L’Évolution d’une science : la Chimie/Appendice II

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Traduction par Marcel Dufour.
Ernest Flammarion (p. 322-335).

APPENDICE II

LA THÉORIE ÉNERGÉTIQUE ET LE MONDE


Ces considérations nous amènent directement à la question générale de la « réalité ». Cherchons, avec une prudence scientifique, en évitant toute hypothèse implicite, à caractériser nos rapports avec le Monde.

Voici ce qu’on peut dire : au début de notre vie consciente, nous nous trouvons en présence d’événements variés qui nous semblent à peu près dénués de lien. Une preuve claire consiste dans notre impuissance à prévoir les événements d’un avenir prochain. Car, si la grande prévoyance constitue la propriété caractéristique de notre entendement, la mesure de la prévoyance, d’après la date et la multiplicité des événements prévus, est aussi la mesure directe de notre intelligence. L’enfant nouveau-né prévoit aussi qu’il trouvera sa nourriture en réagissant à certaines excitations de l’odorat et du toucher (en admettant que ce soit là déjà un acte conscient) ; il se trouve ainsi au plus bas degré intellectuel. D’un autre côté, nous trouvons cette faculté de prévoir au plus haut degré chez un homme supérieur, savant, homme politique ou industriel ; on reconnaît qu’un tel homme sait prévoir mieux et plus loin que ses adversaires ou ses rivaux.

Nous considérons comme connus les objets que nous pouvons prévoir. Au milieu d’eux, nous nous sentons chez nous et leurs dépendances prévues dans l’espace et le temps nous sont intelligibles. Nous leur donnons le nom d’objets réels, en tant qu’il s’agit d’impressions des sens. La locution ne s’applique qu’à ce qu’on appelle le monde extérieur ; la « réalité » de nos pensées est trop intuitive pour que nous y réfléchissions. Elles constituent le premier élément de la conscience d’un fait quelconque. On dit que les songes, les hallucinations sont irréels parce qu’on y voit le monde extérieur échapper à ses règles que l’expérience nous a enseignées. Autrement dit, les prévisions basées sur notre expérience des objets extérieurs ne s’y réalisent pas. Mais dès que les phénomènes de ce genre rentrent dans une loi ou réalisent une prévision, ils passent dans le domaine de la réalité. Ce fait est illustré par l’exemple de l’hypnotisme. Le résultat du premier examen fut qu’il n’y avait là que des imaginations : ces phénomènes étaient irréels. Aujourd’hui, l’étude des conditions qui déterminent leur apparition et des caractères qui en sont inséparables les a classés parmi les réalités. Remarquons ici que le mot prévoir ne s’applique pas exclusivement aux divers éléments d’une suite de phénomènes qui se succèdent dans le temps, mais aussi aux éléments distincts dans l’espace d’un pareil ensemble. Comme on ne peut percevoir ces diverses parties en même temps, des objets distincts dans l’espace sont pour l’expérience aussi distincts dans le temps. La seule propriété particulière à l’espace, c’est que nous pouvons passer à volonté d’un point à un autre dans l’examen des séries spatiales.

Ces considérations montrent clairement qu’il ne peut être question de considérer l’énergie de position ou de distance comme irréelle. Si nous savons qu’en général un corps suspendu au-dessus de la surface de la terre peut fournir une quantité déterminée de travail en s’en rapprochant, la vue d’un corps soulevé nous donnera la notion directe d’énergie existante aussi bien que la vue d’un corps en mouvement. En se basant sur le concept de réalité approfondie et généralisée, on voit donc que la distinction entre l’Énergie actuelle et l’énergie potentielle n’est qu’une erreur aussi dangereuse qu’inadmissible.

Que dirons-nous de la réalité de l’Énergie elle-même ? Mayer l’a affirmée, nous l’avons vu, sans trouver beaucoup d’écho. Si on fut prêt à admettre, au bout de quelque temps, la justesse et l’importance de la loi de la conservation de l’Énergie, on s’inquiéta peu des idées générales qui avaient amené Mayer à l’extension de sa loi. On a vu précédemment que c’est le besoin de trouver dans les « forces » quelque chose de réel et de substantiel qui le conduisit à sa théorie si féconde. Même aujourd’hui, des auteurs partisans de l’importance du concept d’énergie montrent quelque inquiétude à considérer simplement l’Énergie comme une substance et à lui reconnaître une réalité au moins égale à celle de la Matière. On retrouve toujours la tendance à ne voir dans l’Énergie qu’une abstraction, une fonction mathématique douée de la propriété de conserver sa valeur dans toute transformation. Nous touchons ici à une confusion qui provient d’une particularité de toutes les langues européennes ; on ne saurait trop être en garde contre elle, car sa fréquence est la preuve de la facilité avec laquelle on y tombe. C’est l’habitude verbale de désigner par le même mot le concept général et l’objet concret correspondant.

Par exemple, la « Musique » est l’art d’assembler les sons de manière esthétique ; mais nous appelons aussi du même nom chaque réalisation particulière où la méthode générale est mise en pratique. De même, l’Énergie en général est la fonction de grandeurs mesurables qui se conserve en toute circonstance ; nous donnons le même nom à toute valeur particulière de la fonction qu’on observe dans la nature. Ceux qui refusent la réalité à l’Énergie ont devant les yeux le concept général qu’on ne peut, à cause de sa généralité, déterminer par une particularisation superflue. Ils oublient que le mot Énergie s’applique en même temps à toute réalisation concrète de la fonction générale. Quand une chose est mesurable par un nombre en unités physiques, que ce nombre reste invariable dans tout processus connu, elle remplit au plus haut point toutes les conditions imposées à une réalité. Il sera possible en particulier de pronostiquer sa valeur avant et après telle transformation que l’on voudra. Nous n’insisterons plus sur l’importance scientifique et technique de cette possibilité, qui est l’origine de l’immense progrès accompli depuis le principe de la conservation de l’Énergie.

La preuve la plus frappante de la réalité de l’Énergie est qu’elle possède une valeur marchande. L’Énergie électrique en est le meilleur exemple. Le consommateur n’use et ne paie que l’Énergie, tandis que les parties « matérielles » des installations électriques ne se modifient pas et conservent toute leur valeur. Ce qui excuse la méprise que nous avons éclaircie, c’est l’extraordinaire généralité du concept d’Énergie ; il embrasse des propriétés particulières d’une généralité indéfinie. En dehors de cette circonstance que l’Énergie est une grandeur essentiellement positive, le mot grandeur étant pris dans le sens le plus étroit, c’est-à-dire qu’elle désigne quelque chose qui est susceptible d’addition, que sa valeur est constante dans toutes les transformations possibles, je ne pourrais donner aucun critérium commun pour les diverses formes d’Énergie. Cette remarque a été le point de départ d’attaques contre l’Énergétique, comme si cette généralité était un défaut. Il suffit de jeter un coup d’œil sur le problème pour s’assurer que la propriété critiquée est nécessaire au but à atteindre. De quoi s’agit-il ? Il faut trouver un concept applicable à un cercle de phénomènes aussi étendu que possible, et qui ait une expression déterminée dans chaque cas particulier. La Mécanistique chercha d’abord ce concept dans le mouvement, mais elle dut y adjoindre les idées plus générales de masse et de force pour rendre possible la représentation de tous les événements. Le résultat fut à peu près nul pour les phénomènes non mécaniques (qui dans l’hypothèse en question sont cryptomécaniques). Quel profit en a-t-on retiré, par exemple, lorsqu’on a considéré la chaleur comme due au mouvement des atomes ? Rien de physiquement déterminé. La théorie cinétique des gaz, due à Bernoulli, repose sur un grand nombre d’hypothèses trop larges pour être applicables aux états fluide et solide. L’hypothèse mécanique ne donne aucun renseignement direct sur la nature particulière des mouvements atomiques. Ceux-ci devaient avoir une certaine grandeur et une certaine direction ; c’est ainsi que la théorie cinétique donna lieu à nombre de questions dépourvues de signification expérimentale ; elle fut la source de problèmes apparents (Scheinprobleme), suivant l’heureuse locution de Mach. Ce sont des problèmes d’une nature singulière : une puissance surnaturelle aurait beau nous en livrer la solution, nous ne pourrions en rien faire, car il n’y entrerait pas de grandeurs observables[1].

Au contraire, l’extraordinaire généralité du concept d’Énergie a pour effet de ne permettre l’introduction d’aucun problème apparent. Rencontrons-nous un phénomène calorifique, le principe de la conservation de l’Énergie ne nous donne pas d’explication sur sa nature « intime », mais nous pouvons énoncer à l’avance qu’à toute modification calorifique correspondront des modifications parallèles des énergies voisines ; nous en calculerons le taux à l’avance, connaissant le taux du changement calorifique. Nous pouvons même prévoir des propriétés caractéristiques de cette quantité particulière d’origine calorifique qu’on appelle la température, mais il n’est toujours question que de grandeurs expérimentalement mesurables et jamais de l’intimité de la Nature.

Nos adversaires sont prêts à nous accorder ce point, mais ils pensent que c’est là que gît l’imperfection de l’Énergétique, tandis que les théories mécaniques nous permettent une incursion, hypothétique, il est vrai, dans les secrets de la Nature. Voici un exemple de logique de même valeur : un commerçant qui mépriserait le compte pur et simple de son doit et avoir pour étayer un calcul hypothétique de son bilan, en supposant qu’il se produise telle ou telle circonstance. Ses hypothèses fussent-elles vraisemblables, un pareil compte ne serait ni sérieux ni commercial. Il peut réfléchir aux possibilités et aux vraisemblances d’une affaire incertaine tout comme un expérimentateur se livre à des spéculations sur les propriétés d’un domaine de la science encore inexploré ; il trouvera ainsi un soutien pour tracer son plan de recherches. Mais le commerçant sérieux, aussi bien que l’expérimentateur sérieux, limitera ses essais de prévision à ce qu’il peut mettre à l’épreuve. Il n’aura donc pour objet que ce qui est mesurable et contrôlable. S’il introduit des facteurs inaccessibles dans ses calculs, son travail perd toute sa valeur.

Il faut donc soigneusement distinguer les prévisions relatives à des relations inconnues entre grandeurs accessibles à l’expérience et les hypothèses sur les relations entre des quantités créées par notre esprit et qui sont, par suite, inaccessibles. Ce dernier mode de suppositions est seul à rejeter, l’autre est un auxiliaire indispensable de la recherche. Le langage actuel attribue à toutes le nom d’Hypothèse. Je propose d’abandonner ce nom aux suppositions incontrôlables, car la plupart des hypothèses scientifiques actuelles sont de cette nature. Les autres, qui servent d’échafaudage à la recherche proprement dite, peuvent, au cours du travail, être remplacées par d’autres mieux appropriées jusqu’à ce qu’on possède la relation cherchée ; j’appelle protothèses ces suppositions utiles au travail positif. Une protothèse s’élabore au début du travail et disparaît s’il réussit, c’est l’hypothèse qui apparaît quand le travail n’avance plus. C’est pour cette raison que les mémoires scientifiques ne contiennent généralement pas les protothèses qui ont servi à la recherche, car il est d’usage de ne rendre compte que des suppositions dont on a constaté l’exactitude, ou qui ont au moins donné lieu à des mesures. On passe sous silence les protothèses manquées, comme on démolit l’échafaudage quand la maison est terminée. Ce n’est que dans des cas très rares, tels que les mémoires de Kepler, où il expose ses recherches astronomiques, qu’on a des renseignements sur des protothèses malheureuses. Les hypothèses, au sens étroit du mot, occupent, au contraire, une large place dans la littérature. Comme elles mettent en jeu des objets scientifiquement inabordables, on ne peut prouver ni leur vérité ni leur inexactitude ; il s’ensuit d’ordinaire un pour-et-contre indéfini. Elles ne peuvent engendrer que des problèmes apparents, reposant sur des propositions indémontrables. Ces problèmes sont insolubles, et la science traîne après elle ces questions demeurées sans réponse, sans qu’on puisse l’en débarrasser. On n’y parvient que lorsqu’on s’aperçoit qu’il ne s’agit que de problèmes apparents.

Il est donc important de posséder un moyen sûr de distinguer les hypothèses proprement dites et les problèmes apparents. Ce qui précède l’indique suffisamment, du moins en ce qui concerne les sciences où on fait des mesures. Si une formule exprimant une relation physique quelconque contient des expressions ou des grandeurs qui ne sont ni observables ni mesurables, c’est qu’elle n’est que la traduction d’une hypothèse. La mission des sciences physiques est, en effet, d’établir les rapports réciproques de grandeurs mesurables expérimentalement ; en d’autres termes, elles permettent de trouver les relations entre les fonctions mathématiques qui représentent ces grandeurs, de sorte qu’on peut calculer l’une d’elles, connaissant les autres. Pour assurer une base expérimentale à une telle relation fonctionnelle, il est nécessaire de mesurer séparément toutes les constantes et toutes les variables qui entrent dans l’équation. Il n’existe pas d’autre moyen de déterminer l’exactitude de la relation protothétique. N’y entrerait-il qu’une seule grandeur inabordable à la mesure, on ne pourrait plus considérer la relation comme démontrée. Elle n’a d’ailleurs plus de but, car, du moment qu’elle est l’expression des propriétés d’une grandeur non expérimentale, elle ne nous renseigne que sur des choses dépourvues de toute importance pour la Science et la Vie. Dire qu’une quantité est inaccessible signifie aussi bien qu’aucun fait n’en dépend, car si une dépendance physique existait, elle constituerait une voie expérimentale conduisant à la quantité en question qui serait alors abordable.

Ce procédé de reconnaissance des problèmes apparents ne s’applique, il est vrai, qu’aux relations entre grandeurs mesurables pouvant se représenter par des équations mathématiques. Ce n’est que dans ces derniers temps que la science mathématique est parvenue à traiter d’objets plus généraux que les grandeurs, et la technique correspondante n’est pas encore entrée dans la pratique habituelle. Nous devons donc nous imposer la tâche plus vaste de caractériser les problèmes apparents d’une manière générale avec l’aide imparfaite du langage ordinaire. Cette voie nous est ouverte par une remarque faite précédemment. Si la solution du problème n’apporte aucun changement positif dans nos connaissances, ce n’est qu’un problème apparent. Voici donc le procédé : supposons le problème résolu, une quelconque des solutions possibles étant admise ; on cherchera ensuite quel changement effectif s’ensuivrait dans notre situation vis-à-vis de la question. S’il n’en est aucun, c’est le caractère d’un problème apparent.

À titre d’application, posons-nous la question suivante : le Monde a-t-il eu un commencement ou existe-t-il de toute éternité ? Essayons d’admettre qu’il a toujours existé : quel changement s’ensuivra-t-il pour moi ? Absolument aucun, pas plus que s’il avait une origine finie. J’ai donc le droit de l’affirmer : une solution du dilemme me venant d’une manière quelconque me serait indifférente ; il s’agit donc d’un problème apparent.

L’importance de la méthode se montre tout entière quand on cherche à résoudre la question de savoir ce que nous entendons par les mots justesse et vérité.

Nous répondrons encore : ce qui nous permet des conclusions vérifiables. Une théorie qui ne répond pas à cette nécessité n’a aucun intérêt positif pour nous ; son emploi ne peut être que stérile.

En appliquant ces considérations à notre sujet, on reconnaît que le point de vue énergétique peut nous mettre en garde contre les problèmes apparents. On admet actuellement, sans contestation, que l’Énergie est le seul lien général rattachant entre eux deux quelconques des domaines différents des sciences de la nature. Ainsi, à propos de tout phénomène physique (cette dénomination comprenant comme toujours les phénomènes chimiques et biologiques), nous pouvons écrire l’égalité entre l’énergie disparue et l’énergie apparue. Il n’existe pas d’autre grandeur physique d’une application aussi générale. L’Énergie étant une quantité essentiellement expérimentale, une semblable théorie ne s’appliquera qu’à des objets expérimentalement mesurables ; le principe de la conservation de l’Énergie ne pourra donner naissance qu’à des problèmes réels, jamais à des problèmes apparents. Dans certains cas, la mesure de la grandeur énergétique soulève de graves difficultés, et on doit se contenter d’une grossière approximation. Le principe général n’en est pas moins valable. Dans de nombreuses applications, on ne peut pas mesurer les deux termes de l’égalité. On considérera de tels cas comme des protothèses. Ainsi, partout où la vérification du principe n’est pas vérifiable par une mesure indépendante de chaque membre de l’équation, nous admettons que la loi s’applique, quitte à en faire la preuve dès que nous le pourrons.

Un bon exemple de ce mode de progrès scientifique est la mesure de la chaleur physiologique chez les animaux et chez l’homme. Les mesures de Despretz, qui datent de la première moitié du xixe siècle, donnèrent les résultats en contradiction avec les théories alors admises. C’est précisément en reprenant ces recherches que Robert Mayer et Helmholtz furent amenés à la loi de la conservation de l’Énergie. L’outillage des mesures a été assez perfectionné de nos jours pour qu’on ait pu la vérifier, au millième près, dans le cas de la combustion physiologique (travaux mécaniques et psychiques compris). Avant ces dernières expériences, la loi n’avait, dans le cas de la chaleur animale, que la valeur d’une protothèse dont l’objet était de nature mesurable, mais la réalisation technique des expériences offrait de telles difficultés qu’elle n’inspirait guère confiance.

C’est maintenant une vérité scientifique, on a le droit de la considérer comme telle avec une chance d’erreur inférieure au millième. Affirmer l’exactitude de la loi au delà de cette limite est de nouveau une protothèse qu’il faudra vérifier lorsqu’on disposera d’instruments de mesure plus perfectionnés.


  1. C’était vrai au temps où j’ai écrit ces lignes. Depuis lors il est devenu possible d’observer et contrôler quelques conséquences de l’hypothèse cinétique, et on les a trouvées concordant avec l’expérience. Ce progrès changea le problème apparent en un problème réel.