde, d’une richesse infinie, supérieure à ce qu’aucune intelligence pourrait rêver, puisque l’intelligence n’est qu’un de ses aspects ou de ses produits.

Mais il est plus facile de définir la méthode que de l’appliquer. L’interprétation complète du mouvement évolutif dans le passé, tel que nous le concevons, ne serait possible que si l’histoire du monde organisé était faite. Nous sommes loin d’un pareil résultat. Les généalogies qu’on propose pour les diverses espèces sont, le plus souvent, problématiques. Elles varient avec les auteurs, avec les vues théoriques dont elles s’inspirent, et soulèvent des débats que l’état actuel de la science ne permet pas de trancher. Mais, en comparant les diverses solutions entre elles, on verra que la controverse porte plutôt sur le détail que sur les grandes lignes. En suivant les grandes lignes d’aussi près que possible, nous serons donc sûrs de ne pas nous égarer. Elles seules nous importent d’ailleurs, car nous ne visons pas, comme le naturaliste, à retrouver l’ordre de succession des diverses espèces, mais seulement à définir les directions principales de leur évolution. Encore ces directions n’ont-elles pas toutes pour nous le même intérêt : c’est de la voie qui conduit à l’homme que nous devons nous occuper plus particulièrement. Nous ne perdrons donc pas de vue, en les suivant les unes et les autres, qu’il s’agit surtout de déterminer le rapport de l’homme à l’ensemble du règne animal, et la place du règne animal lui-même dans l’ensemble du monde organisé.

Pour commencer par le second point, disons qu’aucun caractère précis ne distingue la plante de l’animal. Les essais tentés pour définir rigoureusement les deux règnes ont toujours échoué. Il n’est pas une seule propriété de la vie végétale qui ne se soit retrouvée, à quelque degré, chez certains animaux, pas un seul trait caractéristique de l’animal qu’on n’ait pu observer chez certaines espèces, ou à certains moments, dans le monde végétal. On comprend donc que des biologistes épris de rigueur aient tenu pour artificielle la distinction entre les deux règnes. Ils auraient raison, si la définition devait se faire ici comme dans les sciences mathématiques et physiques, par certains attributs statiques que l’objet défini possède et que les autres ne possèdent pas. Bien différent, à notre avis, est le genre de définition qui convient aux sciences de la vie. Il n’y a guère de manifestation de la vie qui ne contienne à l’état rudimentaire, ou latent, ou virtuel, les caractères essentiels de la plupart des autres manifestations. La différence est dans les proportions. Mais cette différence de proportion suffira à définir le groupe où elle se rencontre, si l’on peut établir qu’elle n’est pas accidentelle et que le groupe, à mesure qu’il évoluait, tendait de plus en plus à mettre l’accent sur ces caractères particuliers. En un mot, le groupe ne se définira plus par la possession de certains caractères, mais par sa tendance à les accentuer. Si l’on se place à ce point de vue, si l’on tient moins compte des états que des tendances, on trouve que végétaux et animaux peuvent se définir et se distinguer d’une manière précise, et qu’ils correspondent bien à deux développements divergents de la vie.

Cette divergence s’accuse d’abord dans le mode d’alimentation. On sait que le végétal emprunte directement à l’air, à l’eau et à la terre les éléments nécessaires à l’entretien de la vie, en particulier le carbone et l’azote : il les prend sous leur forme minérale. Au contraire, l’animal, ne peut s’emparer de ces mêmes éléments que s’ils ont déjà été fixés pour lui dans des substances organiques par les plantes ou par des animaux qui, directement ou indirectement, les doivent à des plantes, de sorte qu’en définitive c’est le végétal qui alimente l’animal. Il est vrai que cette loi souffre bien des exceptions chez les végétaux. On n’hésite pas à classer parmi les végétaux le Drosera, la Dionée, le Pinguicula, qui sont des plantes insectivores. D’autre part les Champignons, qui occupent une place si considérable dans le monde végétal, s’alimentent comme des animaux ; qu’ils soient ferments, saprophytes ou parasites, c’est à des substances organiques déjà formées qu’ils empruntent leur nourriture. On ne saurait donc tirer de cette différence une définition statique qui tranche automatiquement, dans n’importe quel cas, la question de savoir si l’on a affaire à une plante ou à un animal. Mais cette différence peut fournir un commencement de définition dynamique des deux règnes, en ce qu’elle marque les deux directions divergentes où végétaux et animaux ont pris leur essor. C’est un fait remarquable que les Champignons, qui sont répandus dans la nature avec une si extraordinaire abondance, n’aient pas pu évoluer. Ils ne s’élèvent pas organiquement au-dessus des tissus qui, chez les végétaux supérieurs, se forment dans le sac embryonnaire de l’ovule et précèdent le développement germinatif du nouvel individu[2]. Ce sont, pourrait-on dire, les avortons du monde végétal. Leurs diverses espèces constituent autant d’impasses, comme si, en renonçant au mode d’alimentation ordinaire des végétaux, ils s’arrêtaient sur la grande route de l’évolution végétale. Quant aux Droseras, aux Dionées, aux plantes insectivores en général, ils s’alimentent comme les autres plantes par leurs racines, ils fixent aussi, par leurs parties vertes, le carbone de l’acide carbonique contenu dans l’atmosphère. La faculté de capturer des insectes, de les absorber et de les digérer est une faculté qui a dû surgir chez eux sur le tard, dans des cas tout à fait exceptionnels, là où le sol, trop pauvre, ne leur fournissait pas une nourriture suffisante. D’une manière générale, si l’on s’attache moins à la présence des caractères qu’à leur tendance à se développer, et si l’on tient pour essentielle la tendance le long de laquelle l’évolution a pu se continuer indéfiniment, on dira que les végétaux se distinguent des animaux par le pouvoir de créer de la matière organique aux dépens d’éléments minéraux qu’ils tirent directement de l’atmosphère, de la terre et de l’eau. Mais à cette différence s’en rattache une autre, déjà plus profonde.

L’animal, ne pouvant fixer directement le carbone et l’azote qui sont partout présents, est obligé de chercher, pour s’en nourrir, les végétaux qui ont déjà fixé ces éléments ou les animaux qui les ont empruntés eux-mêmes au règne végétal. L’animal est donc nécessairement mobile. Depuis l’Amibe, qui lance au hasard ses pseudopodes pour saisir les matières organiques éparses dans une goutte d’eau, jusqu’aux animaux supérieurs qui possèdent des organes sensoriels pour reconnaître leur proie, des organes locomoteurs pour aller la saisir, un système nerveux pour coordonner leurs mouvements à leurs sensations, la vie animale est caractérisée, dans sa direction générale, par la mobilité dans l’espace. Sous sa forme la plus rudimentaire, l’animal se présente comme une petite masse de protoplasme enveloppée tout au plus d’une mince pellicule albuminoïde qui lui laisse pleine liberté de se déformer et de se mouvoir. Au contraire, la cellule végétale s’entoure d’une membrane de cellulose qui la condamne à l’immobilité. Et, de bas en haut du règne végétal, ce sont les mêmes habitudes de plus en plus sédentaires, la plante n’ayant pas besoin de se déranger et trouvant autour d’elle, dans l’atmosphère, dans l’eau et dans la terre où elle est placée, les éléments minéraux qu’elle s’approprie directement. Certes, des phénomènes de mouvement s’observent aussi chez les plantes. Darwin a écrit un beau livre sur les mouvements des plantes grimpantes. Il a étudié les manœuvres de certaines plantes insectivores, telles que le Droséra et la Dionée, pour saisir leur proie. On connaît les mouvements des feuilles de l’Acacia, de la Sensitive, etc. D’ailleurs, le va-et-vient du protoplasme végétal à l’intérieur de son enveloppe est là pour témoigner de sa parenté avec le protoplasme des animaux. Inversement, on noterait dans une foule d’espèces animales (généralement parasites) des phénomènes de fixation analogues à ceux des végétaux[3]. Ici encore on se tromperait si l’on prétendait faire de la fixité et de la mobilité deux caractères qui permettent de décider, à simple inspection, si l’on est en présence d’une plante ou d’un animal. Mais la fixité, chez l’animal, apparaît le plus souvent comme une torpeur où l’espèce serait tombée, comme un refus d’évoluer plus loin dans un certain sens : elle est proche parente du parasitisme, et s’accompagne de caractères qui rappellent ceux de la vie végétale. D’autre part, les mouvements des végétaux n’ont ni la fréquence ni la variété de ceux des animaux. Ils n’intéressent d’ordinaire qu’une partie de l’organisme, et ne s’étendent presque jamais à l’organisme entier. Dans les cas exceptionnels où une vague spontanéité s’y manifeste, il semble qu’on assiste au réveil accidentel d’une activité normalement endormie. Bref, si la mobilité et la fixité coexistent dans le monde végétal comme dans le monde animal, la balance est manifestement rompue en faveur de la fixité dans un cas et de la mobilité dans l’autre. Ces deux tendances opposées sont si évidemment directrices des deux évolutions, qu’on pourrait déjà définir par elles les deux règnes. Mais fixité et mobilité, à leur tour, ne sont que les signes superficiels de tendances plus profondes encore.

Entre la mobilité et la conscience il y a un rapport évident. Certes, la conscience des organismes supérieurs paraît solidaire de certains dispositifs cérébraux. Plus le système nerveux se développe, plus nombreux et plus précis deviennent les mouvements entre lesquels il a le choix, plus lumineuse aussi est la conscience qui les accompagne. Mais ni cette mobilité, ni ce choix, ni par conséquent cette conscience n’ont pour condition nécessaire la présence d’un système nerveux : celui-ci n’a fait que canaliser dans des sens déterminés, et porter à un plus haut degré d’intensité, une activité rudimentaire et vague, diffuse dans la masse de la substance organisée. Plus on descend dans la série animale, plus les centres nerveux se simplifient et se séparent aussi les uns des autres ; finalement, les éléments nerveux disparaissent, noyés dans l’ensemble d’un organisme moins différencié. Mais il en est ainsi de tous les autres appareils, de tous les autres éléments anatomiques ; et il serait aussi absurde de refuser la conscience à un animal, parce qu’il n’a pas de cerveau, que de le déclarer incapable de se nourrir parce qu’il n’a pas d’estomac. La vérité est que le système nerveux est né, comme les autres systèmes, d’une division du travail. Il ne crée pas la fonction, il la porte seulement à un plus haut degré d’intensité et de précision en lui donnant la double forme de l’activité réflexe et de l’activité volontaire. Pour accomplir un vrai mouvement réflexe, il faut tout un mécanisme monté dans la moelle ou dans le bulbe. Pour choisir volontairement entre plusieurs démarches déterminées, il faut des centres cérébraux, c’est-à-dire des carrefours d’où partent des voies conduisant à des mécanismes moteurs de configuration diverse et d’égale précision. Mais, là où ne s’est pas encore produite une canalisation en éléments nerveux, encore moins une concentration des éléments nerveux en un système, il y a quelque chose d’où sortiront, par voie de dédoublement, et le réflexe et le volontaire, quelque chose qui n’a ni la précision mécanique du premier ni les hésitations intelligentes du second, mais qui, participant à dose infinitésimale de l’un et de l’autre, est une réaction simplement indécise et par conséquent déjà vaguement consciente. C’est dire que l’organisme le plus humble est conscient dans la mesure où il se meut librement. La conscience est-elle ici, par rapport au mouvement, l’effet ou la cause ? En un sens elle est cause, puisque son rôle est de diriger la locomotion. Mais, en un autre sens, elle est effet, car c’est l’activité motrice qui l’entretient, et, dès que cette activité disparaît, la conscience s’atrophie ou plutôt s’endort. Chez des Crustacés tels que les Rhizocéphales, qui ont dû présenter autrefois une structure plus différenciée, la fixité et le parasitisme accompagnent la dégénérescence et la presque disparition du système nerveux : comme, en pareil cas, le progrès de l’organisation avait localisé dans des centres nerveux toute l’activité consciente, on peut conjecturer que la conscience est plus faible encore chez des animaux de ce genre que dans des organismes beaucoup moins différenciés, qui n’ont jamais eu de centres nerveux mais qui sont restés mobiles.

Comment alors la plante, qui s’est fixée à la terre et qui trouve sa nourriture sur place, aurait-elle pu se développer dans le sens de l’activité consciente ? La membrane de cellulose dont le protoplasme s’enveloppe, en même temps qu’elle immobilise l’organisme végétal le plus simple, le soustrait, en grande partie, à ces excitations extérieures qui agissent sur l’animal comme des irritants de la sensibilité et l’empêchent de s’endormir[4]. La plante est donc généralement inconsciente. Ici encore il faudrait se garder des distinctions radicales. Inconscience et conscience ne sont pas deux étiquettes qu’on puisse coller machinalement, l’une sur toute cellule végétale, l’autre sur tous les . animaux. Si la conscience s’endort chez l’animal qui a dégénéré en parasite immobile, inversement elle se réveille, sans doute, chez le végétal qui a reconquis la liberté de ses mouvements, et elle se réveille dans l’exacte mesure où le végétal a reconquis cette liberté. Conscience et inconscience n’en marquent pas moins les directions où se sont développés les deux règnes, en ce sens que, pour trouver les meilleurs spécimens de la conscience chez l’animal, il faut monter jusqu’aux représentants les plus élevés de la série, au lieu que, pour découvrir des cas probables de conscience végétale, il faut descendre aussi bas que possible dans l’échelle des plantes, arriver aux zoospores des Algues, par exemple, et plus généralement à ces organismes unicellulaires dont on peut dire qu’ils hésitent entre la forme végétale et l’animalité. De ce point de vue, et dans cette mesure, nous définirions l’animal par la sensibilité et la conscience éveillée, le végétal par la conscience endormie et l’insensibilité.

En résumé, le végétal fabrique directement des substances organiques avec des substances minérales : cette aptitude le dispense en général de se mouvoir et, par là même, de sentir. Les animaux, obligés d’aller à la recherche de leur nourriture, ont évolué dans le sens de l’activité locomotrice et par conséquent d’une conscience de plus en plus ample, de plus en plus distincte.

Maintenant, que la cellule animale et la cellule végétale dérivent d’une souche commune, que les premiers organismes vivants aient oscillé entre la forme végétale et la forme animale, participant de l’une et de l’autre à la fois, cela ne nous parait pas douteux. Nous venons, en effet, de voir que les tendances caractéristiques de l’évolution des deux règnes, quoique divergentes, coexistent encore aujourd’hui et chez la plante et chez l’animal. La proportion seule diffère. D’ordinaire, l’une des deux tendances recouvre ou écrase l’autre, mais, dans des circonstances exceptionnelles, celle-ci se dégage et reconquiert la place perdue. La mobilité et la conscience de la cellule végétale ne sont pas à ce point endormies qu’elles ne puissent se réveiller quand les circonstances le permettent ou l’exigent. Et, d’autre part, l’évolution du règne animal a été sans cesse retardée, ou arrêtée, ou ramenée en arrière par la tendance qu’il a conservée à la vie végétative. Si pleine, si débordant que puisse en effet paraître l’activité d’une espèce animale, la torpeur et l’inconscience la guettent. Elle ne soutient son rôle que par un effort, au prix d’une fatigue. Le long de la route sur laquelle l’animal a évolué, des défaillances sans nombre se sont produites, des déchéances qui se rattachent pour la plupart à des habitudes parasitaires ; ce sont autant d’aiguillages sur la vie végétative. Ainsi, tout nous fait supposer que le végétal et l’animal descendent d’un ancêtre commun qui réunissait, à l’état naissant, les tendances de l’un et de l’autre.

Mais les deux tendances qui s’impliquaient réciproquement sous cette forme rudimentaire se sont dissociées en grandissant. De là le monde des plantes avec sa fixité et son insensibilité, de là les animaux avec leur mobilité et leur conscience. Point n’est besoin, d’ailleurs, pour expliquer ce dédoublement, de faire intervenir une force mystérieuse. Il suffit de remarquer que l’être vivant appuie naturellement vers ce qui lui est le plus commode, et que végétaux et animaux ont opté, chacun de leur côté, pour deux genres différents de commodité dans la manière de se procurer le carbone et l’azote dont ils avaient besoin. Les premiers, continuellement et machinalement, tirent ces éléments d’un milieu qui les leur fournit sans cesse. Les seconds, par une action discontinue, concentrée en quelques instants, consciente, vont chercher ces corps dans des organismes qui les ont déjà fixés. Ce sont deux manières différentes de comprendre le travail ou, si l’on aime mieux, la paresse. Aussi nous paraît-il douteux qu’on découvre jamais à la plante des éléments nerveux, si rudimentaires qu’on les suppose. Ce qui correspond, chez elle, à la volonté directrice de l’animal, c’est, croyons-nous, la direction où elle infléchit l’énergie de la radiation solaire quand elle s’en sert pour rompre les attaches du carbone avec l’oxygène dans l’acide carbonique. Ce qui correspond, chez elle, à la sensibilité de l’animal, c’est l’impressionnabilité toute spéciale de sa chlorophylle à la lumière. Or, un système nerveux étant, avant tout, un mécanisme qui sert d’intermédiaire entre des sensations et des volitions, le véritable « système nerveux » de la plante nous paraît être le mécanisme ou plutôt le chimisme sui generis qui sert d’intermédiaire entre l’impressionnabilité de sa chlorophylle à la lumière et la production de l’amidon. Ce qui revient à dire que la plante ne doit pas avoir d’éléments nerveux, et que le même élan qui a porté l’animal à se donner des nerfs et des centres nerveux a dû aboutir, dans la plante, à la fonction chlorophyllienne[5].

Ce premier coup d’œil jeté sur le monde organisé va nous permettre de déterminer en termes plus précis ce qui unit les deux règnes, et aussi ce qui les sépare.

Supposons, comme nous le faisions entrevoir dans le précédent chapitre, qu’il y ait au fond de la vie un effort pour greffer, sur la nécessité des forces physiques, la plus grande somme possible d’indétermination. Cet effort ne peut aboutir à créer de l’énergie, ou, s’il en crée, la quantité créée n’appartient pas à l’ordre de grandeur sur lequel ont prise nos sens et nos instruments de mesure, notre expérience et notre science. Tout se passera donc comme si l’effort visait simplement à utiliser de son mieux une énergie préexistante, qu’il trouve à sa disposition. Il n’a qu’un moyen d’y réussir : c’est d’obtenir de la matière une telle accumulation d’énergie potentielle qu’il puisse, à un moment donné, en faisant jouer un déclic, obtenir le travail dont il a besoin pour agir. Lui-même ne possède que ce pouvoir de déclancher. Mais le travail de déclanchement, quoique toujours le même et toujours plus faible que n’importe quelle quantité donnée, sera d’autant plus efficace qu’il fera tomber de plus haut un poids plus lourd, ou, en d’autres termes, que la somme d’énergie potentielle accumulée et disponible sera plus considérable. En fait, la source principale de l’énergie utilisable à la surface de notre planète est le Soleil. Le problème était donc celui-ci : obtenir du Soleil que çà et là, à la surface de la terre, il suspendît partiellement et provisoirement sa dépense incessante d’énergie utilisable, qu’il en emmagasinât une certaine quantité, sous forme d’énergie non encore utilisée, dans des réservoirs appropriés d’où elle pourrait ensuite s’écouler au moment voulu, à l’endroit voulu, dans la direction voulue. Les substances dont s’alimente l’animal sont précisément des réservoirs de ce genre. Formées de molécules très complexes qui renferment, à l’état potentiel, une somme considérable d’énergie chimique, elles constituent des espèces d’explosifs, qui n’attendent qu’une étincelle pour mettre en liberté la force emmagasinée. Maintenant, il est probable que la vie tendait d’abord à obtenir, du même coup, et la fabrication de l’explosif et l’explosion qui l’utilise. Dans ce cas, le même organisme qui aurait emmagasiné directement l’énergie de la radiation solaire l’aurait dépensée en mouvements libres dans l’espace. Et c’est pourquoi nous devons présumer que les premiers êtres vivants ont cherché, d’une part, à accumuler sans relâche de l’énergie empruntée au Soleil et, d’autre part, à la dépenser d’une manière discontinue et explosive par des mouvements de locomotion : les Infusoires à chlorophylle, les Euglènes, symbolisent peut-être encore aujourd’hui, mais sous une forme étriquée et incapable d’évoluer, cette tendance primordiale de la vie. Le développement divergent des deux règnes correspond-il à ce qu’on pourrait appeler métaphoriquement l’oubli, par chaque règne, d’une des deux moitiés du programme ? Ou bien, ce qui est plus vraisemblable, la nature même de la matière que la vie trouvait devant elle sur notre planète s’opposait-elle à ce que les deux tendances pussent évoluer bien loin ensemble dans un même organisme ? Ce qui est certain, c’est que le végétal a appuyé surtout dans le premier sens et l’animal dans le second. Mais si, dès le début, la fabrication de l’explosif avait pour objet l’explosion, c’est l’évolution de l’animal, bien plus que celle du végétal, qui indique, en somme, la direction fondamentale de la vie. L’ « harmonie » des deux règnes, les caractères complémentaires qu’ils présentent, viendraient donc enfin de ce qu’ils développent deux tendances d’abord fondues en une seule. Plus la tendance originelle et unique grandit, plus elle trouve difficile de maintenir unis dans le même être vivant les deux éléments qui, à l’état rudimentaire, sont impliqués l’un dans l’autre. De là un dédoublement, de là deux évolutions divergentes ; de là aussi deux séries de caractères qui s’opposent sur certains points, se complètent sur d’autres, mais qui, soit qu’ils se complètent soit qu’ils s’opposent, conservent toujours entre eux un air de parenté. Tandis que l’animal évoluait, non sans accidents le long de la route, vers une dépense de plus en plus libre d’énergie discontinue, la plante perfectionnait plutôt son système d’accumulation sur place. Nous n’insisterons pas sur ce second point. Qu’il nous suffise de dire que la plante a dû être grandement servie, à son tour, par un nouveau dédoublement, analogue à celui qui s’était produit entre plantes et animaux. Si la cellule végétale primitive dut, à elle seule, fixer et son carbone et son azote, elle put presque renoncer à la seconde de ces deux fonctions le jour où des végétaux microscopiques appuyèrent exclusivement dans ce sens, se spécialisant d’ailleurs diversement dans ce travail encore compliqué. Les microbes qui fixent l’azote de l’atmosphère et ceux qui, tour à tour, convertissent les composés ammoniacaux en composés nitreux, ceux-ci en nitrates, ont rendu à l’ensemble du monde végétal, par la même dissociation d’une tendance primitivement une, le même genre de service que les végétaux en général rendent aux animaux. Si l’on créait pour ces végétaux microscopiques un règne spécial, on pourrait dire que les microbes du sol, les végétaux et les animaux nous présentent l’analyse, opérée par la matière que la vie avait à sa disposition sur notre planète, de tout ce que la vie contenait d’abord à l’état d’implication réciproque. Est-ce, à proprement parler, une « division du travail » ? Ces mots ne donneraient pas une idée exacte de l’évolution, telle que nous nous la représentons. Là où il y a division du travail, il y a association et il y a aussi convergence d’effort. Au contraire, l’évolution dont nous parlons ne s’accomplit jamais dans le sens d’une association, mais d’une dissociation, jamais vers la convergence, mais vers la divergence des efforts. L’harmonie entre termes qui se complètent sur certains points ne se produit pas, d’après nous, en cours de route par une adaptation réciproque ; au contraire elle n’est tout à fait complète qu’au départ. Elle dérive d’une identité originelle. Elle vient de ce que le processus évolutif, qui s’épanouit en forme de gerbe, écarte les uns des autres, au fur et à mesure de leur croissance simultanée, des termes d’abord si bien complémentaires qu’ils étaient confondus.

Il s’en faut d’ailleurs que les éléments en lesquels une tendance se dissocie aient tous la même importance, et surtout la même puissance d’évoluer. Nous venons de distinguer trois règnes différents, si l’on peut s’exprimer ainsi, dans le monde organisé. Tandis que le premier ne comprend que des micro-organismes restés à l’état rudimentaire, animaux et végétaux ont pris leur essor vers de très hautes fortunes. Or, c’est là un fait qui se produit d’ordinaire quand une tendance s’analyse. Parmi les développements divergents auxquels elle donne naissance, les uns continuent indéfiniment, les autres arrivent plus ou moins vite au bout de leur rouleau. Ces derniers ne proviennent pas directement de la tendance primitive, mais de l’un des éléments en lesquels elle s’est divisée : ce sont des développements résiduels, effectués et déposés en cours de route par quelque tendance vraiment élémentaire, qui continue, elle, à évoluer. Quant à ces tendances vraiment élémentaires, elles portent, croyons-nous, une marque à laquelle on les reconnaît.

Cette marque est comme la trace, encore visible en chacune d’elles, de ce que renfermait la tendance originelle dont elles représentent les directions élémentaires. Les éléments d’une tendance ne sont pas comparables, en effet, à des objets juxtaposés dans l’espace et exclusifs les uns des autres, mais plutôt à des états psychologiques, dont chacun, quoiqu’il soit d’abord lui-même, participe cependant des autres et renferme ainsi virtuellement toute la personnalité à laquelle il appartient. Il n’y a pas de manifestation essentielle de la vie, disions-nous, qui ne nous présente, à l’état rudimentaire ou virtuel, les caractères des autres manifestations. Réciproquement, quand nous rencontrons sur une ligne d’évolution le souvenir, pour ainsi dire, de ce qui se développe le long des autres lignes, nous devons conclure que nous avons affaire aux éléments dissociés d’une même tendance originelle. En ce sens, végétaux et animaux représentent bien les deux grands développements divergents de la vie. Si la plante se distingue de l’animal par la fixité et l’insensibilité, mouvement et conscience sommeillent en elle comme des souvenirs qui peuvent se réveiller. D’ailleurs, à côté de ces souvenirs normalement endormis, il en est d’éveillés et d’agissants. Ce sont ceux dont l’activité ne gêne pas le développement de la tendance élémentaire elle-même. On pourrait énoncer cette loi : Quand une tendance s’analyse en se développant, chacune des tendances particulières qui naissent ainsi voudrait conserver et développer, de la tendance primitive, tout ce qui n’est pas incompatible avec le travail où elle s’est spécialisée. Par là s’expliquerait précisément le fait sur lequel nous nous sommes appesantis dans le précédent chapitre, la formation de mécanismes complexes identiques sur des lignes d’évolution indépendantes. Certaines analogies profondes entre le végétal et l’animal n’ont probablement pas d’autre cause : la génération sexuée n’est peut-être qu’un luxe pour la plante, mais il fallait que l’animal y vînt, et la plante a dû y être portée par le même élan qui y poussait l’animal, élan primitif, originel, antérieur au dédoublement des deux règnes. Nous en dirons autant de la tendance du végétal à une complexité croissante. Cette tendance est essentielle au règne animal, que travaille le besoin d’une action de plus en plus étendue, de plus en plus efficace. Mais les végétaux, qui se sont condamnés à l’insensibilité et à l’immobilité, ne présentent la même tendance que parce qu’ils ont reçu au début la même impulsion. Des expériences récentes nous les montrent variant dans n’importe quel sens quand arrive la période de « mutation » ; au lieu que l’animal a dû évoluer, croyons-nous, dans des sens beaucoup plus définis. Mais nous n’insisterons pas davantage sur ce dédoublement originel de la vie. Arrivons à l’évolution des animaux, qui nous intéresse plus particulièrement.

Ce qui constitue l’animalité, disions-nous, c’est la faculté d’utiliser un mécanisme à déclanchement pour convertir en actions « explosives » une somme aussi grande que possible d’énergie potentielle accumulée. Au début, l’explosion se fait au hasard, sans pouvoir choisir sa direction : c’est ainsi que l’Amibe lance dans tous les sens à la fois ses prolongements pseudopodiques. Mais, à mesure qu’on s’élève dans la série animale, on voit la forme même du corps dessiner un certain nombre de directions bien déterminées, le long desquelles cheminera l’énergie. Ces directions sont marquées par autant de chaînes d’éléments nerveux placés bout à bout. Or, l’élément nerveux s’est dégagé peu à peu de la masse à peine différenciée du tissu organisé. On peut donc conjecturer que c’est en lui et en ses annexes que se concentre, dès qu’il apparaît, la faculté de libérer brusquement l’énergie accumulée. À vrai dire, toute cellule vivante dépense sans cesse de l’énergie à se maintenir en équilibre. La cellule végétale, assoupie dès le début, s’absorbe tout entière dans ce travail de conservation, comme si elle prenait pour fin ce qui ne devait d’abord être qu’un moyen. Mais, chez l’animal, tout converge à l’action, c’est-à-dire à l’utilisation de l’énergie pour des mouvements de translation. Sans doute, chaque cellule animale dépense à vivre une bonne partie de l’énergie dont elle dispose, souvent même toute cette énergie ; mais l’ensemble de l’organisme voudrait en attirer le plus possible sur les points où s’accomplissent les mouvements de locomotion. De sorte que, là où existe, un système nerveux avec les organes sensoriels et les appareils moteurs qui lui servent d’appendices, tout doit se passer comme si le reste du corps avait pour fonction essentielle de préparer pour eux, afin de la leur transmettre au moment voulu, la force qu’ils mettront en liberté par une espèce d’explosion.

Le rôle de l’aliment chez les animaux supérieurs est en effet extrêmement complexe. Il sert d’abord à réparer les tissus. Il fournit ensuite à l’animal la chaleur dont il a besoin pour se rendre aussi indépendant que possible des variations de la température extérieure. Par là, il conserve, entretient et soutient l’organisme où le système nerveux est inséré et sur lequel les éléments nerveux doivent vivre. Mais ces éléments nerveux n’auraient aucune raison d’être si cet organisme ne leur passait pas, à eux-mêmes et surtout aux muscles qu’ils actionnent, une certaine énergie à dépenser, et l’on peut même conjecturer que c’est là, en somme, la destination essentielle et ultime de l’aliment. Cela ne veut pas dire que la part la plus considérable de l’aliment s’emploie à ce travail. Un état peut avoir à faire des dépenses énormes pour assurer la rentrée de l’impôt ; la somme dont il disposera, défalcation faite des frais de perception, sera peut-être minime ; elle n’en est pas moins la raison d’être de l’impôt et de tout ce qu’on a dépensé pour en obtenir la rentrée. Ainsi pour l’énergie que l’animal demande aux substances alimentaires.

Bien des faits nous paraissent indiquer que les éléments nerveux et musculaires occupent cette place vis-à-vis du reste de l’organisme. Jetons d’abord un coup d’œil sur la répartition des substances alimentaires entre les divers éléments du corps vivant. Ces substances se divisent en deux catégories, les unes quaternaires ou albuminoïdes, les autres ternaires, comprenant les hydrates de carbone et les graisses. Les premières sont proprement plastiques, destinées à refaire les tissus, — encore qu’elles puissent, en raison du carbone qu’elles contiennent, devenir énergétiques à l’occasion. Mais la fonction énergétique est plus spécialement dévolue aux secondes : celles-ci, se déposant dans la cellule plutôt que s’incorporant à sa substance, lui apportent, sous forme de potentiel chimique, une énergie de puissance qui se convertira directement en mouvement ou en chaleur. Bref, les premières ont pour rôle principal de refaire la machine, les secondes lui fournissent l’énergie. Il est naturel que les premières n’aient pas de lieu d’élection privilégié, puisque toutes les pièces de la machine ont besoin d’être entretenues. Mais il n’en est pas de même des secondes. Les hydrates de carbone se distribuent très inégalement, et cette inégalité de distribution nous paraît instructive au plus haut point.

Charriées par le sang artériel sous forme de glycose, ces substances se déposent, en effet, sous forme de glycogène, dans les diverses cellules qui forment les tissus. On sait qu’une des principales fonctions du foie est de maintenir constante la teneur du sang en glycose, grâce aux réserves de glycogène que la cellule hépatique élabore. Or, dans cette circulation de glycose et dans cette accumulation de glycogène, il est aisé de voir que tout se passe comme si l’effort entier de l’organisme s’employait à approvisionner d’énergie potentielle les éléments du tissu musculaire et aussi ceux du tissu nerveux. Il procède diversement dans les deux cas, mais il aboutit au même résultat. Dans le premier, il assure à la cellule une réserve considérable, déposée en elle par avance ; la quantité de glycogène que les muscles renferment est énorme, en effet, en comparaison de ce qui s’en trouve dans les autres tissus. Au contraire, dans le tissu nerveux, la réserve est faible (les éléments nerveux, dont le rôle est simplement de libérer l’énergie potentielle emmagasinée dans le muscle, n’ont d’ailleurs jamais besoin de fournir beaucoup de travail à la fois) : mais, chose remarquable, cette réserve est reconstituée par le sang au moment même où elle se dépense, de sorte que le nerf se recharge d’énergie potentielle instantanément. Tissu musculaire et tissu nerveux sont donc bien deux privilégiés, l’un en ce qu’il est approvisionné d’une réserve considérable d’énergie, l’autre en ce qu’il est toujours servi à l’instant où il en a besoin, et dans l’exacte mesure où il en a besoin.

Plus particulièrement, c’est du système sensori-moteur que vient ici l’appel de glycogène, c’est-à-dire d’énergie potentielle, comme si le reste de l’organisme était là pour passer de la force au système nerveux et aux muscles que les nerfs actionnent. Certes, quand on songe au rôle que joue le système nerveux (même sensori-moteur) comme régulateur de la vie organique, on peut se demander si, dans cet échange de bons procédés entre lui et le reste du corps, il est véritablement un maître que le corps servirait. Mais déjà l’on inclinera à cette hypothèse si l’on considère, à l’état statique pour ainsi dire, la répartition de l’énergie potentielle entre les tissus ; et l’on s’y ralliera tout à fait, croyons-nous, si l’on réfléchit aux conditions dans lesquelles l’énergie se dépense et se reconstitue. Supposons, en effet, que le système sensori-moteur soit un système comme les autres, au même rang que les autres. Porté par l’ensemble de l’organisme, il attendra qu’un excédent de potentiel chimique lui ait été fourni pour accomplir du travail. C’est, en d’autres termes, la production du glycogène qui réglera la consommation qu’en font les nerfs et les muscles. Supposons, au contraire, que le système sensori-moteur soit vraiment dominateur. La durée et l’étendue de son action seront indépendantes, dans une certaine mesure au moins, de la réserve de glycogène qu’il renferme, et même de celle que l’ensemble de l’organisme contient. Il fournira du travail, et les autres tissus devront s’arranger comme ils pourront pour lui amener de l’énergie potentielle. Or, les choses se passent précisément ainsi, comme le montrent en particulier les expériences de Morat et Dufourt[6]. Si la fonction glycogénique du foie dépend de l’action des nerfs excitateurs qui la gouvernent, l’action de ces derniers nerfs est subordonnée à celle des nerfs qui ébranlent les muscles locomoteurs, en ce sens que ceux-ci commencent par dépenser sans compter, consommant ainsi du glycogène, appauvrissant de glycose le sang, et déterminant finalement le foie, qui aura dû déverser dans le sang appauvri une partie de sa réserve de glycogène, à en fabriquer de nouveau. C’est donc bien, en somme, du système sensori-moteur que tout part, c’est sur lui que tout converge, et l’on peut dire, sans métaphore, que le reste de l’organisme est à son service.

Qu’on réfléchisse encore à ce qui se passe dans le jeûne prolongé. C’est un fait remarquable que, chez des animaux morts de faim, on trouve le cerveau à peu près intact, alors que les autres organes ont perdu une partie plus ou moins grande de leur poids et que leurs cellules ont subi des altérations profondes[7]. Il semble que le reste du corps ait soutenu le système nerveux jusqu’à la dernière extrémité, se traitant lui-même comme un simple moyen dont celui-ci serait la fin.

En résumé, si l’on convient, pour abréger, d’appeler « système sensori-moteur » le système nerveux cérébro-spinal avec, en plus, les appareils sensoriels en lesquels il se prolonge et les muscles locomoteurs qu’il gouverne, on pourra dire qu’un organisme supérieur est essentiellement constitué par un système sensori-moteur installé sur des appareils de digestion, de respiration, de circulation, de sécrétion, etc., qui ont pour rôle de le réparer, de le nettoyer, de le protéger, de lui créer un milieu intérieur constant, enfin et surtout de lui passer de l’énergie potentielle à convertir en mouvement de locomotion[8]. Il est vrai que, plus la fonction nerveuse se perfectionne, plus les fonctions destinées à la soutenir ont à se développer et deviennent par conséquent exigeantes pour elles-mêmes. À mesure que l’activité nerveuse a émergé de la masse protoplasmique où elle était noyée, elle a dû appeler autour d’elle des activités de tout genre sur lesquelles s’appuyer : celles-ci ne pouvaient se développer que sur d’autres activités, qui en impliquaient d’autres encore, indéfiniment. C’est ainsi que la complication de fonctionnement des organismes supérieurs va à l’infini. L’étude d’un de ces organismes nous fait donc tourner dans un cercle, comme si tout y servait de moyen à tout. Ce cercle n’en a pas moins un centre, qui est le système d’éléments nerveux tendus entre les organes sensoriels et l’appareil de locomotion.

Nous ne nous appesantirons pas ici sur un point que nous avons longuement traité dans un travail antérieur. Rappelons seulement que le progrès du système nerveux s’est effectué, tout à la fois, dans le sens d’une adaptation plus précise des mouvements et dans celui d’une plus grande latitude laissée à l’être vivant pour choisir entre eux. Ces deux tendances peuvent paraître antagonistes, et elles le sont en effet. Une chaîne nerveuse, même sous sa forme la plus rudimentaire, arrive cependant à les réconcilier. D’une part, en effet, elle dessine une ligne bien déterminée entre un point et un autre point de la périphérie, celui-là sensoriel et celui-ci moteur. Elle a donc canalisé une activité d’abord diffuse dans la masse protoplasmique. Mais, d’autre part, les éléments qui la composent sont probablement discontinus ; en tous cas, à supposer qu’ils s’anastomosent entre eux, ils présentent une discontinuité fonctionnelle, car chacun d’eux se termine par une espèce de carrefour où, sans doute, l’influx nerveux peut choisir sa route. De la plus humble Monère jusqu’aux Insectes les mieux doués, jusqu’aux Vertébrés les plus intelligents, le progrès réalisé a été surtout un progrès du système nerveux avec, à chaque degré, toutes les créations et complications de pièces que ce progrès exigeait. Comme nous le faisions pressentir dès le début de ce travail, le rôle de la vie est d’insérer de l’indétermination dans la matière. Indéterminées, je veux dire imprévisibles, sont les formes qu’elle crée au fur et à mesure de son évolution. De plus en plus indéterminée aussi, je veux dire de plus en plus libre, est l’activité à laquelle ces formes doivent servir de véhicule. Un système nerveux, avec des neurones placés bout à bout de telle manière qu’à l’extrémité de chacun d’eux s’ouvrent des voies multiples où autant de questions se posent, est un véritable réservoir d’indétermination. Que l’essentiel de la poussée vitale ait passé à la création d’appareils de ce genre, c’est ce que nous paraît montrer un simple coup d’œil jeté sur l’ensemble du monde organisé. Mais, sur cette poussée même de la vie, quelques éclaircissements sont indispensables.


Il ne faut pas oublier que la force qui évolue à travers le monde organisé est une force limitée, qui toujours cherche à se dépasser elle-même, et toujours reste inadéquate à l’œuvre qu’elle tend à produire. De la méconnaissance de ce point sont nées les erreurs et les puérilités du finalisme radical. Il s’est représenté l’ensemble du monde vivant comme une construction, et comme une construction analogue aux nôtres. Toutes les pièces en seraient disposées en vue du meilleur fonctionnement possible de la machine. Chaque espèce aurait sa raison d’être, sa fonction, sa destination. Ensemble elles donneraient un grand concert, où les dissonances apparentes ne serviraient qu’à faire ressortir l’harmonie fondamentale. Bref, tout se passerait dans la nature comme dans les œuvres du génie humain, où le résultat obtenu peut être minime, mais où il y a du moins adéquation parfaite entre l’objet fabriqué et le travail de fabrication.

Rien de semblable dans l’évolution de la vie. La disproportion y est frappante entre le travail et le résultat. De bas en haut du monde organisé c’est toujours un seul grand effort ; mais, le plus souvent, cet effort tourne court, tantôt paralysé par des forces contraires, tantôt distrait de ce qu’il doit faire par ce qu’il fait, absorbé par la forme qu’il est occupé à prendre, hypnotisé sur elle comme sur un miroir. Jusque dans ses œuvres les plus parfaites, alors qu’il paraît avoir triomphé des résistances extérieures et aussi de la sienne propre, il est à la merci de la matérialité qu’il a dû se donner. C’est ce que chacun de nous peut expérimenter en lui-même. Notre liberté, dans les mouvements mêmes par où elle s’affirme, crée les habitudes naissantes qui l’étoufferont si elle ne se renouvelle par un effort constant : l’automatisme la guette. La pensée la plus vivante se glacera dans la formule qui l’exprime. Le mot se retourne contre l’idée. La lettre tue l’esprit. Et notre plus ardent enthousiasme, quand il s’extériorise en action, se fige parfois si naturellement en froid calcul d’intérêt ou de vanité, l’un adopte si aisément la forme de l’autre, que nous pourrions les confondre ensemble, douter de notre propre sincérité, nier la bonté et l’amour, si nous ne savions que le mort garde encore quelque temps les traits du vivant.

La cause profonde de ces dissonances gît dans une irrémédiable différence de rythme. La vie en général est la mobilité même ; les manifestations particulières de la vie n’acceptent cette mobilité qu’à regret et retardent constamment sur elle. Celle-là va toujours de l’avant ; celles-ci voudraient piétiner sur place. L’évolution en général se ferait, autant que possible, en ligne droite ; chaque évolution spéciale est un processus circulaire. Comme des tourbillons de poussière soulevés par le vent qui passe, les vivants tournent sur eux-mêmes, suspendus au grand souffle de la vie. Ils sont donc relativement stables, et contrefont même si bien l’immobilité que nous les traitons comme des choses plutôt que comme des progrès, oubliant que la permanence même de leur forme n’est que le dessin d’un mouvement. Parfois cependant se matérialise à nos yeux, dans une fugitive apparition, le souffle invisible qui les porte. Nous avons cette illumination soudaine devant certaines formes de l’amour maternel, si frappant, si touchant aussi chez la plupart des animaux, observable jusque dans la sollicitude de la plante pour sa graine. Cet amour, où quelques-uns ont vu le grand mystère de la vie, nous en livrerait peut-être le secret. Il nous montre chaque génération penchée sur celle qui la suivra. Il nous laisse entrevoir que l’être vivant est surtout un lieu de passage, et que l’essentiel de la vie tient dans le mouvement qui la transmet.

Ce contraste entre la vie en général, et les formes où elle se manifeste, présente partout le même caractère. On pourrait dire que la vie tend à agir le plus possible, mais que chaque espèce préfère donner la plus petite somme possible d’effort. Envisagée dans ce qui est son essence même, c’est-à-dire comme une transition d’espèce à espèce, la vie est une action toujours grandissante. Mais chacune des espèces, à travers lesquelles la vie passe, ne vise qu’à sa commodité. Elle va à ce qui demande le moins de peine. S’absorbant dans la forme qu’elle va prendre, elle entre dans un demi-sommeil, où elle ignore à peu près tout le reste de la vie ; elle se façonne elle-même en vue de la plus facile exploitation possible de son entourage immédiat. Ainsi, l’acte par lequel la vie s’achemine à la création d’une forme nouvelle, et l’acte par lequel cette forme se dessine, sont deux mouvements différents et souvent antagonistes. Le premier se prolonge dans le second, mais il ne peut s’y prolonger sans se distraire de sa direction, comme il arriverait à un sauteur qui, pour franchir l’obstacle, serait obligé d’en détourner les yeux et de se regarder lui-même.

Les formes vivantes sont, par définition même, des formes viables. De quelque manière qu’on explique l’adaptation de l’organisme à ses conditions d’existence, cette adaptation est nécessairement suffisante du moment que l’espèce subsiste. En ce sens, chacune des espèces successives que décrivent la paléontologie et la zoologie fut un succès remporté par la vie. Mais les choses prennent un tout autre aspect quand on compare chaque espèce au mouvement qui l’a déposée sur son chemin, et non plus aux conditions où elle s’est insérée. Souvent ce mouvement a dévié, bien souvent aussi il a été arrêté net ; ce qui ne devait être qu’un lieu de passage est devenu le terme. De ce nouveau point de vue, l’insuccès apparaît comme la règle, le succès comme exceptionnel et toujours imparfait. Nous allons voir que, des quatre grandes directions où s’est engagée la vie animale, deux ont conduit à des impasses, et que, sur les deux autres, l’effort a été généralement disproportionné au résultat.

Les documents nous manquent pour reconstituer le détail de cette histoire. Nous pouvons cependant en démêler les grandes lignes. Nous disions qu’animaux et végétaux ont dû se séparer assez vite de leur souche commune, le végétal s’endormant dans l’immobilité, l’animal s’éveillant au contraire de plus en plus et marchant à la conquête d’un système nerveux. Il est probable que l’effort du règne animal aboutit à créer des organismes encore simples, mais doués d’une certaine mobilité, et surtout assez indécis de forme pour se prêter à toutes les déterminations futures. Ces animaux pouvaient ressembler à certains de nos Vers, avec cette différence toutefois que les Vers aujourd’hui vivants auxquels on les comparera sont les exemplaires vidés et figés des formes infiniment plastiques, grosses d’un avenir indéfini, qui furent la souche commune des Échinodermes, des Mollusques, des Arthropodes et des Vertébrés.

Un danger les guettait, un obstacle qui faillit sans doute arrêter l’essor de la vie animale. Il y a une particularité dont on ne peut s’empêcher d’être frappé quand on jette un coup d’œil sur la faune des temps primaires. C’est l’emprisonnement de l’animal dans une enveloppe plus ou moins dure, qui devait gêner et souvent même paralyser ses mouvements. Les Mollusques d’abord avaient une coquille plus universellement que ceux d’aujourd’hui. Les Arthropodes en général étaient pourvus d’une carapace ; c’étaient des Crustacés. Les plus anciens Poissons eurent une enveloppe osseuse, d’une dureté extrême[9]. L’explication de ce fait général doit être cherchée, croyons-nous, dans une tendance des organismes mous à se défendre les uns contre les autres en se rendant, autant que possible, indévorables. Chaque espèce, dans l’acte par lequel elle se constitue, va à ce qui lui est le plus commode. De même que, parmi les organismes primitifs, certains s’étaient orientés vers l’animalité en renonçant à fabriquer de l’organique avec de l’inorganique et en empruntant les substances organiques toutes faites aux organismes déjà aiguillés sur la vie végétale, ainsi, parmi les espèces animales elles-mêmes, beaucoup s’arrangèrent pour vivre aux dépens des autres animaux. Un organisme qui est animal, c’est-à-dire mobile, pourra en effet profiter de sa mobilité pour aller chercher des animaux sans défense et s’en repaître, tout aussi bien que des végétaux. Ainsi, plus les espèces se faisaient mobiles, plus sans doute elles devenaient voraces et dangereuses les unes pour les autres. De là dut résulter un brusque arrêt du monde animal tout entier dans le progrès qui le portait à une mobilité de plus en plus haute ; car la peau dure et calcaire de l’Échinoderme, la coquille du Mollusque, la carapace du Crustacé et la cuirasse ganoïde des anciens Poissons ont probablement eu pour origine commune un effort des espèces animales pour se protéger contre les espèces ennemies. Mais cette cuirasse, derrière laquelle l’animal se mettait à l’abri, le gênait dans ses mouvements et parfois l’immobilisait. Si le végétal a renoncé à la conscience en s’enveloppant d’une membrane de cellulose, l’animal qui s’est enfermé dans une citadelle ou dans une armure se condamne à un demi-sommeil. C’est dans cette torpeur que vivent, aujourd’hui encore, les Échinodermes et même les Mollusques. Arthropodes et Vertébrés en furent sans doute menacés également. Ils y échappèrent, et à cette heureuse circonstance tient l’épanouissement actuel des formes les plus hautes de la vie.

Dans deux directions, en effet, nous voyons la poussée de la vie au mouvement reprendre le dessus. Les Poissons échangent leur cuirasse ganoïde pour des écailles. Longtemps auparavant, les Insectes avaient paru, débarrassés, eux aussi, de la cuirasse qui avait protégé leurs ancêtres. À l’insuffisance de leur enveloppe protectrice ils suppléèrent, les uns et les autres, par une agilité qui leur permettait d’échapper à leurs ennemis et aussi de prendre l’offensive, de choisir le lieu et le moment de la rencontre. C’est un progrès du même genre que nous observons dans l’évolution de l’armement humain. Le premier mouvement est de se chercher un abri ; le second, qui est le meilleur, est de se rendre aussi souple que possible pour la fuite et surtout pour l’attaque, — attaquer étant encore le moyen le plus efficace de se défendre. Ainsi le lourd hoplite a été supplanté par le légionnaire, le chevalier bardé de fer a dû céder la place au fantassin libre de ses mouvements, et, d’une manière générale, dans l’évolution de l’ensemble de la vie, comme dans celle des sociétés humaines, comme dans celle des destinées individuelles, les plus grands succès ont été pour ceux qui ont accepté les plus gros risques.

L’intérêt bien entendu de l’animal était donc de se rendre plus mobile. Comme nous le disions à propos de l’adaptation en général, on pourra toujours expliquer par leur intérêt particulier la transformation des espèces. On donnera ainsi la cause immédiate de la variation. Mais on n’en donnera souvent ainsi que la cause la plus superficielle. La cause profonde est l’impulsion qui lança la vie dans le monde, qui la fit se scinder entre végétaux et animaux, qui aiguilla l’animalité sur la souplesse de la forme, et qui, à un certain moment, dans le règne animal menacé de s’assoupir, obtint, sur quelques points au moins, qu’on se réveillât et qu’on allât de l’avant.

Sur les deux voies, où évoluèrent séparément les Vertébrés et les Arthropodes, le développement (abstraction faite des reculs liés au parasitisme ou à toute autre cause) a consisté avant tout dans un progrès du système nerveux sensori-moteur. On cherche la mobilité, on cherche la souplesse, on cherche — à travers bien des tâtonnements, et non sans avoir donné d’abord dans une exagération de la masse et de la force brutale — la variété des mouvements. Mais cette recherche elle-même s’est faite dans des directions divergentes. Un coup d’œil jeté sur le système nerveux des Arthropodes et sur celui des Vertébrés nous avertit des différences. Chez les premiers, le corps est formé d’une série plus ou moins longue d’anneaux juxtaposés ; l’activité motrice se répartit alors entre un nombre variable, parfois considérable, d’appendices dont chacun a sa spécialité. Chez les autres, l’activité se concentre sur deux paires de membres seulement, et ces organes accomplissent des fonctions qui dépendent beaucoup moins étroitement de leur forme[10]. L’indépendance devient complète chez l’homme, dont la main peut exécuter n’importe quel travail.

Voilà du moins ce qu’on voit. Derrière ce qu’on voit il y a maintenant ce qu’on devine, deux puissances immanentes à la vie et d’abord confondues, qui ont dû se dissocier en grandissant.

Pour définir ces puissances, il faut considérer, dans l’évolution des Arthropodes et dans celle des Vertébrés, les espèces qui marquent, de part et d’autre, le point culminant. Comment déterminer ce point ? Ici encore on fera fausse route si l’on vise à la précision géométrique. Il n’existe pas de signe unique et simple auquel on puisse reconnaître qu’une espèce est plus avancée qu’une autre sur une même ligne d’évolution. Il y a des caractères multiples, qu’il faut comparer entre eux et peser dans chaque cas particulier, pour savoir jusqu’à quel point ils sont essentiels ou accidentels, et dans quelle mesure il convient d’en tenir compte.

Il n’est pas contestable, par exemple, que le succès soit le criterium le plus général de la supériorité, les deux termes étant, jusqu’à un certain point, synonymes l’un de l’autre. Par succès il faut entendre, quand il s’agit de l’être vivant, une aptitude à se développer dans les milieux les plus divers, à travers la plus grande variété possible d’obstacles, de manière à couvrir la plus vaste étendue possible de terre. Une espèce qui revendique pour domaine la terre entière est véritablement une espèce dominatrice et par conséquent supérieure. Telle est l’espèce humaine, qui représentera le point culminant de l’évolution des Vertébrés. Mais tels sont aussi, dans la série des Articulés, les Insectes et en particulier certains Hyménoptères. On a dit que les Fourmis étaient maîtresses du sous-sol de la terre, comme l’homme est maître du sol.

D’autre part, un groupe d’espèces apparu sur le tard peut être un groupe de dégénérés, mais il faut pour cela qu’une cause spéciale de régression soit intervenue. En droit, ce groupe serait supérieur au groupe dont il dérive, puisqu’il correspondrait à un stade plus avancé de l’évolution. Or, l’homme est probablement le dernier venu des Vertébrés[11]. Et, dans la série des Insectes, il n’y a de postérieur à l’Hyménoptère que le Lépidoptère, c’est-à-dire, sans doute, une espèce de dégénéré, véritable parasite des plantes à fleurs.

Ainsi, par des chemins différents, nous sommes conduits à la même conclusion. L’évolution des Arthropodes aurait atteint son point culminant avec l’Insecte et en particulier avec les Hyménoptères, comme celle des Vertébrés avec l’homme. Maintenant, si l’on remarque que nulle part l’instinct n’est aussi développé que dans le monde des Insectes, et que dans aucun groupe d’Insectes il n’est aussi merveilleux que chez les Hyménoptères, on pourra dire que toute l’évolution du règne animal, abstraction faite des reculs vers la vie végétative, s’est accomplie sur deux voies divergentes dont l’une allait à l’instinct et l’autre à l’intelligence.

Torpeur végétative, instinct et intelligence, voilà donc enfin les éléments qui coïncidaient dans l’impulsion vitale commune aux plantes et aux animaux, et qui, au cours d’un développement où ils se manifestèrent dans les formes les plus imprévues, se dissocièrent par le seul fait de leur croissance. L’erreur capitale, celle qui, se transmettant depuis Aristote, a vicié la plupart des philosophies de la nature, est de voir dans la vie végétative, dans la vie instinctive et dans la vie raisonnable trois degrés successifs d’une même tendance qui se développe, alors que ce sont trois directions divergentes d’une activité qui s’est scindée en grandissant. La différence entre elles n’est pas une différence d’intensité, ni plus généralement de degré, mais de nature.


Il importe d’approfondir ce point. De la vie végétale et de la vie animale nous avons vu comment elles se complètent et comment elles s’opposent. Il s’agit maintenant de montrer que l’intelligence et l’instinct, eux aussi, s’opposent et se complètent. Mais disons d’abord pourquoi l’on est tenté d’y voir des activités dont la première serait supérieure à la seconde et s’y superposerait, alors qu’en réalité ce ne sont pas choses de même ordre, ni qui se soient succédé l’une à l’autre, ni auxquelles on puisse assigner des rangs.

C’est qu’intelligence et instinct, ayant commencé par s’entrepénétrer, conservent quelque chose de leur origine commune. Ni l’un ni l’autre ne se rencontrent jamais à l’état pur. Nous disions que, dans la plante, peuvent se réveiller la conscience et la mobilité de l’animal qui se sont endormies chez elle, et que l’animal vit sous la menace constante d’un aiguillage sur la vie végétative. Les deux tendances de la plante et de l’animal se pénétraient si bien d’abord qu’il n’y a jamais eu rupture complète entre elles : l’une continue à hanter l’autre ; partout nous les trouvons mêlées ; c’est la proportion qui diffère. Ainsi pour l’intelligence et l’instinct. Il n’y a pas d’intelligence où l’on ne découvre des traces d’instinct, pas d’instinct surtout qui ne soit entouré d’une frange d’intelligence. C’est cette frange d’intelligence qui a été cause de tant de méprises. De ce que l’instinct est toujours plus ou moins intelligent, on a conclu qu’intelligence et instinct sont choses de même ordre, qu’il n’y a entre eux qu’une différence de complication ou de perfection, et surtout que l’un des deux est exprimable en termes de l’autre. En réalité, ils ne s’accompagnent que parce qu’ils se complètent, et ils ne se complètent que parce qu’ils sont différents, ce qu’il y a d’instinctif dans l’instinct étant de sens opposé à ce qu’il y a d’intelligent dans l’intelligence.

On ne s’étonnera pas si nous insistons sur ce point. Nous le tenons pour capital.

Disons d’abord que les distinctions que nous allons faire seront trop tranchées, précisément parce que nous voulons définir de l’instinct ce qu’il a d’instinctif et de l’intelligence ce qu’elle a d’intelligent, alors que tout instinct concret est mélangé d’intelligence, comme toute intelligence réelle est pénétrée d’instinct. De plus, ni l’intelligence ni l’instinct ne se prêtent à des définitions rigides ; ce sont des tendances et non pas des choses faites. Enfin il ne faudra pas oublier que, dans le présent chapitre, nous considérons l’intelligence et l’instinct au sortir de la vie qui les dépose le long de son parcours. Or, la vie manifestée par un organisme est, à nos yeux, un certain effort pour obtenir certaines choses de la matière brute. On ne s’étonnera donc pas si c’est la diversité de cet effort qui nous frappe dans l’instinct et dans l’intelligence, et si nous voyons dans ces deux formes de l’activité psychique, avant tout, deux méthodes différentes d’action sur la matière inerte. Cette manière un peu étroite de les envisager aura l’avantage de nous fournir un moyen objectif de les distinguer. En revanche, elle ne nous donnera de l’intelligence en général, et de l’instinct en général, que la position moyenne au-dessus et au-dessous de laquelle ils oscillent constamment tous deux. C’est pourquoi l’on ne devra voir dans ce qui va suivre qu’un dessin schématique, où les contours respectifs de l’intelligence et de l’instinct seront plus accusés qu’il ne le faut, et où nous aurons négligé l’estompage qui vient, tout à la fois, de l’indécision de chacun d’eux et de leur empiétement réciproque l’un sur l’autre. En un sujet aussi obscur, on ne saurait faire un trop grand effort vers la lumière. Il sera toujours aisé de rendre ensuite les formes plus floues, de corriger ce que le dessin aurait de trop géométrique, enfin de substituer à la raideur d’un schéma la souplesse de la vie.


À quelle date faisons-nous remonter l’apparition de l’homme sur la terre ? Au temps où se fabriquèrent les premières armes, les premiers outils. On n’a pas oublié la querelle mémorable qui s’éleva autour de la découverte de Boucher de Perthes dans la carrière de Moulin-Quignon. La question était de savoir si l’on avait affaire à des haches véritables ou à des fragments de silex brisés accidentellement. Mais que, si c’étaient des hachettes, on fût bien en présence d’une intelligence, et plus particulièrement de l’intelligence humaine, personne un seul instant n’en douta. Ouvrons, d’autre part, un recueil d’anecdotes sur l’intelligence des animaux. Nous verrons qu’à côté de beaucoup d’actes explicables par l’imitation, ou par l’association automatique des images, il en est que nous n’hésitons pas à déclarer intelligents ; en première ligne figurent ceux qui témoignent d’une pensée de fabrication, soit que l’animal arrive à façonner lui-même un instrument grossier, soit qu’il utilise à son profit un objet fabriqué par l’homme. Les animaux qu’on classe tout de suite après l’homme au point de vue de l’intelligence, les Singes et les Eléphants, sont ceux qui savent employer, à l’occasion, un instrument artificiel. Au-dessous d’eux, mais non pas très loin d’eux, on mettra ceux qui reconnaissent un objet fabriqué : par exemple le Renard, qui sait fort bien qu’un piège est un piège. Sans doute, il y a intelligence partout où il y a inférence ; mais l’inférence, qui consiste en un infléchissement de l’expérience passée dans le sens de l’expérience présente, est déjà un commencement d’invention. L’invention devient complète quand elle se matérialise en un instrument fabriqué. C’est là que tend l’intelligence des animaux, comme à un idéal. Et si, d’ordinaire, elle n’arrive pas encore à façonner des objets artificiels et à s’en servir, elle s’y prépare par les variations mêmes qu’elle exécute sur les instincts fournis par la nature. En ce qui concerne l’intelligence humaine, on n’a pas assez remarqué que l’invention mécanique a d’abord été sa démarche essentielle, qu’aujourd’hui encore notre vie sociale gravite autour de la fabrication et de l’utilisation d’instruments artificiels, que les inventions qui jalonnent la route du progrès en ont aussi tracé la direction. Nous avons de la peine à nous en apercevoir, parce que les modifications de l’humanité retardent d’ordinaire sur les transformations de son outillage. Nos habitudes individuelles et même sociales survivent assez longtemps aux circonstances pour lesquelles elles étaient faites, de sorte que les effets profonds d’une invention se font remarquer lorsque nous en avons déjà perdu de vue la nouveauté. Un siècle a passé depuis l’invention de la machine à vapeur, et nous commençons seulement à ressentir la secousse profonde qu’elle nous a donnée. La révolution qu’elle a opérée dans l’industrie n’en a pas moins bouleversé les relations entre les hommes. Des idées nouvelles se lèvent. Des sentiments nouveaux sont en voie d’éclore. Dans des milliers d’années, quand le recul du passé n’en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu’on s’en souvienne encore ; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée ; elle servira à définir un âge[12] Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et, d’en varier indéfiniment la fabrication.

Maintenant, un animal inintelligent possède-t-il aussi des outils ou des machines ? Oui, certes, mais ici l’instrument fait partie du corps qui l’utilise. Et, correspondant à cet instrument, il y a un instinct qui sait s’en servir. Sans doute il s’en faut que tous les instincts consistent dans une faculté naturelle d’utiliser un mécanisme inné. Une telle définition ne s’appliquerait pas aux instincts que Romanes a appelés « secondaires », et plus d’un instinct « primaire » y échapperait. Mais cette définition de l’instinct, comme celle que nous donnons provisoirement de l’intelligence, détermine tout au moins la limite idéale vers laquelle s’acheminent les formes très nombreuses de l’objet défini. On a bien souvent fait remarquer que la plupart des instincts sont le prolongement, ou mieux l’achèvement, du travail d’organisation lui-même. Où commence l’activité de l’instinct ? où finit celle de la nature ? On ne saurait le dire. Dans les métamorphoses de la larve en nymphe et en insecte parfait, métamorphoses qui exigent souvent, de la part de la larve, des démarches appropriées et une espèce d’initiative, il n’y a pas de ligne de démarcation tranchée entre l’instinct de l’animal et le travail organisateur de la matière vivante. On pourra dire, à volonté, que l’instinct organise les instruments dont il va se servir, ou que l’organisation se prolonge dans l’instinct qui doit utiliser l’organe. Les plus merveilleux instincts de l’Insecte ne font que développer en mouvements sa structure spéciale, à tel point que, là où la vie sociale divise le travail entre les individus et leur impose ainsi des instincts différents, on observe une différence correspondante de structure : on connaît le polymorphisme des Fourmis, des Abeilles, des Guêpes et de certains Pseudonévroptères. Ainsi, à ne considérer que les cas limites où l’on assiste au triomphe complet de l’intelligence et de l’instinct, on trouve entre eux une différence essentielle : l’instinct achevé est une faculté d’utiliser et même de construire des instruments organisés ; l’intelligence achevée est la faculté de fabriquer et d’employer des instruments inorganisés.

Les avantages et les inconvénients de ces deux modes d’activité sautent aux yeux. L’instinct trouve à sa portée l’instrument approprié : cet instrument, qui se fabrique et se répare lui-même, qui présente, comme toutes les œuvres de la nature, une complexité de détail infinie et une simplicité de fonctionnement merveilleuse, fait tout de suite, au moment voulu, sans difficulté, avec une perfection souvent admirable, ce qu’il est appelé à faire. En revanche, il conserve une structure à peu près invariable, puisque sa modification ne va pas sans une modification de l’espèce. L’instinct est donc nécessairement spécialisé, n’étant que l’utilisation, pour un objet déterminé, d’un instrument déterminé. Au contraire, l’instrument fabriqué intelligemment est un instrument imparfait. Il ne s’obtient qu’au prix d’un effort. Il est presque toujours d’un maniement pénible. Mais, comme il est fait d’une matière inorganisée, il peut prendre une forme quelconque, servir à n’importe quel usage, tirer l’être vivant de toute difficulté nouvelle qui surgit et lui conférer un nombre illimité de pouvoirs. Inférieur à l’instrument naturel pour la satisfaction des besoins immédiats, il a d’autant plus d’avantage sur celui-ci que le besoin est moins pressant. Surtout, il réagit sur la nature de l’être qui l’a fabriqué, car, en l’appelant à exercer une nouvelle fonction, il lui confère, pour ainsi dire, une organisation plus riche, étant un organe artificiel qui prolonge l’organisme naturel. Pour chaque besoin qu’il satisfait, il crée un besoin nouveau, et ainsi, au lieu de fermer, comme l’instinct, le cercle d’action où l’animal va se mouvoir automatiquement, il ouvre à cette activité un champ indéfini où il la pousse de plus en plus loin et la fait de plus en plus libre. Mais cet avantage de l’intelligence sur l’instinct n’apparaît que tard, et lorsque l’intelligence, ayant porté la fabrication à son degré supérieur de puissance, fabrique déjà des machines à fabriquer. Au début, les avantages et les inconvénients de l’instrument fabriqué et de l’instrument naturel se balancent si bien qu’il est difficile de dire lequel des deux assurera à l’être vivant un plus grand empire sur la nature.

On peut conjecturer qu’ils commencèrent par être impliqués l’un dans l’autre, que l’activité psychique originelle participa des deux à la fois, et que, si l’on remontait assez haut dans le passé, on trouverait des instincts plus rapprochés de l’intelligence que ceux de nos Insectes, une intelligence plus voisine de l’instinct que celle de nos Vertébrés : intelligence et instinct élémentaires d’ailleurs, prisonniers d’une matière qu’ils n’arrivent pas à dominer. Si la force immanente à la vie était une force illimitée, elle eût peut-être développé indéfiniment dans les mêmes organismes l’instinct et l’intelligence. Mais tout paraît indiquer que cette force est finie, et qu’elle s’épuise assez vite en se manifestant. Il lui est difficile d’aller loin dans plusieurs directions à la fois. Il faut qu’elle choisisse. Or, elle a le choix entre deux manières d’agir sur la matière brute. Elle peut fournir cette action immédiatement en se créant un instrument organisé avec lequel elle travaillera ; ou bien elle peut la donner médiatement dans un organisme qui, au lieu de posséder naturellement l’instrument requis, le fabriquera lui-même en façonnant la matière inorganique. De là l’intelligence et l’instinct, qui divergent de plus en plus en se développant, mais qui ne se séparent jamais tout à fait l’un de l’autre. D’un côté, en effet, l’instinct le plus parfait de l’Insecte s’accompagne de quelques lueurs d’intelligence, ne fût-ce que dans le choix du lieu, du moment et des matériaux de la construction : quand, par extraordinaire, des Abeilles nidifient à l’air libre, elles inventent des dispositifs nouveaux et véritablement intelligents pour s’adapter à ces conditions nouvelles[13]. Mais, d’autre part, l’intelligence a encore plus besoin de l’instinct que l’instinct de l’intelligence, car façonner la matière brute suppose déjà chez l’animal un degré supérieur d’organisation, où il n’a pu s’élever que sur les ailes de l’instinct. Aussi, tandis que la nature a évolué franchement vers l’instinct chez les Arthropodes, nous assistons, chez presque tous les Vertébrés, à la recherche plutôt qu’à l’épanouissement de l’intelligence. C’est encore l’instinct qui forme le substrat de leur activité psychique, mais l’intelligence est là, qui aspire à le supplanter. Elle n’arrive pas à inventer des instruments : du moins s’y essaie-t-elle en exécutant le plus de variations possible sur l’instinct, dont elle voudrait se passer. Elle ne prend tout à fait possession d’elle-même que chez l’homme, et ce triomphe s’affirme par l’insuffisance même des moyens naturels dont l’homme dispose pour se défendre contre ses ennemis, contre le froid et la faim. Cette insuffisance, quand on cherche à en déchiffrer le sens, acquiert la valeur d’un document préhistorique : c’est le congé définitif que l’instinct reçoit de l’intelligence. Il n’en est pas moins vrai que la nature a dû hésiter entre deux modes d’activité psychique, l’un assuré du succès immédiat, mais limité dans ses effets, l’autre aléatoire, mais dont les conquêtes, s’il arrivait à l’indépendance, pouvaient s’étendre indéfiniment. Le plus grand succès fut d’ailleurs remporté, ici encore, du côté où était le plus gros risque. Instinct et intelligence représentent donc deux solutions divergentes, également élégantes, d’un seul et même problème.

De là, il est vrai, des différences profondes de structure interne entre l’instinct et l’intelligence. Nous n’insisterons que sur celles qui intéressent notre présente étude. Disons donc que l’intelligence et l’instinct impliquent deux espèces de connaissance radicalement différentes. Mais quelques éclaircissements sont d’abord nécessaires au sujet de la conscience en général.

On s’est demandé jusqu’à quel point l’instinct est conscient. Nous répondrons qu’il y a ici une multitude de différences et de degrés, que l’instinct est plus ou moins conscient dans certains cas, inconscient dans d’autres. La plante, comme nous le verrons, a des instincts : il est douteux que ces instincts s’accompagnent chez elle de sentiment. Même chez l’animal, on ne trouve guère d’instinct complexe qui ne soit inconscient dans une partie au moins de ses démarches. Mais il faut signaler ici une différence, trop peu remarquée, entre deux espèces d’inconscience, celle qui consiste en une conscience nulle et celle qui provient d’une conscience annulée. Conscience nulle et conscience annulée sont toutes deux égales à zéro ; mais le premier zéro exprime qu’il n’y a rien, le second qu’on a affaire à deux quantités égales et de sens contraire qui se compensent et se neutralisent. L’inconscience d’une pierre qui tombe est une conscience nulle : la pierre n’a aucun sentiment de sa chute. En est-il de même de l’inconscience de l’instinct dans les cas extrêmes où l’instinct est inconscient ? Quand nous accomplissons machinalement une action habituelle, quand le somnambule joue automatiquement son rêve, l’inconscience peut être absolue ; mais elle tient, cette fois, à ce que la représentation de l’acte est tenue en échec par l’exécution de l’acte lui-même, lequel est si parfaitement semblable à la représentation et s’y insère si exactement qu’aucune conscience ne peut plus déborder. La représentation est bouchée par l’action. La preuve en est que, si l’accomplissement de l’acte est arrêté ou entravé par un obstacle, la conscience peut surgir. Elle était donc là, mais neutralisée par l’action qui remplissait la représentation. L’obstacle n’a rien créé de positif ; il a simplement fait un vide, il a pratiqué un débouchage. Cette inadéquation de l’acte à la représentation est précisément ici ce que nous appelons conscience.

En approfondissant ce point, on trouverait que la conscience est la lumière immanente à la zone d’actions possibles ou d’activité virtuelle qui entoure l’action effectivement accomplie par l’être vivant. Elle signifie hésitation ou choix. Là où beaucoup d’actions également possibles se dessinent sans aucune action réelle (comme dans une délibération qui n’aboutit pas), la conscience est intense. Là où l’action réelle est la seule action possible (comme dans l’activité du genre somnambulique ou plus généralement automatique), la conscience devient nulle. Représentation et connaissance n’en existent pas moins dans ce dernier cas, s’il est avéré qu’on y trouve un ensemble de mouvements systématisés dont le dernier est déjà préformé dans le premier, et que la conscience pourra d’ailleurs en jaillir au choc d’un obstacle. De ce point de vue, on définirait la conscience de l’être vivant une différence arithmétique entre l’activité virtuelle et l’activité réelle. Elle mesure l’écart entre la représentation et l’action.

On peut dès lors présumer que l’intelligence sera plutôt orientée vers la conscience, l’instinct vers l’inconscience. Car, là où l’instrument à manier est organisé par la nature, le point d’application fourni par la nature, le résultat à obtenir voulu par la nature, une faible part est laissée au choix : la conscience inhérente à la représentation sera donc contre-balancée, au fur et à mesure qu’elle tendrait à se dégager, par l’accomplissement de l’acte, identique à la représentation, qui lui fait contrepoids. Là où elle apparaît, elle éclaire moins l’instinct lui-même que les contrariétés auxquelles l’instinct est sujet : c’est le déficit de l’instinct, la distance de l’acte à l’idée, qui deviendra conscience ; et la conscience ne sera alors qu’un accident. Elle ne souligne essentiellement que la démarche initiale de l’instinct, celle qui déclanche toute la série des mouvements automatiques. Au contraire, le déficit est l’état normal de l’intelligence. Subir des contrariétés est son essence même. Ayant pour fonction primitive de fabriquer des instruments inorganisés, elle doit, à travers mille difficultés, choisir pour ce travail le lieu et le moment, la forme et la matière. Et elle ne peut se satisfaire entièrement, parce que toute satisfaction nouvelle crée de nouveaux besoins. Bref, si l’instinct et l’intelligence enveloppent, l’un et l’autre, des connaissances, la connaissance est plutôt jouée et inconsciente dans le cas de l’instinct, plutôt pensée et consciente dans le cas de l’intelligence. Mais c’est là une différence de degré plutôt que de nature. Tant qu’on ne s’attache qu’à la conscience, on ferme les yeux sur ce qui est, au point de vue psychologique, la différence capitale entre l’intelligence et l’instinct.

Pour arriver à la différence essentielle, il faut, sans s’arrêter à la lumière plus ou moins vive qui éclaire ces deux formes de l’activité intérieure, aller tout droit aux deux objets, profondément distincts l’un de l’autre, qui en sont les points d’application.

Quand l’Œstre du Cheval dépose ses œufs sur les jambes ou sur les épaules de l’animal, il agit comme s’il savait que sa larve doit se développer dans l’estomac du cheval, et que le cheval, en se léchant, transportera la larve naissante dans son tube digestif. Quand un Hyménoptère paralyseur va frapper sa victime aux points précis où se trouvent des centres nerveux, de manière à l’immobiliser sans la tuer, il procède comme ferait un savant entomologiste, doublé d’un chirurgien habile. Mais que ne devrait pas savoir le petit Scarabée dont on a si souvent raconté l’histoire, le Sitaris ? Ce Coléoptère dépose ses œufs à l’entrée des galeries souterraines que creuse une espèce d’Abeille, l’Anthophore. La larve du Sitaris, après une longue attente, guette l’Anthophore mâle au sortir de la galerie, se cramponne à elle, y reste attachée jusqu’au « vol nuptial » ; là, elle saisit l’occasion de passer du mâle à la femelle, et attend tranquillement que celle-ci ponde ses œufs. Elle saute alors sur l’œuf, qui va lui servir de support dans le miel, dévore l’œuf en quelques jours, et, installée sur la coquille, subit sa première métamorphose. Organisée maintenant pour flotter sur le miel, elle consomme cette provision de nourriture et devient nymphe, puis insecte parfait. Tout se passe comme si la larve du Sitaris, dès son éclosion, savait que l’Anthophore mâle sortira de la galerie d’abord, que le vol nuptial lui fournira le moyen de se transporter sur la femelle, que celle-ci la conduira dans un magasin de miel capable de l’alimenter quand elle se sera transformée, que, jusqu’à cette transformation, elle aura dévoré peu à peu l’œuf de l’Anthophore, de manière à se nourrir, à se soutenir à la surface du miel, et aussi à supprimer le rival qui serait sorti de l’œuf. Et tout se passe également comme si le Sitaris lui-même savait que sa larve saura toutes ces choses. La connaissance, si connaissance il y a, n’est qu’implicite. Elle s’extériorise en démarches précises au lieu de s’intérioriser en conscience. Il n’en est pas moins vrai que la conduite de l’Insecte dessine la représentation de choses déterminées, existant ou se produisant en des points précis de l’espace et du temps, que l’Insecte connaît sans les avoir apprises.

Maintenant, si nous envisageons du même point de vue l’intelligence, nous trouvons qu’elle aussi connaît certaines choses sans les avoir apprises. Mais ce sont des connaissances d’un ordre bien différent. Nous ne voudrions pas ranimer ici la vieille querelle des philosophes au sujet de l’innéité. Bornons-nous donc à enregistrer le point sur lequel tout le monde est d’accord, à savoir que le petit enfant comprend immédiatement des choses que l’animal ne comprendra jamais, et qu’en ce sens l’intelligence, comme l’instinct, est une fonction héréditaire, partant innée. Mais cette intelligence innée, quoiqu’elle soit une faculté de connaître, ne connaît aucun objet en particulier. Quand le nouveau-né cherche pour la première fois le sein de sa nourrice, témoignant ainsi qu’il a la connaissance (inconsciente, sans doute) d’une chose qu’il n’a jamais vue, on dira, précisément parce que la connaissance innée est ici celle d’un objet déterminé, que c’est de l’instinct et non pas de l’intelligence. L’intelligence n’apporte donc la connaissance innée d’aucun objet. Et pourtant, si elle ne connaissait rien naturellement, elle n’aurait rien d’inné. Que peut-elle donc connaître, elle qui ignore toutes choses ? — À côté des choses, il y a les rapports. L’enfant qui vient de naître ne connaît, en tant qu’intelligent, ni des objets déterminés ni une propriété déterminée d’aucun objet ; mais, le jour où l’on appliquera devant lui une épithète à un substantif, il comprendra tout de suite ce que cela veut dire. La relation de l’attribut au sujet est donc saisie par lui naturellement. Et l’on en dirait autant de la relation générale que le verbe exprime, relation si immédiatement conçue par l’esprit que le langage peut la sous-entendre, comme il arrive dans les langues rudimentaires qui n’ont pas de verbe. L’intelligence fait donc naturellement usage des rapports d’équivalent à équivalent, de contenu à contenant, de cause à effet, etc., qu’implique toute phrase où il y a un sujet, un attribut, un verbe, exprimé ou sous-entendu. Peut-on dire qu’elle ait la connaissance innée de chacun de ces rapports en particulier ? C’est affaire aux logiciens de chercher si ce sont là autant de relations irréductibles, ou si l’on ne pourrait pas les résoudre en relations plus générales encore. Mais, de quelque manière qu’on effectue l’analyse de la pensée, on aboutira toujours a un ou à plusieurs cadres généraux, dont l’esprit possède la connaissance innée puisqu’il en fait un emploi naturel. Disons donc que si l’on envisage dans l’instinct et dans l’intelligence ce qu’ils renferment de connaissance innée, on trouve que cette connaissance innée porte dans le premier cas sur des choses et dans le second sur des rapports.

Les philosophes distinguent entre la matière de notre connaissance et sa forme. La matière est ce qui est donné par les facultés de perception, prises à l’état brut. La forme est l’ensemble des rapports qui s’établissent entre ces matériaux pour constituer une connaissance systématique. La forme, sans matière, peut-elle être déjà l’objet d’une connaissance ? Oui, sans doute, à condition que cette connaissance ressemble moins à une chose possédée qu’à une habitude contractée, moins à un état qu’à une direction ; ce sera, si l’on veut, un certain pli naturel de l’attention. L’écolier, qui sait qu’on va lui dicter une fraction, tire une barre, avant de savoir ce que seront le numérateur et le dénominateur ; il a donc présente à l’esprit la relation générale entre les deux termes, quoiqu’il ne connaisse aucun d’eux ; il connaît la forme sans la matière. Ainsi pour les cadres, antérieurs à toute expérience, où notre expérience vient s’insérer. Adoptons donc ici les mots consacrés par l’usage. Nous donnerons de la distinction entre l’intelligence et l’instinct cette formule plus précise : l’intelligence, dans ce qu’elle a d’inné, est la connaissance d’une forme, l’instinct implique celle d’une matière.

De ce second point de vue, qui est celui de la connaissance et non plus de l’action, la force immanente à la vie en général nous apparaît encore comme un principe limité, en lequel coexistent et se pénètrent réciproquement, au début, deux manières différentes, et même divergentes, de connaître. La première atteint immédiatement, dans leur matérialité même, des objets déterminés. Elle dit : « voici ce qui est ». La seconde n’atteint aucun objet en particulier ; elle n’est qu’une puissance naturelle de rapporter un objet à un objet, ou une partie à une partie, ou un aspect à un aspect, enfin de tirer des conclusions quand on possède des prémisses et d’aller de ce qu’on a appris à ce qu’on ignore. Elle ne dit plus « ceci est » ; elle dit seulement que si les conditions sont telles, tel sera le conditionné. Bref, la première connaissance, de nature instinctive, se formulerait dans ce que les philosophes appellent des propositions catégoriques, tandis que la seconde, de nature intellectuelle, s’exprime toujours hypothétiquement. De ces deux facultés, la première semble d’abord bien préférable à l’autre. Et elle le serait en effet, si elle s’étendait à un nombre indéfini d’objets. Mais, en fait, elle ne s’applique jamais qu’à un objet spécial, et même à une partie restreinte de cet objet. Du moins en a-t-elle la connaissance intérieure et pleine, non pas explicite, mais impliquée dans l’action accomplie. La seconde, au contraire, ne possède naturellement qu’une connaissance extérieure et vide ; mais, par là même, elle a l’avantage d’apporter un cadre où une infinité d’objets pourront trouver place tour à tour. Tout se passe comme si la force qui évolue à travers les formes vivantes, étant une force limitée, avait le choix, dans le domaine de la connaissance naturelle ou innée, entre deux espèces de limitation, l’une portant sur l’extension de la connaissance, l’autre sur sa compréhension. Dans le premier cas, la connaissance pourra être étoffée et pleine, mais elle se restreindra alors à un objet déterminé ; dans le second, elle ne limite plus son objet, mais c’est parce qu’elle ne contient plus rien, n’étant qu’une forme sans matière. Les deux tendances, d’abord impliquées l’une dans l’autre, ont dû se séparer pour grandir. Elles sont allées, chacune de son côté, chercher fortune dans le monde. Elles ont abouti à l’instinct et à l’intelligence.

Tels sont donc les deux modes divergents de connaissance par lesquels l’intelligence et l’instinct devront se définir, si c’est au point de vue de la connaissance qu’on se place, et non plus de l’action. Mais connaissance et action ne sont ici que deux aspects d’une seule et même faculté. Il est aisé de voir, en effet, que la seconde définition n’est qu’une nouvelle forme de la première.

Si l’instinct est, par excellence, la faculté d’utiliser un instrument naturel organisé, il doit envelopper la connaissance innée (virtuelle ou inconsciente, il est vrai) et de cet instrument et de l’objet auquel il s’applique. L’instinct est donc la connaissance innée d’une chose. Mais l’intelligence est la faculté de fabriquer des instruments inorganisés, c’est-à-dire artificiels. Si, par elle, la nature renonce à doter l’être vivant de l’instrument qui lui servira, c’est pour que l’être vivant puisse, selon les circonstances, varier sa fabrication. La fonction essentielle de l’intelligence sera donc de démêler, dans des circonstances quelconques, le moyen de se tirer d’affaire. Elle cherchera ce qui peut le mieux servir, c’est-à-dire s’insérer dans le cadre proposé. Elle portera essentiellement sur les relations entre la situation donnée et les moyens de l’utiliser. Ce qu’elle aura donc d’inné, c’est la tendance à établir des rapports, et cette tendance implique la connaissance naturelle de certaines relations très générales, véritable étoffe que l’activité propre à chaque intelligence taillera en relations plus particulières. Là où l’activité est orientée vers la fabrication, la connaissance porte donc nécessairement sur des rapports. Mais cette connaissance toute formelle de l’intelligence a sur la connaissance matérielle de l’instinct un incalculable avantage. Une forme, justement parce qu’elle est vide, peut être remplie tour à tour, à volonté, par un nombre indéfini de choses, même par celles qui ne servent à rien. De sorte qu’une connaissance formelle ne se limite pas à ce qui est pratiquement utile, encore que ce soit en vue de l’utilité pratique qu’elle a fait son apparition dans le monde. Un être intelligent porte en lui de quoi se dépasser lui-même.

Il se dépassera cependant moins qu’il ne le voudrait, moins aussi qu’il ne s’imagine le faire. Le caractère purement formel de l’intelligence la prive du lest dont elle aurait besoin pour se poser sur les objets qui seraient du plus puissant intérêt pour la spéculation. L’instinct, au contraire, aurait la matérialité voulue, mais il est incapable d’aller chercher son objet aussi loin : il ne spécule pas. Nous touchons au point qui intéresse le plus notre présente recherche. La différence que nous allons signaler entre l’instinct et l’intelligence est celle que toute notre analyse tendait à dégager. Nous la formulerions ainsi : Il y a des choses que l’intelligence seule est capable de chercher, mais que, par elle-même, elle ne trouvera jamais. Ces choses, l’instinct seul les trouverait ; mais il ne les cherchera jamais.

Il est nécessaire d’entrer ici dans quelques détails provisoires sur le mécanisme de l’intelligence. Nous avons dit que l’intelligence avait pour fonction d’établir des rapports. Déterminons plus précisément la nature des relations que l’intelligence établit. Sur ce point, on reste encore dans le vague ou dans l’arbitraire tant qu’on voit dans l’intelligence une faculté destinée à la spéculation pure. On est réduit alors à prendre les cadres généraux de l’entendement l’entendement pour je ne sais quoi d’absolu, d’irréductible et d’inexplicable. L’entendement serait tombé du ciel avec sa forme, comme nous naissons chacun avec notre visage. On définit cette forme, sans doute, mais c’est tout ce qu’on peut faire, et il n’y a pas à chercher pourquoi elle est ce qu’elle est plutôt que tout autre chose. Ainsi, l’on enseignera que l’intelligence est essentiellement unification, que toutes ses opérations ont pour objet commun d’introduire une certaine unité dans la diversité des phénomènes, etc. Mais, d’abord, « unification » est un terme vague, moins clair que celui de « relation » ou même que celui de « pensée », et qui n’en dit pas davantage. De plus, on pourrait se demander si l’intelligence n’aurait pas pour fonction de diviser, plus encore que d’unir. Enfin, si l’intelligence procède comme elle fait parce qu’elle veut unir, et si elle cherche l’unification simplement parce qu’elle en a besoin, notre connaissance devient relative à certaines exigences de l’esprit qui auraient pu, sans doute, être tout autres qu’elles ne sont. Pour une intelligence autrement conformée, autre eût été la connaissance. L’intelligence n’étant plus suspendue à rien, tout se suspend alors à elle. Et ainsi, pour avoir placé l’entendement trop haut, on aboutit à mettre trop bas la connaissance qu’il nous donne. Cette connaissance devient relative, du moment que l’intelligence est une espèce d’absolu. Au contraire, nous tenons l’intelligence humaine pour relative aux nécessités de l’action. Posez l’action, la forme même de l’intelligence s’en déduit. Cette forme n’est donc ni irréductible ni inexplicable. Et, précisément parce qu’elle n’est pas indépendante, on ne peut plus dire que la connaissance dépende d’elle. La connaissance cesse d’être un produit de l’intelligence pour devenir, en un certain sens, partie intégrante de la réalité. Les philosophes répondront que l’action s’accomplit dans un monde ordonné, que cet ordre est déjà de la pensée, et que nous commettons une pétition de principe en expliquant l’intelligence par l’action, qui la présuppose. En quoi ils auraient raison, si le point de vue où nous nous plaçons dans le présent chapitre devait être notre point de vue définitif. Nous serions alors dupes d’une illusion comme celle de Spencer, qui a cru que l’intelligence était suffisamment expliquée quand on la ramenait à l’empreinte laissée en nous par les caractères généraux de la matière : comme si l’ordre inhérent à la matière n’était pas l’intelligence même ! Mais nous réservons pour le prochain chapitre la question de savoir jusqu’à quel point, et avec quelle méthode, la philosophie pourrait tenter une genèse véritable de l’intelligence en même temps que de la matière. Pour le moment, le problème qui nous préoccupe est d’ordre psychologique. Nous nous demandons quelle est la portion du monde matériel à laquelle notre intelligence est spécialement adaptée. Or, pour répondre à cette question, point n’est besoin d’opter pour un système de philosophie. Il suffit de se placer au point de vue du sens commun.

Partons donc de l’action, et posons en principe que l’intelligence vise d’abord à fabriquer. La fabrication s’exerce exclusivement sur la matière brute, en ce sens que, même si elle emploie des matériaux organisés, elle les traite en objets inertes, sans se préoccuper de la vie qui les a informés. De la matière brute elle-même elle ne retient guère que le solide : le reste se dérobe par sa fluidité même. Si donc l’intelligence tend à fabriquer, on peut prévoir que ce qu’il y a de fluide dans le réel lui échappera en partie, et que ce qu’il y a de proprement vital dans le vivant lui échappera tout à fait. Notre intelligence, telle qu’elle sort des mains de la nature, a pour objet principal le solide inorganisé.

Si l’on passait en revue les facultés intellectuelles, on verrait que l’intelligence ne se sent à son aise, qu’elle n’est tout à fait chez elle, que lorsqu’elle opère sur la matière brute, en particulier sur des solides. Quelle est la propriété la plus générale de la matière brute ? Elle est étendue, elle nous présente des objets extérieurs à d’autres objets et, dans ces objets, des parties extérieures à des parties. Sans doute il nous est utile, en vue de nos manipulations ultérieures, de considérer chaque objet comme divisible en parties arbitrairement découpées, chaque partie étant divisible encore à notre fantaisie, et ainsi de suite à l’infini. Mais il nous est avant tout nécessaire, pour la manipulation présente, de tenir l’objet réel auquel nous avons affaire, ou les éléments réels en lesquels nous l’avons résolu, pour provisoirement définitifs et de les traiter comme autant d’unités. À la possibilité de décomposer la matière autant qu’il nous plaît, et comme il nous plaît, nous faisons allusion quand nous parlons de la continuité de l’étendue matérielle ; mais cette continuité, comme on le voit, se réduit pour nous à la faculté que la matière nous laisse de choisir le mode de discontinuité que nous lui trouverons : c’est toujours, en somme, le mode de discontinuité une fois choisi qui nous apparaît comme effectivement réel et qui fixe notre attention, parce que c’est sur lui que se règle notre action présente. Ainsi la discontinuité est pensée pour elle-même, elle est pensable en elle-même, nous nous la représentons par un acte positif de notre esprit, tandis que la représentation intellectuelle de la continuité est plutôt négative, n’étant, au fond, que le refus de notre esprit, devant n’importe quel système de décomposition actuellement donné, de le tenir pour seul possible. L’intelligence ne se représente clairement que le discontinu.

D’autre part, les objets sur lesquels notre action s’exerce sont, sans aucun doute, des objets mobiles. Mais ce qui nous importe, c’est de savoir le mobile va, il est à un moment quelconque de son trajet. En d’autres termes, nous nous attachons avant tout à ses positions actuelles ou futures, et non pas au progrès par lequel il passe d’une position à une autre, progrès qui est le mouvement même. Dans les actions que nous accomplissons, et qui sont des mouvements systématisés, c’est sur le but ou la signification du mouvement, sur son dessin d’ensemble, en un mot sur le plan d’exécution immobile que nous fixons notre esprit. Ce qu’il y a de mouvant dans l’action ne nous intéresse que dans la mesure où le tout en pourrait être avancé, retardé ou empêché par tel ou tel incident survenu en route. De la mobilité même notre intelligence se détourne, parce qu’elle n’a aucun intérêt à s’en occuper. Si elle était destinée à la théorie pure, c’est dans le mouvement qu’elle s’installerait, car le mouvement est sans doute la réalité même, et l’immobilité n’est jamais qu’apparente ou relative. Mais l’intelligence est destinée à tout autre chose. À moins de se faire violence à elle-même, elle suit la marche inverse : c’est de l’immobilité qu’elle part toujours, comme si c’était la réalité ultime ou l’élément ; quand elle veut se représenter le mouvement, elle le reconstruit avec des immobilités qu’elle juxtapose. Cette opération, dont nous montrerons l’illégitimité et le danger dans l’ordre spéculatif, (elle conduit à des impasses et crée artificiellement des problèmes philosophiques insolubles), se justifie sans peine quand on se reporte à sa destination. L’intelligence, à l’état naturel, vise un but pratiquement utile. Quand elle substitue au mouvement des immobilités juxtaposées, elle ne prétend pas reconstituer le mouvement tel qu’il est ; elle le remplace simplement par un équivalent pratique. Ce sont les philosophes qui se trompent quand ils transportent dans le domaine de la spéculation une méthode de penser qui est faite pour l’action. Mais nous nous proposons de revenir sur ce point. Bornons-nous à dire que le stable et l’immuable sont ce à quoi notre intelligence s’attache en vertu de sa disposition naturelle. Notre intelligence ne se représente clairement que l’immobilité.

Maintenant, fabriquer consiste à tailler dans une matière la forme d’un objet. Ce qui importe avant tout, c’est la forme à obtenir. Quant à la matière, on choisit celle qui convient le mieux ; mais, pour la choisir, c’est-à-dire pour aller la chercher parmi beaucoup d’autres, il faut s’être essayé, au moins en imagination, à doter toute espèce de matière de la forme de l’objet conçu. En d’autres termes, une intelligence qui vise à fabriquer est une intelligence qui ne s’arrête jamais à la forme actuelle des choses, qui ne la considère pas comme définitive, qui tient toute matière, au contraire, pour taillable à volonté. Platon compare le bon dialecticien au cuisinier habile, qui découpe la bête sans lui briser les os, en suivant les articulations dessinées par la nature[14]. Une intelligence qui procéderait toujours ainsi serait bien, en effet, une intelligence tournée vers la spéculation. Mais l’action, et en particulier la fabrication, exige la tendance d’esprit inverse. Elle veut que nous considérions toute forme actuelle des choses, même naturelles, comme artificielle et provisoire, que notre pensée efface de l’objet aperçu, fût-il organisé et vivant, les lignes qui en marquent au dehors la structure interne, enfin que nous tenions sa matière pour indifférente à sa forme. L’ensemble de la matière devra donc apparaître à notre pensée comme une immense étoffe où nous pouvons tailler ce que nous voudrons, pour le recoudre comme il nous plaira. Notons-le en passant : c’est ce pouvoir que nous affirmons quand nous disons qu’il y a un espace, c’est-à-dire un milieu homogène et vide, infini et infiniment divisible, se prêtant indifféremment à n’importe quel mode de décomposition. Un milieu de ce genre n’est jamais perçu ; il n’est que conçu. Ce qui est perçu, c’est l’étendue colorée, résistante, divisée selon les lignes que dessinent les contours des corps réels ou de leurs parties réelles élémentaires. Mais quand nous nous représentons notre pouvoir sur cette matière, c’est-à-dire notre faculté de la décomposer et de la recomposer comme il nous plaira, nous projetons, en bloc, toutes ces décompositions et recompositions possibles derrière l’étendue réelle, sous forme d’un espace homogène, vide et indifférent, qui la sous-tendrait. Cet espace est donc, avant tout, le schéma de notre action possible sur les choses, encore que les choses aient une tendance naturelle, comme nous l’expliquerons plus loin, à entrer dans un schéma de ce genre : c’est une vue de l’esprit. L’animal n’en a probablement aucune idée, même quand il perçoit comme nous les choses étendues. C’est une représentation qui symbolise la tendance fabricatrice de l’intelligence humaine. Mais ce point ne nous arrêtera pas pour le moment. Qu’il nous suffise de dire que l’intelligence est caractérisée par la puissance indéfinie de décomposer selon n’importe quelle loi et de recomposer en n’importe quel système.

Nous avons énuméré quelques-uns des traits essentiels de l’intelligence humaine. Mais nous avons pris l’individu à l’état isolé, sans tenir compte de la vie sociale. En réalité, l’homme est un être qui vit en société. S’il est vrai que l’intelligence humaine vise à fabriquer, il faut ajouter qu’elle s’associe, pour cela et pour le reste, à d’autres intelligences. Or, il est difficile d’imaginer une société dont les membres ne communiquent pas entre eux par des signes. Les sociétés d’Insectes ont sans doute un langage, et ce langage doit être adapté, comme celui de l’homme, aux nécessités de la vie en commun. Il fait qu’une action commune devient possible. Mais ces nécessités de l’action commune ne sont pas du tout les mêmes pour une fourmilière et pour une société humaine. Dans les sociétés d’Insectes, il y a généralement polymorphisme, la division du travail est naturelle, et chaque individu est rivé par sa structure à la fonction qu’il accomplit. En tout cas, ces sociétés reposent sur l’instinct, et par conséquent sur certaines actions ou fabrications qui sont plus ou moins liées à la forme des organes. Si donc les Fourmis, par exemple, ont un langage, les signes qui composent ce langage doivent être en nombre bien déterminé, et chacun d’eux rester invariablement attaché, une fois l’espèce constituée, à un certain objet ou à une certaine opération. Le signe est adhérent à la chose signifiée. Au contraire, dans une société humaine, la fabrication et l’action sont de forme variable, et, de plus, chaque individu doit apprendre son rôle, n’y étant pas prédestiné par sa structure. Il faut donc un langage qui permette, à tout instant, de passer de ce qu’on sait à ce qu’on ignore. Il faut un langage dont les signes — qui ne peuvent pas être en nombre infini — soient extensibles à une infinité de choses. Cette tendance du signe à se transporter d’un objet à un autre est caractéristique du langage humain. On l’observe chez le petit enfant, du jour où il commence à parler. Tout de suite, et naturellement, il étend le sens des mots qu’il apprend, profitant du rapprochement le plus accidentel ou de la plus lointaine analogie pour détacher et transporter ailleurs le signe qu’on avait attaché devant lui à un objet. « N’importe quoi peut désigner n’importe quoi », tel est le principe latent du langage enfantin. On a eu tort de confondre cette tendance avec la faculté de généraliser. Les animaux eux-mêmes généralisent, et d’ailleurs un signe, fût-il instinctif, représente toujours, plus ou moins, un genre. Ce qui caractérise les signes du langage humain, ce n’est pas tant leur généralité que leur mobilité. Le signe instinctif est un signe adhérent, le signe intelligent est un signe mobile.

Or, cette mobilité des mots, faite pour qu’ils aillent d’une chose à une autre, leur a permis de s’étendre des choses aux idées. Certes, le langage n’eût pas donné la faculté de réfléchir à une intelligence tout à fait extériorisée, incapable de se replier sur elle-même. Une intelligence qui réfléchit est une intelligence qui avait, en dehors de l’effort pratiquement utile, un surplus de force à dépenser. C’est une conscience qui s’est déjà, virtuellement, reconquise sur elle-même. Mais encore faut-il que la virtualité passe à l’acte. Il est présumable que, sans le langage, l’intelligence aurait été rivée aux objets matériels qu’elle avait intérêt à considérer. Elle eût vécu dans un état de somnambulisme, extérieurement à elle-même, hypnotisée sur son travail. Le langage a beaucoup contribué à la libérer. Le mot, fait pour aller d’une chose à une autre, est, en effet, essentiellement, déplaçable et libre. Il pourra donc s’étendre, non seulement d’une chose perçue à une autre chose perçue, mais encore de la chose perçue au souvenir de cette chose, du souvenir précis a une image plus fuyante, d’une image fuyante, mais pourtant représentée encore, à la représentation de l’acte par lequel on se la représente, c’est-à-dire à l’idée. Ainsi va s’ouvrir aux yeux de l’intelligence, qui regardait dehors, tout un monde intérieur, le spectacle de ses propres opérations. Elle n’attendait d’ailleurs que cette occasion. Elle profite de ce que le mot est lui-même une chose pour pénétrer, portée par lui, à l’intérieur de son propre travail. Son premier métier avait beau être de fabriquer des instruments ; cette fabrication n’est possible que par l’emploi de certains moyens qui ne sont pas taillés à la mesure exacte de leur objet, qui le dépassent, et qui permettent ainsi à l’intelligence un travail supplémentaire, c’est-à-dire désintéressé. Du jour où l’intelligence, réfléchissant sur ses démarches, s’aperçoit elle-même comme créatrice d’idées, comme faculté de représentation en général, il n’y a pas d’objet dont elle ne veuille avoir l’idée, fût-il sans rapport direct avec l’action pratique. Voilà pourquoi nous disions qu’il y a des choses que l’intelligence seule peut chercher. Seule, en effet, elle s’inquiète de théorie. Et sa théorie voudrait tout embrasser, non seulement la matière brute, sur laquelle elle a naturellement prise, mais encore la vie et la pensée.

Avec quels moyens, quels instruments, quelle méthode enfin elle abordera ces problèmes, nous pouvons le deviner. Originellement, elle est adaptée à la forme de la matière brute. Le langage même, qui lui a permis d’étendre son champ d’opérations, est fait pour désigner des choses et rien que des choses : c’est seulement parce que le mot est mobile, parce qu’il chemine d’une chose à une autre, que l’intelligence devait tôt ou tard le prendre en chemin, alors qu’il n’était posé sur rien, pour l’appliquer à un objet qui n’est pas une chose et qui, dissimulé jusque-là, attendait le secours du mot pour passer de l’ombre à la lumière. Mais le mot, en couvrant cet objet, le convertit encore en chose. Ainsi l’intelligence, même quand elle n’opère plus sur la matière brute, suit les habitudes qu’elle a contractées dans cette opération : elle applique des formes qui sont celles mêmes de la matière inorganisée. Elle est faite pour ce genre de travail. Seul, ce genre de travail la satisfait pleinement. Et c’est ce qu’elle exprime en disant qu’ainsi seulement elle arrive à la distinction et à la clarté.

Elle devra donc, pour se penser clairement et distinctement elle-même, s’apercevoir sous forme de discontinuité. Les concepts sont en effet extérieurs les uns aux autres, ainsi que des objets dans l’espace. Et ils ont la même stabilité que les objets, sur le modèle desquels ils ont été créés. Ils constituent, réunis, un « monde intelligible » qui ressemble par ses caractères essentiels au monde des solides, mais dont les éléments sont plus légers, plus diaphanes, plus faciles à manier pour l’intelligence que l’image pure et simple des choses concrètes ; ils ne sont plus, en effet, la perception même des choses, mais la représentation de l’acte par lequel l’intelligence se fixe sur elles. Ce ne sont donc plus des images, mais des symboles. Notre logique est l’ensemble des règles qu’il faut suivre dans la manipulation des symboles. Comme ces symboles dérivent de la considération des solides, comme les règles de la composition de ces symboles entre eux ne font guère que traduire les rapports les plus généraux entre solides, notre logique triomphe dans la science qui prend la solidité des corps pour objet, c’est-à-dire dans la géométrie. Logique et géométrie s’engendrent réciproquement l’une l’autre, comme nous le verrons un peu plus loin. C’est de l’extension d’une certaine géométrie naturelle, suggérée par les propriétés générales et immédiatement aperçues des solides, que la logique naturelle est sortie. C’est de cette logique naturelle, à son tour, qu’est sortie la géométrie scientifique, qui étend indéfiniment la connaissance des propriétés extérieures des solides[15]. Géométrie et logique sont rigoureusement applicables à la matière. Elles sont là chez elles, elles peuvent marcher là toutes seules. Mais, en dehors de ce domaine, le raisonnement pur a besoin d’être surveillé par le bon sens, qui est tout autre chose.

Ainsi, toutes les forces élémentaires de l’intelligence tendent à transformer la matière en instrument d’action, c’est-à-dire, au sens étymologique du mot, en organe. La vie, non contente de produire des organismes, voudrait leur donner comme appendice la matière inorganique elle-même, convertie en un immense organe par l’industrie de l’être vivant. Telle est la tâche qu’elle assigne d’abord à l’intelligence. C’est pourquoi l’intelligence se comporte invariablement encore comme si elle était fascinée par la contemplation de la matière inerte. Elle est la vie regardant au dehors, s’extériorisant par rapport à elle-même, adoptant en principe, pour les diriger en fait, les démarches de la nature inorganisée. De là son étonnement quand elle se tourne vers le vivant et se trouve en face de l’organisation. Quoi qu’elle fasse alors, elle résout l’organisé en inorganisé, car elle ne saurait, sans renverser sa direction naturelle et sans se tordre sur elle-même, penser la continuité vraie, la mobilité réelle, la compénétration réciproque et, pour tout dire, cette évolution créatrice qui est la vie.

S’agit-il de la continuité ? L’aspect de la vie qui est accessible à notre intelligence, comme d’ailleurs aux sens que notre intelligence prolonge, est celui qui donne prise à notre action. Il faut, pour que nous puissions modifier un objet, que nous l’apercevions divisible et discontinu. Du point de vue de la science positive, un progrès incomparable fut réalisé le jour où l’on résolut en cellules les tissus organisés. L’étude de la cellule, à son tour, a révélé en elle un organisme dont la complexité paraît augmenter à mesure qu’on l’approfondit davantage. Plus la science avance, plus elle voit croître le nombre des éléments hétérogènes qui se juxtaposent, extérieurs les uns des autres, pour faire un être vivant. Serre-t-elle ainsi de plus près la vie ? ou, au contraire, ce qu’il y a de proprement vital dans le vivant ne semble-t-il pas reculer au fur et à mesure qu’on pousse plus loin le détail des parties juxtaposées ? Déjà se manifeste parmi les savants une tendance à considérer la substance de l’organisme comme continue, et la cellule comme une entité artificielle[16]. Mais, à supposer que cette vue finisse par prévaloir, elle ne pourra aboutir, en s’approfondissant elle-même, qu’à un autre mode d’analyse de l’être vivant, et par conséquent à une discontinuité nouvelle, — bien que moins éloignée, peut-être, de la continuité réelle de la vie. La vérité est que cette continuité ne saurait être pensée par une intelligence qui s’abandonne à son mouvement naturel. Elle implique, à la fois, la multiplicité des éléments et la pénétration réciproque de tous par tous, deux propriétés qui ne se peuvent guère réconcilier sur le terrain où s’exerce notre industrie, et par conséquent aussi notre intelligence.

De même que nous séparons dans l’espace, nous fixons dans le temps. L’intelligence n’est point faite pour penser l’évolution, au sens propre du mot, c’est-à-dire la continuité d’un changement qui serait mobilité pure. Nous n’insisterons pas ici sur ce point, que nous nous proposons d’approfondir dans un chapitre spécial. Disons seulement que l’intelligence se représente le devenir comme une série d’états, dont chacun est homogène avec lui-même et par conséquent ne change pas. Notre attention est-elle appelée sur le changement interne d’un de ces états ? Vite nous le décomposons en une autre suite d’états qui constitueront, réunis, sa modification intérieure. Ces nouveaux états, eux, seront chacun invariables, ou bien alors leur changement interne, s’il nous frappe, se résout aussitôt en une série nouvelle d’états invariables, et ainsi de suite indéfiniment. Ici encore, penser consiste à reconstituer, et, naturellement, c’est avec des éléments donnés, avec des éléments stables par conséquent, que nous reconstituons. De sorte que nous aurons beau faire, nous pourrons imiter, par le progrès indéfini de notre addition, la mobilité du devenir, mais le devenir lui-même nous glissera entre les doigts quand nous croirons le tenir.

Justement parce qu’elle cherche toujours à reconstituer, et à reconstituer avec du donné, l’intelligence laisse échapper ce qu’il y a de nouveau à chaque moment d’une histoire. Elle n’admet pas l’imprévisible. Elle rejette toute création. Que des antécédents déterminés amènent un conséquent déterminé, calculable en fonction d’eux, voilà qui satisfait notre intelligence. Qu’une fin déterminée suscite des moyens déterminés pour l’atteindre, nous le comprenons encore. Dans les deux cas nous avons affaire à du connu qui se compose avec du connu et, en somme, à de l’ancien qui se répète. Notre intelligence est là à son aise. Et, quel que soit l’objet, elle abstraira, séparera, éliminera, de manière à substituer à l’objet même, s’il le faut, un équivalent approximatif où les choses se passeront de cette manière. Mais que chaque instant soit un apport, que du nouveau jaillisse sans cesse, qu’une forme naisse dont on dira sans doute, une fois produite, qu’elle est un effet déterminé par ses causes, mais dont il était impossible de supposer prévu ce qu’elle serait, attendu qu’ici les causes, uniques en leur genre, font partie de l’effet, ont pris corps en même temps que lui, et sont déterminées par lui autant qu’elles le déterminent ; c’est là quelque chose que nous pouvons sentir en nous et deviner par sympathie hors de nous, mais non pas exprimer en termes de pur entendement ni, au sens étroit du mot, penser. On ne s’en étonnera pas si l’on songe à la destination de notre entendement. La causalité qu’il cherche et retrouve partout exprime le mécanisme même de notre industrie, où nous recomposons indéfiniment le même tout avec les mêmes éléments, où nous répétons les mêmes mouvements pour obtenir le même résultat. La finalité par excellence, pour notre entendement, est celle de notre industrie, où l’on travaille sur un modèle donné d’avance, c’est-à-dire ancien ou composé d’éléments connus. Quant à l’invention proprement dite, qui est pourtant le point de départ de l’industrie elle-même, notre intelligence n’arrive pas à la saisir dans son jaillissement, c’est-à-dire dans ce qu’elle a d’indivisible, ni dans sa génialité, c’est-à-dire dans ce qu’elle a de créateur. L’expliquer consiste toujours à la résoudre, elle imprévisible et neuve, en éléments connus ou anciens, arrangés dans un ordre différent. L’intelligence n’admet pas plus la nouveauté complète que le devenir radical. C’est dire qu’ici encore elle laisse échapper un aspect essentiel de la vie, comme si elle n’était point faite pour penser un tel objet.

Toutes nos analyses nous ramènent à cette conclusion. Mais point n’était besoin d’entrer dans d’aussi longs détails sur le mécanisme du travail intellectuel : il suffirait d’en considérer les résultats. On verrait que l’intelligence, si habile à manipuler l’inerte, étale sa maladresse dès qu’elle touche au vivant. Qu’il s’agisse de traiter la vie du corps ou celle de l’esprit, elle procède avec la rigueur, la raideur et la brutalité d’un instrument qui n’était pas destiné à un pareil usage. L’histoire de l’hygiène et de la pédagogie en dirait long à cet égard. Quand on songe à l’intérêt capital, pressant et constant, que nous avons à conserver nos corps et à élever nos âmes, aux facilités spéciales qui sont données ici à chacun pour expérimenter sans cesse sur lui-même et sur autrui, au dommage palpable par lequel se manifeste et se paie la défectuosité d’une pratique médicale ou pédagogique, on demeure confondu de la grossièreté et surtout de la persistance des erreurs. Aisément on en découvrirait l’origine dans notre obstination à traiter le vivant comme l’inerte et à penser toute réalité, si fluide soit-elle, sous forme de solide définitivement arrêté. Nous ne sommes à notre aise que dans le discontinu, dans l’immobile, dans le mort. L’intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie.

C’est sur la forme même de la vie, au contraire, qu’est moulé l’instinct. Tandis que l’intelligence traite toutes choses mécaniquement, l’instinct procède, si l’on peut parler ainsi, organiquement. Si la conscience qui sommeille en lui se réveillait, s’il s’intériorisait en connaissance au lieu de s’extérioriser en action, si nous savions l’interroger et s’il pouvait répondre, il nous livrerait les secrets les plus intimes de la vie. Car il ne fait que continuer le travail par lequel la vie organise la matière, à tel point que nous ne saurions dire, comme on l’a montré bien souvent, où l’organisation finit et où l’instinct commence. Quand le petit poulet brise sa coquille d’un coup de bec, il agit par instinct, et pourtant il se borne à suivre le mouvement qui l’a porté à travers la vie embryonnaire. Inversement, au cours de la vie embryonnaire elle-même (surtout lorsque l’embryon vit librement sous forme de larve) bien des démarches s’accomplissent qu’il faut rapporter à l’instinct. Les plus essentiels d’entre les instincts primaires sont donc réellement des processus vitaux. La conscience virtuelle qui les accompagne ne s’actualise le plus souvent que dans la phase initiale de l’acte et laisse le reste du processus s’accomplir tout seul. Elle n’aurait qu’à s’épanouir plus largement, puis à s’approfondir complètement, pour coïncider avec la force génératrice de la vie.

Quand on voit, dans un corps vivant, des milliers de cellules travailler ensemble à un but commun, se partager la tâche, vivre chacune pour soi en même temps que pour les autres, se conserver, se nourrir, se reproduire, répondre aux menaces de danger par des réactions défensives appropriées, comment ne pas penser à autant d’instincts ? Et pourtant ce sont là des fonctions naturelles de la cellule, les éléments constitutifs de sa vitalité. Réciproquement, quand on voit les Abeilles d’une ruche former un système si étroitement organisé qu’aucun des individus ne peut vivre isolé au delà d’un certain temps, même si on lui fournit le logement et la nourriture, comment ne pas reconnaître que la ruche est réellement, et non pas métaphoriquement, un organisme unique, dont chaque Abeille est une cellule unie aux autres par d’invisibles liens ? L’instinct qui anime l’Abeille se confond donc avec la force dont la cellule est animée, ou ne fait que la prolonger. Dans des cas extrêmes comme celui-ci, il coïncide avec le travail d’organisation.

Certes, il y a bien des degrés de perfection dans le même instinct. Entre le Bourdon et l’Abeille, par exemple, la distance est grande, et l’on passerait de l’un à l’autre par une foule d’intermédiaires, qui correspondent à autant de complications de la vie sociale. Mais la même diversité se retrouverait dans le fonctionnement d’éléments histologiques appartenant à des tissus différents, plus ou moins apparentés les uns aux autres. Dans les deux cas, il y a des variations multiples exécutées sur un même thème. La constance du thème n’en est pas moins manifeste, et les variations ne font que l’adapter à la diversité des circonstances.

Or, dans un cas comme dans l’autre, qu’il s’agisse des instincts de l’animal ou des propriétés vitales de la cellule, la même science et la même ignorance se manifestent. Les choses se passent comme si la cellule connaissait des autres cellules ce qui l’intéresse, l’animal des autres animaux ce qu’il pourra utiliser, tout le reste demeurant dans l’ombre. Il semble que la vie, dès qu’elle s’est contractée en une espèce déterminée, perde contact avec le reste d’elle-même, sauf cependant sur un ou deux points qui intéressent l’espèce qui vient de naître. Comment ne pas voir que la vie procède ici comme la conscience en général, comme la mémoire ? Nous traînons derrière nous, sans nous en apercevoir, la totalité de notre passé ; mais notre mémoire ne verse dans le présent que les deux ou trois souvenirs qui compléteront par quelque côté notre situation actuelle. La connaissance instinctive qu’une espèce possède d’une autre espèce sur un certain point particulier a donc sa racine dans l’unité même de la vie, qui est, pour employer l’expression d’un philosophe ancien, un tout sympathique à lui-même. Il est impossible de considérer certains instincts spéciaux de l’animal et de la plante, évidemment nés dans des circonstances extraordinaires, sans les rapprocher de ces souvenirs, en apparence oubliés, qui jaillissent tout à coup sous la pression d’un besoin urgent.

Sans doute, une foule d’instincts secondaires, et bien des modalités de l’instinct primaire, comportent une explication scientifique. Pourtant il est douteux que la science, avec ses procédés d’explication actuels, arrive jamais à analyser l’instinct complètement. La raison en est qu’instinct et intelligence sont deux développements divergents d’un même principe qui, dans un cas, reste intérieur à lui-même, dans l’autre cas s’extériorise et s’absorbe dans l’utilisation de la matière brute : cette divergence continue témoigne d’une incompatibilité radicale et de l’impossibilité pour l’intelligence de résorber l’instinct. Ce qu’il y a d’essentiel dans l’instinct ne saurait s’exprimer en termes intellectuels, ni par conséquent s’analyser.

Un aveugle-né qui aurait vécu parmi des aveugles-nés n’admettrait pas qu’il fût possible de percevoir un objet distant sans avoir passé par la perception de tous les objets intermédiaires. Pourtant la vision fait ce miracle. On pourra, il est vrai, donner raison à l’aveugle-né et dire que la vision, ayant son origine dans l’ébranlement de la rétine par les vibrations de la lumière, n’est point autre chose, en somme, qu’un toucher rétinien. C’est là, je le veux bien, l’explication scientifique, car le rôle de la science est précisément de traduire toute perception en termes de toucher ; mais nous avons montré ailleurs que l’explication philosophique de la perception devait être d’une autre nature, à supposer qu’on puisse encore parler ici d’explication[17]. Or l’instinct, lui aussi, est une connaissance à distance. Il est à l’intelligence ce que la vision est au toucher. La science ne pourra faire autrement que de le traduire en termes d’intelligence ; mais elle construira ainsi une imitation de l’instinct plutôt qu’elle ne pénétrera dans l’instinct même.

On s’en convaincra en étudiant ici les ingénieuses théories de la biologie évolutioniste. Elles se ramènent à deux types, qui interfèrent d’ailleurs souvent l’un avec l’autre. Tantôt, selon les principes du néo-darwinisme, on voit dans l’instinct une somme de différences accidentelles, conservées par la sélection : telle ou telle démarche utile, naturellement accomplie par l’individu en vertu d’une prédisposition accidentelle du germe, se serait transmise de germe à germe en attendant que le hasard vînt y ajouter, par le même procédé, de nouveaux perfectionnements. Tantôt en fait de l’instinct une intelligence dégradée : l’action jugée utile par l’espèce ou par quelques-uns de ses représentants aurait engendré une habitude, et l’habitude, héréditairement transmise, serait devenue instinct. De ces deux systèmes, le premier a l’avantage de pouvoir, sans soulever d’objection grave, parler de transmission héréditaire, car la modification accidentelle qu’il met à l’origine de l’instinct ne serait pas acquise par l’individu, mais inhérente au germe. En revanche, il est tout à fait incapable d’expliquer des instincts aussi savants que ceux de la plupart des Insectes. Sans doute, ces instincts n’ont pas dû atteindre tout d’un coup le degré de complexité qu’ils ont aujourd’hui ; ils ont évolué probablement. Mais, dans une hypothèse comme celle des néo-darwiniens, l’évolution de l’instinct ne pourrait se faire que par l’addition progressive de pièces nouvelles, en quelque sorte, que des accidents heureux viendraient engrener dans les anciennes. Or il est évident que, dans la plupart des cas, ce n’est pas par voie de simple accroissement que l’instinct a pu se perfectionner : chaque pièce nouvelle exigeait, en effet, sous peine de tout gâter, un remaniement complet de l’ensemble. Comment attendre du hasard un pareil remaniement ? J’accorde qu’une modification accidentelle du germe se transmettra héréditairement et pourra attendre, en quelque sorte, que de nouvelles modifications accidentelles viennent la compliquer. J’accorde aussi que la sélection naturelle éliminera toutes celles des formes plus compliquées qui ne seront pas viables. Encore faudra-t-il, pour que la vie de l’instinct évolue, que des complications viables se produisent. Or elles ne se produiront que si, dans certains cas, l’addition d’un élément nouveau amène le changement corrélatif de tous les éléments anciens. Personne ne soutiendra que le hasard puisse accomplir un pareil miracle. Sous une forme ou sous une autre, on fera appel à l’intelligence. On supposera que c’est par un effort plus ou moins conscient que l’être vivant développe en lui un instinct supérieur. Mais il faudra admettre alors qu’une habitude contractée peut devenir héréditaire, et qu’elle le devient de façon assez régulière pour assurer une évolution. La chose est douteuse, pour ne pas dire davantage. Même si l’on pouvait rapporter à une habitude héréditairement transmise et intelligemment acquise les instincts des animaux, on ne voit pas comment ce mode d’explication s’étendrait au monde végétal, où l’effort n’est jamais intelligent, à supposer qu’il soit quelquefois conscient. Et pourtant, à voir avec quelle sûreté et quelle précision les plantes grimpantes utilisent leurs vrilles, quelles manœuvres merveilleusement combinées les Orchidées exécutent pour se faire féconder par les Insectes[18], comment ne pas penser à autant d’instincts ?

Cela ne veut pas dire qu’il faille renoncer tout à fait à la thèse des néo-darwinistes, non plus qu’à celle des néo-lamarckiens. Les premiers ont sans doute raison quand ils veulent que l’évolution se fasse de germe à germe plutôt que d’individu à individu, les seconds quand il leur arrive de dire qu’à l’origine de l’instinct il y a un effort (encore que ce soit tout autre chose, croyons-nous, qu’un effort intelligent). Mais ceux-là ont probablement tort quand ils font de l’évolution de l’instinct une évolution accidentelle, et ceux-ci quand ils voient dans l’effort d’où l’instinct procède un effort individuel. L’effort par lequel une espèce modifie ses instincts et se modifie aussi elle-même doit être chose bien plus profonde, et qui ne dépend pas uniquement des circonstances ni des individus. Il ne dépend pas uniquement de l’initiative des individus, quoique les individus y collaborent, et il n’est pas purement accidentel, quoique l’accident y tienne une large place.

Comparons entre elles, en effet, les diverses formes du même instinct dans diverses espèces d’Hyménoptères. L’impression que nous avons n’est pas toujours celle que nous donnerait une complexité croissante obtenue par des éléments ajoutés successivement les uns aux autres, ou une série ascendante de dispositifs rangés, pour ainsi dire, le long d’une échelle. Nous pensons plutôt, dans bien des cas au moins, à une circonférence, des divers points de laquelle ces diverses variétés seraient parties, toutes regardant le même centre, toutes faisant effort dans cette direction, mais chacune d’elles ne s’en rapprochant que dans la mesure de ses moyens, dans la mesure aussi où s’éclairait pour elle le point central. En d’autres termes, l’instinct est partout complet, mais il est plus ou moins simplifié, et surtout il est simplifié diversement. D’autre part, là où l’on observe une gradation régulière, l’instinct se compliquant lui-même dans un seul et même sens, comme s’il montait les degrés d’une échelle, les espèces que leur instinct classe ainsi en série linéaire sont loin d’avoir toujours entre elles des rapports de parenté. Ainsi, l’étude comparative qu’on a faite, dans ces dernières années, de l’instinct social chez les diverses Apides établit que l’instinct des Méliponines est intermédiaire, quant à la complexité, entre la tendance encore rudimentaire des Bombines et la science consommée de nos Abeilles : pourtant entre les Abeilles et les Méliponines il ne peut pas y avoir un rapport de filiation[19]. Vraisemblablement, la complication plus ou moins grande de ces diverses sociétés ne tient pas à un nombre plus ou moins considérable d’éléments additionnés. Nous nous trouvons bien plutôt devant un certain thème musical qui se serait d’abord transposé lui-même, tout entier, dans un certain nombre de tons, et sur lequel, tout entier aussi, se seraient exécutées ensuite des variations diverses, les unes très simples, les autres infiniment savantes. Quant au thème originel, il est partout et il n’est nulle part. C’est en vain qu’on voudrait le noter en termes de représentation : ce fut sans doute, à l’origine, du senti plutôt que du pensé. On a la même impression devant l’instinct paralyseur de certaines Guêpes. On sait que les diverses espèces d’Hyménoptères paralyseurs déposent leurs œufs dans des Araignées, des Scarabées, des Chenilles qui continueront à vivre immobiles pendant un certain nombre de jours, et qui serviront ainsi de nourriture fraîche aux larves, ayant d’abord été soumis par la Guêpe à une savante opération chirurgicale. Dans la piqûre qu’elles donnent aux centres nerveux de leur victime pour l’immobiliser sans la tuer, ces diverses espèces d’Hyménoptères se règlent sur les diverses espèces de proie auxquelles elles ont respectivement affaire. La Scolie, qui s’attaque à une larve de Cétoine, ne la pique qu’en un point, mais en ce point se trouvent concentrés les ganglions moteurs, et ces ganglions-là seulement : la piqûre de tels autres ganglions pourrait amener la mort et la pourriture, qu’il s’agit d’éviter[20]. Le Sphex à ailes jaunes, qui a choisi pour victime le Grillon, sait que le Grillon a trois centres nerveux qui animent ses trois paires de pattes, ou du moins il fait comme s’il le savait. Il pique l’insecte d’abord sous le cou, puis en arrière du prothorax, enfin vers la naissance de l’abdomen[21]. L’Ammophile hérissée donne neuf coups d’aiguillon successifs à neuf centres nerveux de sa Chenille, et enfin lui happe la tête et la mâchonne, juste assez pour déterminer la paralysie sans la mort[22]. Le thème général est « la nécessité de paralyser sans tuer » : les variations sont subordonnées à la structure du sujet sur lequel on opère. Sans doute, il s’en faut que l’opération soit toujours exécutée parfaitement. On a montré, dans ces derniers temps, qu’il arrive au Sphex ammophile de tuer la Chenille au lieu de la paralyser, que parfois aussi il ne la qu’à moitié[23]. Mais, parce que l’instinct est faillible comme l’intelligence, parce qu’il est susceptible, lui aussi, de présenter des écarts individuels, il ne s’ensuit pas du tout que l’instinct du Sphex ait été acquis, comme on l’a prétendu, par des tâtonnements intelligents. À supposer que, dans la suite des temps, le Sphex soit arrivé à reconnaître un à un, par tâtonnement, les points de sa victime qu’il faut piquer pour l’immobiliser, et le traitement spécial qu’il faut infliger au cerveau pour que la paralysie vienne sans entraîner la mort, comment supposer que les éléments si spéciaux d’une connaissance si précise se soient transmis régulièrement, un à un, par hérédité ? S’il y avait, dans toute notre expérience actuelle, un seul exemple indiscutable d’une transmission de ce genre, l’hérédité des caractères acquis ne serait contestée par personne. En réalité, la transmission héréditaire de l’habitude contractée s’effectue de façon imprécise et irrégulière, à supposer qu’elle se fasse jamais véritablement.

Mais toute la difficulté vient de ce que nous voulons traduire la science de l’Hyménoptère en termes d’intelligence. Force nous est alors d’assimiler le Sphex à l’entomologiste, qui connaît la Chenille comme il connaît tout le reste des choses, c’est-à-dire du dehors, sans avoir, de ce côté, un intérêt spécial et vital. Le Sphex aurait donc à apprendre une à une, comme l’entomologiste, les positions des centres nerveux de la Chenille, — à acquérir au moins la connaissance pratique de ces positions en expérimentant les effets de sa piqûre. Mais il n’en serait plus de même si l’on supposait entre le Sphex et sa victime une sympathie (au sens étymologique du mot) qui le renseignât du dedans, pour ainsi dire, sur la vulnérabilité de la Chenille. Ce sentiment de vulnérabilité pourrait ne rien devoir à la perception extérieure, et résulter de la seule mise en présence du Sphex et de la Chenille, considérés non plus comme deux organismes, mais comme deux activités. Il exprimerait sous une forme concrète le rapport de l’un à l’autre. Certes, une théorie scientifique ne peut faire appel à des considérations de ce genre. Elle ne doit pas mettre l’action avant l’organisation, la sympathie avant la perception et la connaissance. Mais, encore une fois, ou la philosophie n’a rien à voir ici, ou son rôle commence là où celui de la science finit.

Qu’elle fasse de l’instinct un « réflexe composé », ou une habitude intelligemment contractée et devenue automatisme, ou une somme de petits avantages accidentels accumulés et fixés par la sélection, dans tous les cas la science prétend résoudre complètement l’instinct soit en démarches intelligentes, soit en mécanismes construits pièce à pièce, comme ceux que combine notre intelligence. Je veux bien que la science soit ici dans son rôle. Elle nous donnera, à défaut d’une analyse réelle de l’objet, une traduction de cet objet en termes d’intelligence. Mais comment ne pas remarquer que la science elle-même invite la philosophie à prendre les choses d’un autre biais ? Si notre biologie en était encore à Aristote, si elle tenait la série des êtres vivants pour unilinéaire, si elle nous montrait la vie tout entière évoluant vers l’intelligence et passant, pour cela, par la sensibilité et l’instinct, nous aurions le droit, nous, êtres intelligents, de nous retourner vers les manifestations antérieures et par conséquent inférieures de la vie, et de prétendre les faire tenir, sans les déformer, dans les cadres de notre intelligence. Mais un des résultats les plus clairs de la biologie a été de montrer que l’évolution s’est faite selon des lignes divergentes. C’est à l’extrémité de deux de ces lignes, — les deux principales, — que nous trouvons l’intelligence et l’instinct sous leurs formes à peu près pures. Pourquoi l’instinct se résoudrait-il alors en éléments intelligents ? Pourquoi même en termes tout à fait intelligibles ? Ne voit-on pas que penser ici à de l’intelligent, ou à de l’absolument intelligible, est revenir à la théorie aristotélicienne de la nature ? Sans doute il vaudrait encore mieux y revenir que de s’arrêter net devant l’instinct, comme devant un insondable mystère. Mais, pour n’être pas du domaine de l’intelligence, l’instinct n’est pas situé hors des limites de l’esprit. Dans des phénomènes de sentiment, dans des sympathies et des antipathies irréfléchies, nous expérimentons en nous-mêmes, sous une forme bien plus vague, et trop pénétrée aussi d’intelligence, quelque chose de ce qui doit se passer dans la conscience d’un insecte agissant par instinct. L’évolution n’a fait qu’écarter l’un de l’autre, pour les développer jusqu’au bout, des éléments qui se compénétraient à l’origine. Plus précisément, l’intelligence est, avant tout, la faculté de rapporter un point de l’espace à un autre point de l’espace, un objet matériel à un objet matériel ; elle s’applique à toutes choses, mais en restant en dehors d’elles, et elle n’aperçoit jamais d’une cause profonde que sa diffusion en effets juxtaposés. Quelle que soit la force qui se traduit dans la genèse du système nerveux de la Chenille, nous ne l’atteignons, avec nos yeux et notre intelligence, que comme une juxtaposition de nerfs et de centres nerveux. Il est vrai que nous en atteignons ainsi tout l’effet extérieur. Le Sphex, lui, n’en saisit sans doute que peu de chose, juste ce qui l’intéresse ; du moins le saisit-il du dedans, tout autrement que par un processus de connaissance, par une intuition (vécue plutôt que représentée) qui ressemble sans doute à ce qui s’appelle chez nous sympathie divinatrice.

C’est un fait remarquable que le va-et-vient des théories scientifiques de l’instinct entre l’intelligent et le simplement intelligible, je veux dire entre l’assimilation de l’instinct à une intelligence « tombée » et la réduction de l’instinct à un pur mécanisme[24]. Chacun de ces deux systèmes d’explication triomphe dans la critique qu’il fait de l’autre, le premier quand il nous montre que l’instinct ne peut pas être un pur réflexe, le second quand il dit que c’est autre chose que de l’intelligence, même tombée dans l’inconscience. Qu’est-ce à dire, sinon que ce sont là deux symbolismes également acceptables par certains côtés et, par d’autres, également inadéquats à leur objet ? L’explication concrète, non plus scientifique, mais métaphysique, doit être cherchée dans une tout autre voie, non plus dans la direction de l’intelligence, mais dans celle de la « sympathie ».


L’instinct est sympathie. Si cette sympathie pouvait étendre son objet et aussi réfléchir sur elle-même, elle nous donnerait la clef des opérations vitales, — de même que l’intelligence, développée et redressée, nous introduit dans la matière. Car, nous ne saurions trop le répéter, l’intelligence et l’instinct sont tournés dans deux sens opposés, celle-là vers la matière inerte, celui-ci vers la vie. L’intelligence, par l’intermédiaire de la science qui est son œuvre, nous livrera de plus en plus complètement le secret des opérations physiques ; de la vie elle ne nous apporte, et ne prétend d’ailleurs nous apporter, qu’une traduction en termes d’inertie. Elle tourne tout autour, prenant, du dehors, le plus grand nombre possible de vues sur cet objet qu’elle attire chez elle, au lieu d’entrer chez lui. Mais c’est à l’intérieur même de la vie que nous conduirait l’intuition, je veux dire l’instinct devenu désintéressé, conscient de lui-même, capable de réfléchir sur son objet et de l’élargir indéfiniment.

Qu’un effort de ce genre n’est pas impossible, c’est ce que démontre déjà l’existence, chez l’homme, d’une faculté esthétique à côté de la perception normale. Notre œil aperçoit les traits de l’être vivant, mais juxtaposés les uns aux autres et non pas organisés entre eux. L’intention de la vie, le mouvement simple qui court à travers les lignes, qui les lie les unes aux autres et leur donne une signification, lui échappe. C’est cette intention que l’artiste vise à ressaisir en se replaçant à l’intérieur de l’objet par une espèce de sympathie, en abaissant, par un effort d’intuition, la barrière que l’espace interpose entre lui et le modèle. Il est vrai que cette intuition esthétique, comme d’ailleurs la perception extérieure, n’atteint que l’individuel. Mais on peut concevoir une recherche orientée dans le même sens que l’art et qui prendrait pour objet la vie en général, de même que la science physique, en suivant jusqu’au bout la direction marquée par la perception extérieure, prolonge en lois générales les faits individuels. Sans doute, cette philosophie n’obtiendra jamais de son objet une connaissance comparable à celle que la science a du sien. L’intelligence reste le noyau lumineux autour duquel l’instinct, même élargi et épuré en intuition, ne forme qu’une nébulosité vague. Mais, à défaut de la connaissance proprement dite, réservée à la pure intelligence, l’intuition pourra nous faire saisir ce que les données de l’intelligence ont ici d’insuffisant et nous laisser entrevoir le moyen de les compléter. D’un côté, en effet, elle utilisera le mécanisme même de l’intelligence à montrer comment les cadres intellectuels ne trouvent plus ici leur exacte application, et, d’autre part, par son travail propre, elle nous suggérera tout au moins le sentiment vague de ce qu’il faut mettre à la place des cadres intellectuels. Ainsi, elle pourra amener l’intelligence à reconnaître que la vie n’entre tout à fait ni dans la catégorie du multiple ni dans celle de l’un, que ni la causalité mécanique ni la finalité ne donnent du processus vital une traduction suffisante. Puis, par la communication sympathique qu’elle établira entre nous et le reste des vivants, par la dilatation qu’elle obtiendra de notre conscience, elle nous introduira dans le domaine propre de la vie, qui est compénétration réciproque, création indéfiniment continuée. Mais si, par là, elle dépasse l’intelligence, c’est de l’intelligence que sera venue la secousse qui l’aura fait monter au point où elle est. Sans l’intelligence, elle serait restée, sous forme d’instinct, rivée à l’objet spécial qui l’intéresse pratiquement, et extériorisée par lui en mouvements de locomotion.

Comment la théorie de la connaissance doit tenir compte de ces deux facultés, intelligence et intuition, et comment aussi, faute d’établir entre l’intuition et l’intelligence une distinction assez nette, elle s’engage dans d’inextricables difficultés, créant des fantômes d’idées auxquelles s’accrocheront des fantômes de problèmes, c’est ce que nous essaierons de montrer un peu plus loin. On verra que le problème de la connaissance, pris de ce biais, ne fait qu’un avec le problème métaphysique, et que l’un et l’autre relèvent alors de l’expérience. D’une part, en effet, si l’intelligence est accordée sur la matière et l’intuition sur la vie, il faudra les presser l’une et l’autre pour extraire d’elles la quintessence de leur objet ; la métaphysique sera donc suspendue à la théorie de la connaissance. Mais, d’autre part, si la conscience s’est scindée ainsi en intuition et intelligence, c’est par la nécessité de s’appliquer sur la matière en même temps que de suivre le courant de la vie. Le dédoublement de la conscience tiendrait ainsi à la double forme du réel, et la théorie de la connaissance devrait se suspendre à la métaphysique. À la vérité, chacune de ces deux recherches conduit à l’autre ; elles font cercle, et le cercle ne peut avoir pour centre que l’étude empirique de l’évolution. C’est seulement en regardant la conscience courir à travers la matière, s’y perdre et s’y retrouver, se diviser et se reconstituer, que nous formerons une idée de l’opposition des deux termes entre eux, comme aussi, peut-être, de leur origine commune. Mais, d’autre part, en appuyant sur cette opposition des deux éléments et sur cette communauté d’origine, nous dégagerons sans doute plus clairement le sens de l’évolution elle-même.

Tel sera l’objet de notre prochain chapitre. Mais déjà les faits que nous venons de passer en revue nous suggéreraient l’idée de rattacher la vie soit à la conscience même, soit à quelque chose qui y ressemble.

Dans toute l’étendue du règne animal, disions-nous, la conscience apparaît comme proportionnelle à la puissance de choix dont l’être vivant dispose. Elle éclaire la zone de virtualités qui entoure l’acte. Elle mesure l’écart entre ce qui se fait et ce qui pourrait se faire. À l’envisager du dehors, on pourrait donc la prendre pour un simple auxiliaire de l’action, pour une lumière que l’action allume, étincelle fugitive qui jaillirait du frottement de l’action réelle contre les actions possibles. Mais il faut remarquer que les choses se passeraient exactement de même si la conscience, au lieu d’être effet, était cause. On pourrait supposer que, même chez l’animal le plus rudimentaire, la conscience couvre, en droit, un champ énorme, mais qu’elle est comprimée, en fait, dans une espèce d’étau : chaque progrès des centres nerveux, en donnant à l’organisme le choix entre un plus grand nombre d’actions, lancerait un appel aux virtualités capables d’entourer le réel, desserrerait ainsi l’étau, et laisserait plus librement passer la conscience. Dans cette seconde hypothèse, comme dans la première, la conscience serait bien l’instrument de l’action ; mais il serait encore plus vrai de dire que l’action est l’instrument de la conscience, car la complication de l’action avec elle-même et la mise aux prises de l’action avec l’action seraient, pour la conscience emprisonnée, le seul moyen possible de se libérer. Comment choisir entre les deux hypothèses ? Si la première était vraie, la conscience dessinerait exactement, à chaque instant, l’état du cerveau ; le parallélisme (dans la mesure où il est intelligible) serait rigoureux entre l’état psychologique et l’état cérébral. Au contraire, dans la seconde hypothèse, il y aurait bien solidarité et interdépendance entre le cerveau et la conscience, mais non pas parallélisme : plus le cerveau se compliquera, augmentant ainsi le nombre des actions possibles entre lesquelles l’organisme a le choix, plus la conscience devra déborder son concomitant physique. Ainsi, le souvenir d’un même spectacle auquel ils auront assisté modifiera probablement de la même manière un cerveau de chien et un cerveau d’homme, si la perception a été la même ; pourtant le souvenir devra être tout autre chose dans une conscience d’homme que dans une conscience de chien. Chez le chien, le souvenir restera captif de la perception ; il ne se réveillera que lorsqu’une perception analogue viendra le rappeler en reproduisant le même spectacle, et il se manifestera alors par la reconnaissance, plutôt jouée que pensée, de la perception actuelle bien plus que par une renaissance véritable du souvenir lui-même. L’homme, au contraire, est capable d’évoquer le souvenir à son gré, à n’importe quel moment, indépendamment de la perception actuelle. Il ne se borne pas à jouer sa vie passée, il se la représente et il la rêve. La modification locale du cerveau à laquelle le souvenir est attaché étant la même de part et d’autre, la différence psychologique entre les deux souvenirs ne pourra pas avoir sa raison dans telle ou telle différence de détail entre les deux mécanismes cérébraux, mais dans la différence entre les deux cerveaux pris globalement : le plus complexe des deux, en mettant un plus grand nombre de mécanismes aux prises entre eux, aura permis à la conscience de se dégager de l’étreinte des uns et des autres, et d’arriver à l’indépendance. Que les choses se passent bien ainsi, que la seconde des deux hypothèses soit celle pour laquelle il faut opter, c’est ce que nous avons essayé de prouver, dans un travail antérieur, par l’étude des faits qui mettent le mieux en relief le rapport de l’état conscient à l’état cérébral, les faits de reconnaissance normale et pathologique, en particulier les aphasies[25]. Mais c’est ce que le raisonnement aurait aussi bien fait prévoir. Nous avons montré sur quel postulat contradictoire avec lui-même, sur quelle confusion de deux symbolismes incompatibles entre eux, repose l’hypothèse d’une équivalence entre l’état cérébral et l’état psychologique[26].

L’évolution de la vie, envisagée de ce côté, prend un sens plus net, encore qu’on ne puisse pas la subsumer à une véritable idée. Tout se passe comme si un large courant de conscience avait pénétré dans la matière, chargé, comme toute conscience, d’une multiplicité énorme de virtualités qui s’entrepénétraient. Il a entraîné la matière à l’organisation, mais son mouvement en a été à la fois infiniment ralenti et infiniment divisé. D’une part, en effet, la conscience a dû s’assoupir, comme la chrysalide dans l’enveloppe où elle se prépare des ailes, et d’autre part les tendances multiples qu’elle renfermait se sont réparties entre des séries divergentes d’organismes, qui d’ailleurs extériorisaient ces tendances en mouvements plutôt qu’ils ne les intériorisaient en représentations. Au cours de cette évolution, tandis que les uns s’endormaient de plus en plus profondément, les autres se réveillaient de plus en plus complètement, et la torpeur des uns servait l’activité des autres. Mais le réveil pouvait se faire de deux manières différentes. La vie, c’est-à-dire la conscience lancée à travers la matière, fixait son attention ou sur son propre mouvement, ou sur la matière qu’elle traversait. Elle s’orientait ainsi soit dans le sens de l’intuition, soit dans celui de l’intelligence. L’intuition, au premier abord, semble bien préférable à l’intelligence, puisque la vie et la conscience y restent intérieures à elles-mêmes. Mais le spectacle de l’évolution des êtres vivants nous montre qu’elle ne pouvait aller bien loin. Du côté de l’intuition, la conscience s’est trouvée à tel point comprimée par son enveloppe qu’elle a dû rétrécir l’intuition en instinct, c’est-à-dire n’embrasser que la très petite portion de vie qui l’intéressait ; — encore l’embrasse-t-elle dans l’ombre, en la touchant sans presque la voir. De ce côté, l’horizon s’est tout de suite fermé. Au contraire, la conscience se déterminant en intelligence, c’est-à-dire se concentrant d’abord sur la matière, semble ainsi s’extérioriser par rapport à elle-même ; mais, justement parce qu’elle s’adapte aux objets du dehors, elle arrive à circuler au milieu d’eux, à tourner les barrières qu’ils lui opposent, à élargir indéfiniment son domaine. Une fois libérée, elle peut d’ailleurs se replier à l’intérieur, et réveiller les virtualités d’intuition qui sommeillent encore en elle.

De ce point de vue, non seulement la conscience apparaît comme le principe moteur de l’évolution, mais encore, parmi les êtres conscients eux-mêmes, l’homme vient occuper une place privilégiée. Entre les animaux et lui, il n’y a plus une différence de degré, mais de nature. En attendant que cette conclusion se dégage de notre prochain chapitre, montrons comment nos précédentes analyses la suggèrent.

C’est un fait digne de remarque que l’extraordinaire disproportion des conséquences d’une invention à l’invention elle-même. Nous disions que l’intelligence est modelée sur la matière et qu’elle vise d’abord à la fabrication. Mais fabrique-t-elle pour fabriquer, ou ne poursuivrait-elle pas, involontairement et même inconsciemment, tout autre chose ? Fabriquer consiste à informer la matière, à l’assouplir et à la plier, à la convertir en instrument afin de s’en rendre maître. C’est cette maîtrise qui profite à l’humanité, bien plus encore que le résultat matériel de l’invention même. Si nous retirons un avantage immédiat de l’objet fabriqué, comme pourrait le faire un animal intelligent, si même cet avantage est tout ce que l’inventeur recherchait, il est peu de chose en comparaison des idées nouvelles, des sentiments nouveaux que l’invention peut faire surgir de tous côtés, comme si elle avait pour effet essentiel de nous hausser au-dessus de nous-mêmes et, par là, d’élargir notre horizon. Entre l’effet et la cause la disproportion, ici, est si grande qu’il est difficile de tenir la cause pour productrice de son effet. Elle le déclanche, en lui assignant, il est vrai, sa direction. Tout se passe enfin comme si la mainmise de l’intelligence sur la matière avait pour principal objet de laisser passer quelque chose que la matière arrête.

La même impression se dégage d’une comparaison entre le cerveau de l’homme et celui des animaux. La différence parait d’abord n’être qu’une différence de volume et de complexité. Mais il doit y avoir bien autre chose encore, à en juger par le fonctionnement. Chez l’animal, les mécanismes moteurs que le cerveau arrive à monter, ou, en d’autres termes, les habitudes que sa volonté contracte, n’ont d’autre objet et d’autre effet que d’accomplir les mouvements dessinés dans ces habitudes, emmagasinés dans ces mécanismes. Mais, chez l’homme, l’habitude motrice peut avoir un second résultat, incommensurable avec le premier. Elle peut tenir en échec d’autres habitudes motrices et, par là, en domptant l’automatisme, mettre en liberté la conscience. On sait quels vastes territoires le langage occupe dans le cerveau humain. Les mécanismes cérébraux qui correspondent aux mots ont ceci de particulier qu’ils peuvent être mis aux prises avec d’autres mécanismes, ceux par exemple qui correspondent aux choses mêmes, ou encore être mis aux prises les uns avec les autres : pendant ce temps la conscience, qui eût été entraînée et noyée dans l’accomplissement de l’acte, se ressaisit et se libère[27].

La différence doit donc être plus radicale que ne le ferait croire un examen superficiel. C’est celle qu’on trouverait entre un mécanisme qui absorbe l’attention et un mécanisme dont on peut se distraire. La machine à vapeur primitive, telle que Newcomen l’avait conçue, exigeait la présence d’une personne exclusivement chargée de manœuvrer les robinets, soit pour introduire la vapeur dans le cylindre, soit pour y jeter la pluie froide destinée à la condensation. On raconte qu’un enfant employé à ce travail, et fort ennuyé d’avoir à le faire, eut l’idée de relier les manivelles des robinets, par des cordons, au balancier de la machine. Dès lors la machine ouvrait et fermait ses robinets elle-même ; elle fonctionnait toute seule. Maintenant, un observateur qui eût comparé la structure de cette seconde machine à celle de la première, sans s’occuper des deux enfants chargés de la surveillance, n’eût trouvé entre elles qu’une légère différence de complication. C’est tout ce qu’on peut apercevoir, en effet, quand on ne regarde que les machines. Mais si l’on jette un coup d’œil sur les enfants, on voit que l’un est absorbé par sa surveillance, que l’autre est libre de s’amuser à sa guise, et que, par ce côté, la différence entre les deux machines est radicale, la première retenait l’attention captive, la seconde lui donnant congé. C’est une différence du même genre, croyons-nous, qu’on trouverait entre le cerveau de l’animal et le cerveau humain.

En résumé, si l’on voulait s’exprimer en termes de finalité, il faudrait dire que la conscience, après avoir été obligée, pour se libérer elle-même, de scinder l’organisation en deux parties complémentaires, végétaux d’une part et animaux de l’autre, a cherché une issue dans la double direction de l’instinct et de l’intelligence : elle ne l’a pas trouvée avec l’instinct, et elle ne l’a obtenue, du côté de l’intelligence, que par un saut brusque de l’animal à l’homme. De sorte qu’en dernière analyse l’homme serait la raison d’être de l’organisation entière de la vie sur notre planète. Mais ce ne serait là qu’une manière de parler. Il n’y a en réalité qu’un certain courant d’existence et le courant antagoniste ; de là toute l’évolution de la vie. Il faut maintenant que nous serrions de plus près l’opposition de ces deux courants. Peut-être leur découvrirons-nous ainsi une source commune. Par là nous pénétrerons sans doute aussi dans les plus obscures régions de la métaphysique. Mais, comme les deux directions que nous avons à suivre se trouvent marquées dans l’intelligence d’une part, dans l’instinct et l’intuition de l’autre, nous ne craignons pas de nous égarer. Le spectacle de l’évolution de la vie nous suggère une certaine conception de la connaissance et aussi une certaine métaphysique qui s’impliquent réciproquement. Une fois dégagées, cette métaphysique et cette critique pourront jeter quelque lumière, à leur tour, sur l’ensemble de l’évolution.



  1. Ce point de vue sur l’adaptation a été signalé par M. F. Marin dans un remarquable article sur l’Origine des espèces (Revue scientifique, nov. 1901, p. 580).
  2. De Saporta et Marion, L’évolution des Cryptogames, 1881, p. 37.
  3. Sur la fixation et le parasitisme en général, voir l’ouvrage de Houssay La forme et la vie, Paris, 1900, p. 721-807.
  4. Cope, op. cit., p. 76.
  5. De même que la plante, dans certains cas, retrouve la faculté de se mouvoir activement qui sommeille en elle, ainsi l’animal peut, dans des circonstances exceptionnelles, se replacer dans les conditions de la vie végétative et développer en lui un équivalent de la fonction chlorophyllienne. Il paraît résulter, en effet, des récentes expériences de Maria von Linden que les chrysalides et les chenilles de divers Lépidoptères, sous l’influence de la lumière, fixent le carbone de l’acide carbonique contenu dans l’atmosphère (M. von Linden, L’assimilation de l’acide carbonique par les chrysalides de Lépidoptères, C. R. de la Soc. de biologie, 1905, p. 692 et suiv.).
  6. Archives de physiologie, 1892.
  7. De Manacéine, Quelques observations expérimentales sur l’influence de l’insomnie absolue (Arch. ital. de biologie, t. XXI, 1894, p. 322 et suiv.). Récemment, des observations analogues ont été faites sur un homme mort d’inanition après un jeûne de 35 jours. Voir à ce sujet, dans l’Année biologique de 1898, p. 338, le résumé d’un travail (en russe) de Tarakevitch et Stchasny.
  8. Cuvier disait déjà : « Le système nerveux est, au fond, tout l’animal ; les autres systèmes ne sont là que pour le servir » (Sur un nouveau rapprochement à établir entre les classes qui composent le règne animal, Archives du Museum d’histoire naturelle, Paris, 1812, p. 73-84). Il faudrait naturellement apporter à cette formule une foule de restrictions, tenir compte, par exemple, des cas de dégradation et de régression où le système nerveux passe à l’arrière-plan. Et surtout il faut joindre au système nerveux les appareils sensoriels d’un côté, moteurs de l’autre, entre lesquels il sert d’intermédiaire. Cf. Foster, art. Physiology de l’Encyclopaedia Britannica, Edinburgh, 1885, p. 17.
  9. Voir, sur ces différents points, l’ouvrage de Gaudry : Essai de paléontologie philosophique, Paris, 1896, p. 14-16 et 78-79.
  10. Voir, à ce sujet : Shaler, The Individual, New-York, 1900, p. 118-125.
  11. Ce point est contesté par M. René Quinton, qui considère les Mammifères carnivores et ruminants, ainsi que certains Oiseaux, comme postérieurs à l’homme (R. Quinton, L’eau de mer milieu organique, Paris, 1904, p. 435). Soit dit en passant, nos conclusions générales, quoique très différentes de celles de M. Quinton, n’ont rien d’inconciliable avec elles ; car si l’évolution a bien été telle que nous nous la représentons, les Vertébrés ont dû faire effort pour se maintenir dans les conditions d’action les plus favorables, celles mêmes où la vie s’était placée d’abord.
  12. M. Paul Lacombe a fait ressortir l’influence capitale que les grandes inventions ont exercée sur l’évolution de l’humanité (P. Lacombe, De l’histoire considérée comme science, Paris, 1894. Voir, en particulier, les p. 168-247).
  13. Bouvier, La nidification des Abeilles à l’air libre (C. R. de l’Acad. des sciences, 7 mai 1906).
  14. Platon, Phèdre, 265 E.
  15. Nous reviendrons sur tous ces points dans le chapitre suivant.
  16. Nous reviendrons sur ce point dans le chapitre III, p. 281.
  17. Matière et Mémoire, chap. I.
  18. Voir les deux ouvrages de Darwin : Les plantes grimpantes, trad. Gordon, Paris, 1890, et La fécondation des Orchidées par les Insectes, trad. Rérolle, Paris, 1892.
  19. Buttel-Reepen, Die phylogenetische Entstehung des Bienenstaates (Biol. Centralblatt, XXIII, 1903), p. 108 en particulier.
  20. Fabre, Souvenirs entomologiques, 3e série, Paris, 1890, p. 1-69.
  21. Fabre, Souvenirs entomologiques, 1re série, 3e édit., Paris, 1894, p. 93 et suiv.
  22. Fabre, Nouveaux souvenirs entomologiques, Paris, 1882, p. 14 et suiv.
  23. Peckham, Wasps, solitary and social, Westminster. 1905, p. 28 et suiv.
  24. Voir, en particulier, parmi les travaux récents : Bethe, Dürfen wir den Ameisen und Bienen psychische Qualiläten zuschreiben ? (Arch. f. d. ges. Physiologie, 1898), et Forel, Un aperçu de psychologie comparée (Année psychologique, 1895).
  25. Matière et Mémoire, chap. II et III.
  26. Le paralogisme psycho-physiologique (Revue de métaphysique, novembre 1904).
  27. Un géologue que nous avons déjà eu occasion de citer, N. S. Shaler, dit excellemment : « Quand nous arrivons à l’homme, il semble que nous trouvions aboli l’antique assujettissement de l’esprit au corps, et les parties intellectuelles se développent avec une rapidité extraordinaire, la structure du corps demeurant identique dans ce qu’elle a d’essentiel. » (Shaler, The interpretation of nature, Boston, 1899, p. 187).