L’Évolution d’une science : la Chimie/Chapitre VI

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Traduction par Marcel Dufour.
Ernest Flammarion (p. 97-109).

CHAPITRE VI

LES LOIS DES GAZ ET LES CORPS DISSOUS


La conception mécanique courante de la molécule ne se montre nulle part plus nettement que dans les questions qui se posent constamment à propos de la grandeur des molécules des solides et des liquides. Tant qu’on s’en tient au point de vue expérimental, à la loi de Gay-Lussac, concernant les volumes des gaz dans les combinaisons chimiques, il ne peut être question d’un poids moléculaire pour des corps non gazeux, puisque, pour ces corps, il n’existe pas de loi analogue. Malgré cela, depuis la formation du concept de molécule, la littérature chimique est pleine de spéculations qui cherchent à rendre possible cette extension du concept ; elles sont d’abord toutes restées sans résultat et il ne pouvait pas en être autrement, tant qu’on s’en tenait à la conception générale.

C’est seulement vers 1885 qu’on a trouvé le moyen de déterminer d’une façon rationnelle des grandeurs moléculaires dans les liquides ; ce n’était d’ailleurs pas pour des liquides purs, mais pour des corps dissous. Van ’t Hoff découvrit que, dans les solutions étendues, les corps dissous suivent la loi des gaz. Tout gaz tend à remplir uniformément tout l’espace qui lui est offert et ne cesse de se mouvoir tant que cette répartition n’est pas uniforme ; de même tout corps dissous tend à se diffuser dans le dissolvant jusqu’à ce que la concentration soit la même partout. Un gaz manifeste par sa pression sa tendance à s’étendre au delà du volume qu’il occupe ; van ’t Hoff prouva qu’il existe aussi pour les corps dissous une pression tout à fait analogue à celle des gaz, mais qui ne se manifeste pas facilement dans les circonstances ordinaires. Il faut supposer la solution séparée du reste du dissolvant par une paroi perméable pour le dissolvant, imperméable pour le corps dissous. Le dissolvant est à cet égard pour le corps dissous ce que l’espace est pour le gaz. La pression s’établit si le gaz est séparé du reste de l’espace par une paroi impénétrable au gaz, mais qui traverse l’espace, c’est-à-dire par une paroi mobile.

Wilhelm Pfeffer avait déjà montré longtemps auparavant qu’on pouvait réaliser les conditions qui sont nécessaires pour observer la pression des corps dissous. Il avait reconnu par observation que l’action de l’eau pure déterminait des pressions très élevées dans des cellules végétales, et il s’était appliqué à déterminer la nature de ces pressions, c’est-à-dire à les observer dans des conditions où l’expérimentateur puisse les produire à volonté. Antérieurement, pour expliquer certains phénomènes biologiques, Moritz Traube avait préparé des membranes de dépôt. S’appuyant sur les expériences de Traube, Pfeffer réussit à fabriquer des cellules artificielles, avec lesquelles il put mesurer les pressions osmotiques et établir les lois qui régissent ces phénomènes.

On prend deux solutions capables de donner l’une avec l’autre un précipité, et on les verse l’une dans l’autre avec précaution, de telle sorte que les deux liquides ne se mélangent pas. Alors le précipité ne se forme qu’à leur surface de contact, et enveloppe le liquide intérieur dans une sorte de sac. Ce sac ne laisse plus passer les deux solutions, car toute ouverture s’y trouve aussitôt bouchée par la production d’un dépôt. Selon la nature du précipité, se constitue soit une muraille grossière, soit une fine pellicule. Dans ce dernier cas, la membrane formée par le précipité laisse encore à l’eau un passage relativement facile, tandis qu’elle est susceptible d’arrêter non seulement les corps qui l’ont formée, mais encore beaucoup d’autres.

Comme on le voit, ces membranes de dépôt remplissent la condition indiquée plus haut. Préparées à la façon de Traube, elles sont extrêmement délicates, et se déchirent trop facilement au moindre effort pour pouvoir se prêter à des mesures de pression. Pfeffer tourna cette difficulté en produisant la membrane à l’intérieur d’un vase poreux, l’armature de terre empêchait la pellicule de se déchirer. Il établit ainsi que, si le vase est rempli d’une solution déterminée et plongé dans l’eau pure, il s’y produit une pression proportionnelle à la concentration de la solution, et pour le reste cette pression dépend beaucoup de la constitution chimique du corps dissous les cristalloïdes donnent des pressions élevées, et les colloïdes des pressions basses. La pression s’élevait aussi quand la température augmentait.

Ces faits restèrent enfouis dans la bibliographie de la physiologie végétale. Pfeffer avait pourtant, mais sans succès, essayé d’intéresser à ces phénomènes ses collègues physicien et chimiste de Bonn et de Tubingue. Le physicien ne voulut pas y croire, et, quand on lui montra l’expérience, il se contenta de hocher la tête en silence. Pourquoi le chimiste ne s’occupa point de la question, je n’en sais rien. Au cours d’une promenade avec son collègue de botanique, van ’t Hoff entendit parler par hasard de ces phénomènes remarquables, et, dans son esprit, s’établirent aussitôt les relations vainement cherchées auparavant.

Van ’t Hoff montra, d’après les mesures de Pfeffer, que les variations de la pression osmotique, de la température et du volume suivent rigoureusement la loi relative à la pression ordinaire pour les gaz. Les corps dissous suivent la loi de compressibilité de Boyle[1], et la loi de Gay-Lussac pour la dilatation à volume constant. Il montra de plus que la pression osmotique, exercée relativement à l’eau pure par une solution sucrée déterminée, est numériquement égale à la pression qu’exercerait la même masse de sucre si elle occupait à la même température le même volume à l’état de gaz ou de vapeur. En d’autres termes, la loi des gaz p v = R T s’applique aux corps dissous de telle sorte que, pour des masses chimiquement comparables, la constante R prend la même valeur que pour les gaz. Cette conclusion ne reposait d’abord que sur les mesures assez peu nombreuses de Pfeffer ; van ’t Hoff réussit à l’établir sur des bases beaucoup plus solides en montrant qu’on peut employer à la détermination de la constante R toute opération, par laquelle on enlève à une solution une quantité appréciable du dissolvant. Citons en particulier les variations du point de solidification et du point d’ébullition des solutions. Peu de temps auparavant, F.-M. Raoult avait déduit de nombreuses observations un certain nombre de lois ; van ’t Hoff montra que ces lois, à l’exception d’une seule, qui plus tard fut reconnue inexacte, se déduisaient par la thermodynamique de sa loi fondamentale. Ainsi toutes les mesures de Raoult, et elles étaient nombreuses, devenaient autant de confirmations de la théorie de van ’t Hoff.

Comme on le voit, il y a ici une extension légitime du concept de grandeur moléculaire, puisqu’on peut donner en s’affranchissant de toute hypothèse, la même définition de la grandeur moléculaire pour un corps dissous que pour un gaz. C’est toujours la masse du corps, qui, à l’état de solution, donne à la constante R une valeur déterminée. En fait, on a bientôt reconnu, sauf certaines exceptions, pour toutes lesquelles on a depuis lors trouvé une explication, que la grandeur moléculaire, déterminée à l’aide des solutions, est égale à celle que donne la détermination à l’aide de la vapeur chaque fois qu’elle est possible. En même temps, la possibilité de déterminer des poids moléculaires se trouvait étendue d’une façon extraordinaire, puisqu’on peut trouver un dissolvant pour tous les corps ou à peu près, tandis que le nombre des corps pouvant être vaporisés sans décomposition est relativement restreint. Les nouveaux poids moléculaires déterminés par cette méthode ont pu être utilisés pour la classification aussi bien que ceux qu’on avait déduits des densités de vapeur, et les résultats acquis grâce à la théorie de la pression osmotique se sont ajoutés naturellement aux relations déjà connues.

Van ’t Hoff sut aussi étendre ses vues aux corps solides, et, en principe, on pourra attribuer une valeur déterminée de la molécule-gramme aux corps faisant partie, sous forme de solution étendue, d’un système solide. Ici d’ailleurs la difficulté d’arriver à des mesures exactes est très grande, et l’ensemble des résultats acquis est encore bien restreint. Autant qu’on peut s’en rendre compte, les grandeurs moléculaires dans les solutions solides ne sont pas différentes de celles qu’on a observées dans les gaz et les liquides. On admettait auparavant d’une façon presque générale que dans les solides, les atomes forment des molécules très compliquées ; cette idée, qui n’était d’ailleurs établie que sur des faits un peu ambigus, n’a été nullement confirmée.

Toutes ces déterminations de grandeur moléculaire se rapportent à des états des corps, pour lesquels une masse relativement petite de matière pondérable occupe un grand volume. Cela se voit immédiatement pour les gaz. Pour les solutions, les lois de la pression osmotique s’appliquent d’autant plus exactement que les solutions sont plus étendues, c’est-à-dire que le volume correspondant à une même masse du corps dissous est plus grand. Toutes ces mesures ne nous apprennent rien sur la grandeur moléculaire des solutions concentrées ou des dissolvants. En d’autres termes, la théorie ne s’applique que quand la densité est plus faible qu’une densité déterminée ; elle n’est pas faite pour les densités plus fortes. Pour celles-ci, l’influence de la pression intérieure augmente beaucoup trop, à peu près proportionnellement au carré de la densité ; avec une augmentation si marquée, il ne peut être question d’appliquer la loi des gaz.

On peut prendre ici la voie qui a été suivie pour contrôler l’exactitude de la loi des volumes de Gay-Lussac (p. 94) : on peut chercher, même pour des solutions concentrées, à embrasser les écarts dans une expression convenable et à faire subir aux grandeurs observées les corrections qui s’en suivent. On l’a fait plusieurs fois, mais on n’est pas arrivé jusqu’ici à un résultat important. En réalité, le problème est bien plus complexe que pour les gaz, parce qu’on a affaire ici aux propriétés spécifiques de deux corps différents, le corps dissous et le dissolvant ; le nombre des coefficients augmente beaucoup et l’équation devient très compliquée. Aussi, pour les solutions, arrive-t-on bientôt à des concentrations telles que les pressions osmotiques correspondantes se chiffrent par des milliers d’atmosphères : pour les gaz, les fortes pressions sont peu accessibles, et, par suite, ne sont que rarement étudiées.

Tout récemment enfin, on obtint quelques renseignements sur les poids moléculaires des corps liquides, et il est nécessaire de bien préciser ce dont il s’agit. Eötvös et Ramsay ont étudié un procédé qui permet de déterminer les poids moléculaires des liquides par la mesure des tensions superficielles. Les mesures de chaleur de vaporisation et les constantes de van der Waals (p. 95) peuvent être utilisées aussi. Que signifient ces méthodes pour celui qui envisage les choses indépendamment de toute hypothèse ?

La réponse dépend des considérations indiquées plus haut (p. 83). Nous avons déjà fait remarquer qu’un grand nombre de propriétés différentes sont en relation immédiate avec les équivalents chimiques, de sorte que, pour obtenir des valeurs égales d’une de ces propriétés pour divers corps, il faut considérer pour chacun d’eux des masses chimiquement comparables. On arrive ainsi soit aux poids équivalents, soit à des multiples simples ou à des fractions simples de ces poids équivalents. En y regardant de plus près, on voit que ces méthodes de soi-disant détermination de poids moléculaires des liquides reposent sur la détermination de propriétés de même ordre ; les grandeurs que l’on obtient ainsi ne sont pas des poids moléculaires au sens strict, puisqu’elles ne s’appuient pas sur la loi des gaz. Ce sont seulement d’autres grandeurs stœchiométriques, qui montrent dans tous les cas des rapports simples avec les équivalents. Si on est disposé à admettre au besoin la polymérisation des liquides purs, on n’éprouve aucune difficulté à considérer ces nombres comme des poids moléculaires, et on remplit la condition nécessaire pour cela en faisant une hypothèse convenable, tout comme on a disposé arbitrairement de la relation entre la densité d’un gaz et son poids moléculaire.

Pour fixer les idées, considérons la détermination du poids moléculaire au moyen de la tension superficielle. Voici la loi donnée par l’expérience : quand on fait des gouttes sphériques avec des liquides différents, la formation de leurs surfaces exige pour chacune d’elles un travail déterminé ; si on fait les sphères de grandeurs telles, que, pour des températures comparables[2], les travaux nécessaires à la formation de leurs surfaces respectives soient égaux, les masses de ces différentes sphères sont proportionnelles aux équivalents chimiques ou à des multiples simples de ces équivalents.

On reconnaît immédiatement la grande analogie de cette loi avec la loi de Gay-Lussac, qui peut s’exprimer aussi sous la forme suivante : si, pour les différents gaz, on prend à des températures comparables des masses telles que les travaux effectués pour former leurs volumes respectifs soient égaux, ces masses sont proportionnelles aux équivalents chimiques ou à des multiples simples de ces équivalents.

Mais cette analogie n’est pas une identité : il s’agit de propriétés essentiellement différentes, se rapportant dans un cas à l’énergie de volume, dans l’autre à l’énergie de surface.

De même, les méthodes, qui recourent à la chaleur de vaporisation pour déterminer de soi-disant poids moléculaires des liquides, suggèrent des réflexions tout à fait semblables, relatives à la variation d’entropie lors du changement d’état.

Toutes ces grandeurs, qui sont en relation avec les poids équivalents, ne sont pas indépendantes les unes des autres, mais elles ne sont pas immédiatement équivalentes, pas plus que les poids atomiques, les poids moléculaires et les équivalents électrochimiques. Il existe, d’ailleurs, des relations immédiates entre les énergies de surface et les chaleurs de vaporisation, et on peut espérer obtenir une concordance encore plus étroite entre les valeurs stœchiométriques fournies par ces deux méthodes.

Tout cela est si loin de la loi des gaz qu’on ne peut prévoir un accord intime, et qu’on fait une simple conjecture en donnant le nom de poids moléculaires aux grandeurs trouvées de la sorte.

En résumé, il est possible en tout cas d’exprimer sous une forme simple et exempte d’hypothèse les phénomènes réguliers observés pour les gaz, les corps dissous et les corps purs. En particulier, ce que signifie en réalité la notion de molécule pour les gaz, les vapeurs et les corps dissous est complètement caractérisé par cette proposition : les masses pour lesquelles la constante R de la formule des gaz a la même valeur, sont chimiquement comparables, et la considération de ces masses au point de vue pratique est extrêmement commode pour systématiser les combinaisons organiques. Il convient d’appeler invariant des gaz cette constante R si importante à cet égard. Nous avons déjà eu l’occasion de signaler la haute valeur de la notion d’invariant dans les sciences physiques et tout spécialement en chimie ; son importance en mathématiques est depuis longtemps bien connue. Nous avons ici un cas nouveau qui permet en même temps d’une manière commode de rendre intuitif le concept d’invariant physique.

D’après l’équation des gaz p v = R T ou R = p v/T, quelles que soient les modifications que nous puissions faire subir à la pression, au volume et à la température d’une masse gazeuse donnée, nous ne pouvons en aucune façon changer la valeur de R, car si nous choisissons arbitrairement deux de ces grandeurs, la troisième varie toujours de telle sorte que R ne change pas. Par la loi de Gay-Lussac et par le concept de molécule qu’on en a déduit, on voit, en outre, que, lors des modifications chimiques, l’invariant des gaz R ou bien reste inaltéré ou bien devient tout d’un coup un multiple simple de sa valeur primitive. Je dois avouer que la conception généralisée des lois naturelles qui s’ouvre dans cette direction me semble bien valoir l’hypothèse moléculaire.


  1. On appelle à l’étranger loi de Boyle celle que nous désignons en France sous le nom de loi de Mariotte.
  2. Les températures comparables ne sont plus ici comme pour les gaz des températures égales, ce sont des températures également éloignées des températures critiques respectives. Cela tient à ce que la tension superficielle du liquide vis-à-vis de sa vapeur est nulle, à la température critique, exactement comme la pression d’un gaz est nulle au zéro absolu de température. Pour l’énergie de surface, la température critique est donc un zéro naturel comme le zéro absolu pour l’énergie de volume des gaz.