L’Évolution d’une science : la Chimie/Chapitre XII

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Traduction par Marcel Dufour.
Ernest Flammarion (p. 204-217).

CHAPITRE XII

AFFINITÉ


Quand on attribua les phénomènes chimiques à l’action réciproque des divers corps, on fut naturellement amené à se demander quelles circonstances déterminent cette action réciproque. La grande multiplicité, l’arbitraire apparent, qu’on observe dans ces phénomènes, les firent comparer aux actions volontaires des hommes. Non seulement le mot alors en usage, pour désigner la cause des combinaisons et des décompositions chimiques, sert de titre aux Affinités électives de Gœthe, mais, dans le cours de cet ouvrage, elles sont présentées comme des images de l’action réciproque des hommes mis en jeu.

On était bien loin alors de la conception simple et régulière, qui est l’idéal de toute science, et qui était déjà atteinte ailleurs, en astronomie, par exemple. La nature spéciale de ces phénomènes, si variés suivant les corps qui les manifestent, se montre comme prédominante.

E. Stahl, le créateur de la théorie du phlogistique, avait signalé, comme un phénomène typique, le déplacement réciproque des métaux dans leurs sels, et, dans la théorie du phlogistique, nous reconnaissons sans peine le reflet de ces expériences sur les combinaisons hypothétiques des corps avec le phlogistique. Plus tard, des savants français ont étendu et systématisé ces séries de réaction, et les railleries des contemporains ne manquèrent pas à ces fabricants de tables. Vers la fin du xvie siècle, Torbern Bergman (1735-1784) rassembla enfin les connaissances et les conceptions du temps.

L’idée fondamentale de toutes ces recherches était que la nature des parties constituantes détermine leurs forces de combinaison réciproque, de telle sorte que la combinaison, qui se forme aux dépens des combinaisons primitives, est celle qui correspond à la plus forte affinité. Jusque-là, on n’avait pas fait intervenir d’autres facteurs. En comparant systématiquement entre elles les expériences anciennes, et en en faisant de nouvelles, Bergman, le premier, trouva que le résultat diffère souvent beaucoup selon que l’on fait réagir les corps dissous dans l’eau ou fondus par la chaleur. Il fut amené à distinguer l’affinité par voie humide de l’affinité par voie sèche.

On reconnaissait pour la première fois que les échanges chimiques sont déterminés par d’autres facteurs que la nature des corps seule. Claude-Louis Berthollet (1748-1822), dont nous avons déjà rencontré le nom, a eu le grand mérite de découvrir ces facteurs et d’en prouver l’action par des expériences frappantes. Il introduisit dans la question la notion nouvelle des réactions partielles. Pour les anciens chimistes, il fallait qu’une porte fût ouverte ou fermée : tous les phénomènes devaient se produire complètement dans un sens ou dans l’autre. Cela tenait à la prédominance des besoins techniques, car on cherchait toujours à trouver des procédés donnant les produits sous la forme la plus homogène et la plus pure. On ne connaissait guère que ces procédés pratiquement parfaits, et l’attention n’avait pas été attirée sur la présence normale des réactions incomplètes.

Berthollet montra que l’on devait, au contraire, envisager comme les plus généraux les processus incomplets, dans lesquels une réaction est limitée par une réaction inverse, qui reforme les produits primitifs, et que les processus complets n’existaient que grâce à des circonstances secondaires. Il formula le principe de l’action de masse qui détermine un équilibre chimique, tout comme l’action simultanée de plusieurs forces sur un point donne une résultante, qui dépend, en grandeur et en direction, de chacune des composantes.

En développant ces vues générales, Berthollet s’appuyait, d’une part, sur des expériences qu’il avait instituées dans ce but, et, d’autre part, sur des vues intuitives, auxquelles il attribuait sans doute plus d’importance. Il regardait les phénomènes chimiques comme dus à une certaine gravitation entre les atomes, et il avait le ferme espoir qu’une mécanique chimique se développerait bientôt, qui serait comparable à la mécanique céleste. Il est intéressant de remarquer que T. Bergman, aux vues de qui Berthollet était nettement opposé, s’était appuyé aussi sur l’hypothèse d’une gravitation entre les atomes, ce qui montre que les hypothèses générales influent bien peu sur les conséquences qu’on en tire ; dans les deux cas, seuls les faits chimiques connus par les deux chercheurs ont agi sur la formation de leurs pensées.

En ce qui concerne l’action de masse, Berthollet avait un précurseur, C.-F. Wenzel (1740-1793), à qui on a faussement attribué les découvertes de Richter ; il avait exprimé la loi quantitative de l’action de masse avec toute la clarté désirable. Dans un livre sur l’affinité, publié en 1777, il ne cherche rien moins qu’une évaluation numérique des forces chimiques, et, bien plus, les principes d’où il part ne prêtent guère aux objections. Il était guidé, lui aussi, par une analogie mécanique. Un corps se mouvant d’autant plus vite que la force qui agit sur lui est plus grande, il attribua une affinité plus grande au corps qui produit plus rapidement une réaction chimique. Il prit comme exemple l’action des acides sur les métaux. Il vit bien clairement que cette action était proportionnelle à la surface, et il donna aux métaux qu’il voulait comparer la forme de cylindres égaux, recouverts, sauf sur une base, d’un enduit inattaquable. Il décrivit même comment, pour avoir des mesures comparables, on doit placer le mercure liquide dans un cylindre creux de même diamètre. Il vit bien que les acides agissent plus énergiquement s’ils sont concentrés que s’ils sont étendus, et il dit expressément que la vitesse de réaction est proportionnelle à leur concentration.

Berthollet n’a sans doute pas connu cette tentative de mesure de l’affinité ; en tout cas, on ne rencontre chez lui aucune indication relative à cette idée ou à ses applications. Son attention n’était pas dirigée sur tout le cours des phénomènes, mais seulement sur le résultat final, sur leur côté statique, comme l’indique à lui seul le titre de son principal ouvrage : la Statique chimique. Il sut tirer de cette simple idée fondamentale de l’équilibre chimique tout un ensemble de conséquences remarquables.

Avant tout, pour qu’un équilibre existe, il faut que tous les corps qui y participent soient constamment présents. L’un ou l’autre de ces corps est-il enlevé du lieu de la réaction, c’est un nouvel équilibre qui se produit. Berthollet en donne deux exemples : dans le cas où un des corps est gazeux, et dans celui où un corps est solide, l’élasticité et la cohésion, comme il les appelle, qui caractérisent ces états, interviennent, comme des forces chimiques pour déterminer le résultat final.

Toutes ces idées sont exactes, mais elles n’ont été confirmées que plus tard, et après une longue évolution. Berthollet jouissait d’une grande renommée. Son ouvrage principal fut traduit plusieurs fois. Au dire de tout le monde, il renfermait les idées directrices les plus élevées. Pourtant, ce début fameux ne fut suivi d’aucun développement, et, pendant près d’un siècle, les problèmes de l’affinité chimique attirèrent peu l’attention. Quelles sont les raisons d’un fait si extraordinaire ?

Voici ce qu’il est naturel de penser : par sa conception de l’équilibre chimique, Berthollet avait été conduit à méconnaître l’existence des combinaisons de composition constante. En toute rigueur, au point de vue théorique, nous dirions encore aujourd’hui qu’il avait raison au fond, et que, en principe, il est tout aussi impossible de produire un corps absolument pur que d’atteindre un autre absolu quelconque, par exemple, de réaliser le vide parfait ; expérimentalement, au contraire, nous pouvons obtenir un très grand nombre de corps, où il ne nous est plus possible de déceler la présence de substances étrangères, et qui sont pratiquement purs. Berthollet ne s’est trompé que sur la limite jusqu’à laquelle nous pouvions pousser la séparation des corps, et, sur ce point, il a été réfuté par Proust. Quoique contredites par l’expérience, les vues de Berthollet contenaient une part de vérité, mais la science de cette époque n’était pas encore assez avancée pour qu’on pût s’en apercevoir.

Voilà assurément une raison pour laquelle le livre de Berthollet n’eut pas d’action ; mais ce n’est pas tout, car, même après sa polémique avec Proust, l’autorité de Berthollet ne fut pas sensiblement amoindrie. Seulement son œuvre est de celles que tout le monde loue, et que personne ne lit. Même aujourd’hui, si on cherche à approfondir le travail de Berthollet à la lumière d’une science plus avancée, on est bientôt déçu, et on le laisse de côté : pour exercer une influence profonde sur une science, dans laquelle de nouveaux faits intéressants surgissent tous les jours, il contient trop peu de choses bien déterminées dont l’expérience puisse profiter.

Le développement de la chimie fut influencé d’une manière définitive par les autres découvertes du début du xixe siècle. Nous connaissons déjà les principales. D’abord les lois de la stœchiométrie, confirmées partout où on cherchait à les appliquer sous la forme imagée et intuitive de la théorie atomique, puis les étonnantes découvertes de l’électrochimie, enfin le développement envahissant de la chimie organique, ouvrent à la science des régions toutes nouvelles et deviennent bientôt le point de départ d’applications techniques colossales. Tout cela exigeait un travail immédiat, et, circonstance décisive, cela pouvait, au moins au début, être traité, sans que les vieux problèmes fussent résolus.

Car, avant comme après, et même dans les branches nouvelles, on s’attachait surtout à préparer des corps. Les conditions d’une réaction étaient toujours assez étudiées quand on avait trouvé un procédé avantageux pour obtenir tel ou tel corps, et personne n’avait intérêt à étudier d’une manière approfondie les mauvaises méthodes, qui ne donnaient pas de produits purs ; au contraire, chaque chercheur appliquait toute sa perspicacité à retirer le produit demandé du mélange brut résultant de la réaction. Le développement du problème de l’affinité ne s’est fait que sur le tard, et il a une origine toute différente : le fil ne se rattache pas à la chimie pure, mais à un tout autre point, qui a donné à la physique, elle aussi, une vie nouvelle.

C’est la découverte des lois de l’énergie qui vivifia la chimie. Cela se fit d’ailleurs bien plus lentement que pour la physique, car, au début, ce furent essentiellement des physiciens, qui développèrent et lancèrent la nouvelle idée, bien qu’elle fit ses premiers pas à l’occasion de problèmes chimiques. C’est la question de la production de chaleur chez les animaux, qui a éveillé les idées de Mayer et de Helmholtz, et c’est en cherchant à transformer en travail mécanique l’énergie chimique des piles de Volta que Joule a fait sa découverte : tous trois sont partis des transformations de l’énergie chimique en d’autres formes. Fait remarquable, avant de connaître le principe général de l’énergie, on connaissait déjà la loi particulière à laquelle il conduit dans le cas de la chimie, lors des transformations de l’énergie chimique en chaleur.

Déjà en 1840, G.-H. Hess (1802-1856) à Saint-Pétersbourg énonçait la loi de la constance des sommes des quantités de chaleur, d’après laquelle le dégagement total de chaleur, qui accompagne un phénomène chimique, est déterminé par l’état initial et l’état final, mais ne dépend pas des états intermédiaires. Hess était arrivé à sa loi par voie expérimentale, mais il en avait aussitôt saisi l’importance théorique, et il avait montré, en particulier, comment elle peut servir à calculer indirectement des chaleurs de réaction, que l’expérience ne peut atteindre. Deux années après, la loi de la conservation de l’énergie avait été découverte et exposée dans toute sa généralité, et l’application aux phénomènes chimiques en fut faite entre 1850 et 1860 par Julius Thomsen de Copenhague (1826-1909).

Puisque, d’après cette loi, la quantité de chaleur dégagée par un phénomène chimique quelconque correspond à la différence d’énergie entre les corps dont on part et les produits de la réaction, il semble que des mesures thermochimiques puissent donner la solution immédiate du vieux problème de l’affinité, car la réaction, qui mettra le plus d’énergie en liberté, l’emportera évidemment sur toute autre réaction possible, dégageant moins d’énergie. Enfin si les différences d’énergie sont immédiatement mesurées par les quantités de chaleur dégagées, il faut conclure simplement que, de toutes les réactions possibles, celle qui se produit est toujours celle qui dégage le plus de chaleur.

Ainsi fut posé le principe de Thomsen, mais ce savant se convainquit bientôt qu’il n’était pas valable dans tous les cas ; ce principe fut pourtant repris par M. Berthelot, et défendu par lui avec beaucoup de perspicacité et au besoin d’éloquence contre les objections, qui ne manquèrent pas de se produire. Il faut bien comprendre, en effet, que ce principe était une résurrection de la vieille théorie de l’affinité de Stahl-Bergman, fondée sur la prépondérance de la matière la plus forte. On oubliait le progrès réalisé dans l’intervalle par Berthollet, qui avait montré que le résultat d’une réaction dépend de la masse relative, ou, plus exactement, de la concentration aussi bien que de la nature des corps. Cet oubli se produisait d’autant plus facilement que les faits chimiques répondant à la conception de Berthollet étaient peu connus, et encore moins étudiés. Le premier essai fait par Thomsen, pour appliquer les méthodes thermochimiques aux problèmes de la formation des sels, et de la concurrence des acides en présence d’une base, avait bien confirmé le point de vue sous lequel Berthollet envisageait l’équilibre chimique, mais on était alors trop éloigné de cette vue d’ensemble, pour qu’elle pût attirer l’attention et exercer une influence plus générale.

Ce fut l’origine d’une lutte longue et acharnée entre la nouvelle forme de l’ancienne théorie de Bergman, qui semblait morte depuis longtemps, d’une part, et, d’autre part, les faits et la connaissance plus mûrie des lois directrices. Il s’agit ici d’une méprise tout à fait analogue à celle qui avait commencé par le calcul de la force électromotrice d’une pile à partir de la chaleur totale (p. 198) : dans les deux cas on mit fin à l’erreur en reconnaissant que les phénomènes ne sont pas régis par la différence de l’énergie totale, mais par celle de l’énergie libre. Bien souvent l’énergie libre n’est pas très différente de l’énergie totale, et alors la considération des quantités de chaleur conduit à des résultats peu éloignés de la vérité. Ce sont ces cas, qui ont fait croire à l’exactitude du principe général, et l’ont fait maintenir malgré les contradictions toujours plus nombreuses. Les faits firent abandonner cette théorie thermochimique sans explication pour l’influence de l’action de masse, qui s’imposait de plus en plus.

On avait tenu auparavant pour insoluble le problème, qui consistait à mesurer l’état chimique d’un mélange homogène sans en troubler l’équilibre ; on reconnut qu’il devenait accessible, quand on l’abordait avec des procédés physiques sans recourir à l’analyse pondérale. Dans la mesure où s’augmentait et se multipliait l’application des méthodes physico-chimiques, on voyait toujours plus clairement que, même dans les mélanges homogènes, l’état d’équilibre admis par Berthollet, et d’après lequel, dans un système quelconque, tout corps satisfait ses affinités selon sa masse propre, était la règle absolue, et que, si quelques réactions paraissaient complètes, cela tenait pour la plupart à ce que les produits, auxquels elles donnaient naissance, se dégageaient sous forme gazeuse, ou se précipitaient à l’état solide. Les idées de Berthollet furent peu à peu remises en honneur, et Guldberg et Waage, à Christiania en 1867, les présentèrent sous une forme mathématique suffisante pour donner une confirmation quantitative des prévisions théoriques. Le fameux reproche de Kant, disant que la chimie n’était pas une science, parce qu’elle n’était pas traitée mathématiquement, était pour la première fois écarté.

Le travail fondamental de Cato M. Guldberg (1836-1902) et Peter Waage (1833-1900) attira peu l’attention. Dans les annuaires de la chimie, il n’est pas cité, et quand, douze ans plus tard, ses auteurs revinrent sur le même point dans une nouvelle publication, ils ne trouvèrent pas une douzaine de travaux parus dans l’intervalle, et pouvant augmenter le nombre des observations en faveur de leur proposition. C’est seulement un travail de Julius Thomsen publié en 1869 qui fit connaître un peu plus le progrès réalisé. Dans ses travaux de jeunesse, Thomsen avait eu recours au phénomène calorifique qui accompagne la formation des sels pour étudier les solutions homogènes, et il avait trouvé que ses résultats s’expliquaient complètement par la théorie de Guldberg et Waage. Il faut spécifier que le dégagement de chaleur dans ces expériences ne servait que comme une caractéristique de chaque état, et que l’on ne faisait point usage de la proposition critiquée plus haut, d’après laquelle la réaction, qui dégage le plus de chaleur, doit nécessairement se produire. Dans ces conditions les résultats ne dépendent absolument pas de l’exactitude ou de l’inexactitude de cette loi, et ont été reconnus exacts par les contrôles postérieurs indépendants. Inversement, on trouve dans ces travaux que ce faux principe est contredit par l’expérience, car ils montrent que l’acide sulfurique est un acide plus faible que l’acide chlorhydrique et l’acide nitrique, quoique, lors de la formation d’un sel, il dégage notablement plus de chaleur qu’eux. À l’œuvre de Thomsen se sont rattachés, dans la suite, d’autres travaux analogues, qui conduisirent au même résultat par des moyens différents, et confirmèrent de divers côtés la loi de l’action de masse de Guldberg et Waage.