L’Île à hélice/Deuxième Partie/Chapitre I

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J. Hetzel (p. 217-230).

SECONDE PARTIE


I

AUX ÎLES DE COOK.

Depuis six mois Standard-Island, partie de la baie de Madeleine, va d’archipel en archipel à travers le Pacifique. Pas un accident ne s’est produit au cours de sa merveilleuse navigation. À cette époque de l’année, les parages de la zone équatoriale sont calmes, le souffle des alizés est normalement établi entre les tropiques. D’ailleurs, lorsque quelque bourrasque ou tempête se déchaîne, la base solide qui porte Milliard-City, les deux ports, le parc, la campagne, n’en ressent pas la moindre secousse. La bourrasque passe, la tempête s’apaise. À peine s’en est-on aperçu à la surface du Joyau du Pacifique.

Ce qu’il y aurait plutôt lieu de craindre dans ces conditions, ce serait la monotonie d’une existence trop uniforme. Mais nos Parisiens sont les premiers à convenir qu’il n’en est rien. Sur cet immense désert de l’Océan se succèdent les oasis, — tels ces groupes qui ont été déjà visités, les Sandwich, les Marquises, les Pomotou, les îles de la Société, tels ceux que l’on explorera avant de reprendre la route du nord, les îles de Cook, les Samoa, les Tonga, les Fidji, les Nouvelles-Hébrides et d’autres peut-être. Autant de relâches variées, autant d’occasions attendues qui permettront de parcourir ces pays, si intéressants au point de vue ethnographique.

En ce qui concerne le Quatuor Concertant, comment songerait-il à se plaindre, si même il en avait le temps ? Peut-il se considérer comme séparé du reste du monde ? Les services postaux avec les deux continents ne sont-ils pas réguliers ? Non seulement les navires à pétrole apportent leurs chargements pour les besoins des usines presque à jour fixe, mais il ne s’écoule pas une quinzaine sans que les steamers ne déchargent à Tribord-Harbour ou à Bâbord-Harbour leurs cargaisons de toutes sortes, et aussi le contingent d’informations et de nouvelles qui défrayent les loisirs de la population milliardaise.

Il va de soi que l’indemnité attribuée à ces artistes est payée avec une ponctualité qui témoigne des inépuisables ressources de la Compagnie. Des milliers de dollars tombent dans leur poche, s’y accumulent, et ils seront riches, très riches à l’expiration d’un pareil engagement. Jamais exécutants ne furent à pareille fête, et ils ne peuvent regretter les résultats « relativement médiocres » de leurs tournées à travers les États-Unis d’Amérique.

« Voyons, demanda un jour Frascolin au violoncelliste, es-tu revenu de tes préventions contre Standard-Island ?

— Non, répond Sébastien Zorn.

— Et pourtant, ajoute Pinchinat, nous aurons un joli sac lorsque la campagne sera finie !

— Ce n’est pas tout d’avoir un joli sac, il faut encore être sûr de l’emporter avec soi !

— Et tu n’en es pas sûr ?…

— Non. »

À cela que répondre ? Et pourtant, il n’y avait rien à craindre pour ledit sac, puisque le produit des trimestres était envoyé en Amérique sous forme de traites, et versé dans les caisses de la Banque de New-York. Donc, le mieux est de laisser le têtu s’encroûter dans ses injustifiables défiances.

En effet, l’avenir paraît plus que jamais assuré. Il semble que les rivalités des deux sections soient entrées dans une période d’apaisement. Cyrus Bikerstaff et ses adjoints ont lieu de s’en applaudir. Le surintendant se multiplie depuis « le gros événement du bal de l’hôtel de ville ». Oui ! Walter Tankerdon a dansé avec miss Dy Coverley. Doit-on en conclure que les rapports des deux familles soient moins tendus ? Ce qui est certain, c’est que Jem Tankerdon et ses amis ne parlent plus de faire de Standard-Island une île industrielle et commerçante. Enfin, dans la haute société, on s’entretient beaucoup de l’incident du bal. Quelques esprits perspicaces y voient un rapprochement, peut-être plus qu’un rapprochement, une union qui mettra fin aux dissensions privées et publiques.

Et si ces prévisions se réalisent, un jeune homme et une jeune fille, assurément dignes l’un de l’autre, auront vu s’accomplir leur vœu le plus cher, nous croyons être en droit de l’affirmer.

Ce n’est pas douteux, Walter Tankerdon n’a pu rester insensible aux charmes de miss Dy Coverley. Cela date d’un an déjà. Étant donnée la situation, il n’a confié à personne le secret de ses sentiments. Miss Dy l’a deviné, elle l’a compris, elle a été touchée de cette discrétion. Peut-être même a-t-elle vu clair dans son propre cœur, et ce cœur est-il prêt à répondre à celui de Walter ?… Elle n’en a rien laissé paraître, d’ailleurs. Elle s’est tenue sur la réserve que lui commandent sa dignité et l’éloignement que se témoignent les deux familles.

Cependant un observateur aurait pu remarquer que Walter et miss Dy ne prennent jamais part aux discussions qui s’élèvent parfois dans l’hôtel de la Quinzième Avenue comme dans celui de la Dix-neuvième. Lorsque l’intraitable Jem Tankerdon s’abandonne à quelque fulminante diatribe contre les Coverley, son fils courbe la tête, se tait, s’éloigne. Lorsque Nat Coverley tempête contre les Tankerdon, sa fille baisse les yeux, sa jolie figure pâlit, et elle essaie de changer la conversation, sans y réussir, il est vrai. Que ces deux personnages ne se soient aperçus de rien, c’est le lot commun des pères auxquels la nature a mis un bandeau sur les yeux. Mais, — du moins Calistus Munbar l’affirme, — Mrs Coverley et Mrs Tankerdon n’en sont plus à ce degré d’aveuglement. Les mères n’ont pas des yeux pour ne point voir, et cet état d’âme de leurs enfants est un sujet de constante appréhension, puisque le seul remède possible est inapplicable. Au fond, elles sentent bien que, devant les inimitiés des deux rivaux, devant leur amour-propre constamment blessé dans des questions de préséance, aucune réconciliation, aucune union n’est admissible… Et pourtant, Walter et miss Dy s’aiment… Leurs mères n’en sont plus à le découvrir…

Plus d’une fois déjà, le jeune homme a été sollicité de faire un choix parmi les jeunes filles à marier de la section bâbordaise. Il en est de charmantes, parfaitement élevées, d’une situation de fortune presque égale à la sienne, et dont les familles seraient heureuses d’une pareille union. Son père l’y a engagé de façon très nette, sa mère aussi, bien qu’elle se soit montrée moins pressante. Walter a toujours refusé, donnant pour prétexte qu’il ne se sent aucune propension au mariage. Or, l’ancien négociant de Chicago n’entend pas de cette oreille. Quand on possède plusieurs centaines de millions en dot, ce n’est pas pour rester célibataire. Si son fils ne trouve pas une jeune fille à son goût à Standard-Island, — de son monde s’entend, — eh bien ! qu’il voyage, qu’il aille courir l’Amérique ou l’Europe !… Avec son nom, sa fortune, sans parler des agréments de sa personne, il n’aura que l’embarras du choix, — voulût-il d’une princesse de sang impérial ou royal !… Ainsi s’exprime Jem Tankerdon. Or, chaque fois que son père l’a mis au pied du mur, Walter s’est défendu de le franchir, ce mur, pour aller chercher femme à l’étranger. Et sa mère lui ayant dit une fois :

« Mon cher enfant, y a-t-il donc ici quelque jeune fille qui te plaise ?…

— Oui, ma mère, ! » a-t-il répondu.

Et, comme Mrs Tankerdon n’a pas été jusqu’à lui demander quelle était cette jeune fille, il n’a pas cru opportun de la nommer.

Que pareille situation existe dans la famille Coverley, que l’ancien banquier de la Nouvelle-Orléans désire marier sa fille à l’un des jeunes gens qui fréquentent l’hôtel dont les réceptions sont très à la mode, cela n’est pas douteux. Si aucun d’eux ne lui agrée, eh bien, son père et sa mère l’emmèneront à l’étranger… Ils visiteront la France, l’Italie, l’Angleterre… Miss Dy répond alors qu’elle préfère ne point quitter Milliard-City… Elle se trouve bien à Standard-Island… Elle ne demande qu’à y rester… M. Coverley ne laisse pas d’être assez inquiet de cette réponse, dont le véritable motif lui échappe.

D’ailleurs, Mrs Coverley n’a point posé à sa fille une question aussi directe que celle de Mrs Tankerdon à Walter, cela va de soi, et il est présumable que miss Dy n’aurait pas osé répondre avec la même franchise — même à sa mère.

Voilà où en sont les choses. Depuis qu’ils ne peuvent plus se méprendre sur la nature de leurs sentiments, si le jeune homme et la jeune fille ont quelquefois échangé un regard, ils ne se sont jamais adressé une seule parole. Se rencontrent-ils, ce n’est que dans les salons officiels, aux réceptions de Cyrus Bikerstaff, lors de quelque cérémonie à laquelle les notables milliardais ne sauraient se dispenser d’assister, ne fût-ce que pour maintenir leur rang. Or, en ces circonstances, Walter Tankerdon et miss Dy Coverley observent une complète réserve, étant sur un terrain où toute imprudence pourrait amener des conséquences fâcheuses…

Que l’on juge donc de l’effet produit après l’extraordinaire incident qui a marqué le bal du gouverneur, — incident où les esprits portés à l’exagération ont voulu voir un scandale, et dont toute la ville s’est entretenue le lendemain. Quant à la cause qui l’a provoqué, rien de plus simple. Le surintendant avait invité miss Coverley à danser… il ne s’est pas trouvé là au début du quadrille — ô le malin Munbar !… Walter Tankerdon s’est présenté à sa place et la jeune fille l’a accepté pour cavalier…

Qu’à la suite de ce fait si considérable dans les mondanités de Milliard-City, il y ait eu des explications de part et d’autre, cela est probable, cela est même certain. M. Tankerdon a dû interroger son fils et M. Coverley sa fille à ce sujet. Mais qu’a-t-elle répondu, miss Dy ?… Qu’a-t-il répondu, Walter ?… Mrs Coverley et Mrs Tankerdon sont-elles intervenues, et quel a été le résultat de cette intervention ?… Avec toute sa perspicacité de furet, toute sa finesse diplomatique, Calistus Munbar n’est pas parvenu à le savoir. Aussi, quand Frascolin l’interroge là-dessus, se contente-t-il de répondre par un clignement de son œil droit, — ce qui ne veut rien dire, puisqu’il ne sait absolument rien. L’intéressant à noter, c’est que, depuis ce jour mémorable, lorsque Walter rencontre Mrs Coverley et miss Dy à la promenade, il s’incline respectueusement, et que la jeune fille et sa mère lui rendent son salut.

À en croire le surintendant, c’est là un pas immense, « une enjambée sur l’avenir ! »

Dans la matinée du 25 novembre, a lieu un fait de mer qui n’a aucun rapport avec la situation des deux prépondérantes familles de l’île à hélice.

Au lever du jour, les vigies de l’observatoire signalent plusieurs bâtiments de haut bord, qui font route dans la direction du sud-ouest. Ces navires marchent en ligne, conservant leurs distances. Ce ne peut être que la division d’une des escadres du Pacifique.

Le commodore Simcoë prévient télégraphiquement le gouverneur, et celui-ci donne des ordres pour que les saluts soient échangés avec ces navires de guerre.

Frascolin, Yvernès, Pinchinat, se rendent à la tour de l’observatoire, désireux d’assister à cet échange de politesses internationales.

Les lunettes sont braquées sur les bâtiments, au nombre de quatre, distants de cinq à six milles. Aucun pavillon ne bat à leur corne, et on ne peut reconnaître leur nationalité.

« Rien n’indique à quelle marine ils appartiennent ? demande Frascolin à l’officier.

— Rien, répondit celui-ci, mais, à leur apparence, je croirais volontiers que ces bâtiments sont de nationalité britannique. Du reste, dans ces parages, on ne rencontre guère que des divisions d’escadres anglaises, françaises ou américaines. Quels qu’ils soient, nous serons fixés lorsqu’ils auront gagné d’un ou deux milles. »

Les navires s’approchent avec une vitesse très modérée, et, s’ils ne changent pas leur route, ils devront passer à quelques encablures de Standard-Island.

Un certain nombre de curieux se portent à la batterie de l’Éperon et suivent avec intérêt la marche de ces navires.

Une heure plus tard, les bâtiments sont à moins de deux milles, des croiseurs d’ancien modèle, gréés en trois-mâts, très supérieurs d’aspect à ces bâtiments modernes réduits à une mâture militaire. De leurs larges cheminées s’échappent des volutes de vapeur que la brise de l’ouest chasse jusqu’aux extrêmes limites de l’horizon.

Lorsqu’ils ne sont plus qu’à un mille et demi, l’officier est en mesure d’affirmer qu’ils forment la division britannique de l’Ouest-Pacifique, dont certains archipels, ceux de Tonga, de Samoa, de Cook, sont possédés par la Grande-Bretagne ou placés sous son protectorat.

L’officier se tient prêt alors à faire hisser le pavillon de Standard-Island, dont l’étamine, écussonnée d’un soleil d’or, se déploiera largement à la brise. On attend que le salut soit fait par le vaisseau amiral de la division.

Une dizaine de minutes s’écoulent.

« Si ce sont des Anglais, observe Frascolin, ils ne mettent guère d’empressement à être polis !

— Que veux-tu ? répond Pinchinat. John Bull a généralement son chapeau vissé sur la tête, et le dévissage exige une assez longue manipulation. »

L’officier hausse les épaules.

« Ce sont bien des Anglais, dit-il. Je les connais, ils ne salueront pas. »

En effet, aucun pavillon n’est hissé à la brigantine du navire de tête. La division passe, sans plus se soucier de l’île à hélice que si elle n’eût pas existé. Et d’ailleurs, de quel droit existe-t-elle ? De quel droit vient-elle encombrer ces parages du Pacifique ? Pourquoi l’Angleterre lui accorderait-elle attention, puisqu’elle n’a cessé de protester contre la fabrication de cette énorme machine qui, au risque d’occasionner des abordages, se déplace sur ces mers et coupe les routes maritimes ?…

La division s’est éloignée comme un monsieur mal élevé qui se refuse à reconnaître les gens sur les trottoirs de Regent-Street ou du Strand, et le pavillon de Standard-Island reste au pied de la hampe.

De quelle manière, dans la ville, dans les ports, on traite cette hautaine Angleterre, cette perfide Albion, cette Carthage des temps modernes, il est aisé de l’imaginer. Résolution est prise de ne jamais répondre à un salut britannique, s’il s’en fait, — ce qui est hors de toute supposition.

« Quelle différence avec notre escadre lors de son arrivée à Taïti ! s’écrie Yvernès.


WALTER S’INCLINE RESPECTUEUSEMENT.

— C’est que les Français, réplique Frascolin, sont toujours d’une politesse…

Sostenuta con expressione ! » ajoute Son Altesse, en battant la mesure d’une main gracieuse.

Dans la matinée du 29 novembre, les vigies ont connaissance des premières hauteurs de l’archipel de Cook, situé par 20° de latitude sud et 160° de longitude ouest. Appelé des noms de Mangia et d’Harvey, puis du nom de Cook qui y débarqua en 1770, il se compose des îles Mangia, Rarotonga, Watim, Mittio, Hervey, Palmerston, Hagemeister, etc. Sa population, d’origine mahorie, descendue de vingt mille à douze mille habitants, est formée de Malais polynésiens, que les missionnaires européens convertirent au christianisme. Ces insulaires, très soucieux de leur indépendance, ont toujours résisté à l’envahissement exogène. Ils se croient encore les maîtres chez eux, bien qu’ils en arrivent peu à peu à subir l’influence protectrice — on sait ce que cela veut dire — du gouvernement de l’Australie anglaise.

La première île du groupe que l’on rencontre, c’est Mangia, la plus importante et la plus peuplée, — au vrai, la capitale de l’archipel. L’itinéraire y comporte une relâche de quinze jours.

Est-ce donc en cet archipel que Pinchinat fera connaissance avec les véritables sauvages, — ces sauvages à la Robinson Crusoë qu’il avait cherchés vainement aux Marquises, aux îles de la Société et de Nouka-Hiva ? Sa curiosité de Parisien va-t-elle être satisfaite ? Verra-t-il des cannibales absolument authentiques, ayant fait leurs preuves ?…

« Mon vieux Zorn, dit-il ce jour-là à son camarade, s’il n’y a pas d’anthropophages ici, il n’y en a plus nulle part !

— Je pourrais te répondre : qu’est-ce que cela me fait ? réplique le hérisson du quatuor. Mais je te demanderai : pourquoi… nulle part ?…

— Parce qu’une île qui s’appelle « Mangia », ne peut être habitée que par des cannibales. »

Et Pinchinat n’a que le temps d’esquiver le coup de poing que mérite son abominable calembredaine.

Du reste, qu’il y ait ou non des anthropophages à Mangia, Son Altesse n’aura pas la possibilité d’entrer en communication avec eux.

En effet, lorsque Standard-Island est arrivée à un mille de Mangia, une pirogue, qui s’est détachée du port, se présente au pier de Tribord-Harbour. Elle porte le ministre anglais, simple pasteur protestant, lequel, mieux que les chefs mangiens, exerce son agaçante tyrannie sur l’archipel. Dans cette île, mesurant trente milles de circonférence, peuplée de quatre mille habitants, soigneusement cultivée, riche en plantations de taros, en champs d’arrow-root et d’ignames, c’est ce révérend qui possède les meilleures terres. À lui la plus confortable habitation d’Ouchora, capitale de l’île, au pied d’une colline hérissée d’arbres à pain, de cocotiers, de manguiers, de bouraaux, de pimentiers, sans parler d’un jardin en fleur, où s’épanouissent les coléas, les gardénias et les pivoines. Il est puissant par les mutois, ces policiers indigènes qui forment une escouade devant laquelle s’inclinent leurs Majestés mangiennes. Cette police défend de grimper aux arbres, de chasser et de pêcher les dimanches et fêtes, de se promener après neuf heures du soir, d’acheter les objets de consommation à des prix autres que ceux d’une taxe très arbitraire, le tout sous peine d’amendes payées en piastres, — la piastre valant cinq francs, — et dont le plus clair va dans la poche du peu scrupuleux pasteur.

Lorsque ce gros petit homme débarque, l’officier de port s’avance à sa rencontre, et des saluts sont échangés.

« Au nom du roi et de la reine de Mangia, dit l’Anglais, je présente les compliments de Leurs Majestés à Son Excellence le gouverneur de Standard-Island.

— Je suis chargé de les recevoir et de vous en remercier, monsieur le ministre, répond l’officier, en attendant que notre gouverneur aille en personne présenter ses hommages…

— Son Excellence sera la bien reçue, » dit le ministre dont la physionomie chafouine est véritablement pétrie d’astuce et d’avidité.

Puis, reprenant d’un ton doucereux :

« L’état sanitaire de Standard-Island ne laisse rien à désirer, je suppose ?…

— Jamais il n’a été meilleur.

— Il se pourrait, cependant, que quelques maladies épidémiques, l’influenza, le typhus, la petite vérole…

— Pas même le coryza, monsieur le ministre. Veuillez donc nous faire délivrer la patente nette, et, dès que nous serons à notre poste de relâche, les communications avec Mangia s’établiront dans des conditions régulières…

— C’est que… répondit le pasteur, non sans une certaine hésitation, si des maladies…

— Je vous répète qu’il n’y en a pas trace.

— Alors les habitants de Standard-Island ont l’intention de débarquer…

— Oui… comme ils viennent de le faire récemment dans les autres groupes de l’est.

— Très bien… très bien… répond le gros petit homme. Soyez sûr qu’ils seront accueillis à merveille, du moment qu’aucune épidémie…

— Aucune, vous dis-je.

— Qu’ils débarquent donc… en grand nombre… Les habitants les recevront de leur mieux, car les Mangiens sont hospitaliers… Seulement…

— Seulement ?…

— Leurs Majestés, d’accord avec le conseil des chefs, ont décidé qu’à Mangia comme dans les autres îles de l’archipel, les étrangers auraient à payer une taxe d’introduction…

— Une taxe ?…

— Oui… deux piastres… C’est peu de chose, vous le voyez… deux piastres pour toute personne qui mettra le pied sur l’île. »

Très évidemment le ministre est l’auteur de cette proposition, que le roi, la reine, le conseil des chefs se sont empressés d’accepter, et dont un fort tantième est réservé à Son Excellence. Comme dans les groupes de l’Est-Pacifique, il n’avait jamais été question de semblables taxes, l’officier de port ne laisse pas d’exprimer sa surprise.

« Cela est sérieux ?… demande-t-il.

— Très sérieux, affirme le ministre, et, faute du paiement de ces deux piastres, nous ne pourrions laisser personne.

— C’est bien ! » répond l’officier.

Puis, saluant Son Excellence, il se rend au bureau téléphonique, et transmet au commodore la susdite proposition.

Ethel Simcoë se met en communication avec le gouverneur. Convient-il que l’île à hélice s’arrête devant Mangia, les prétentions des autorités mangiennes étant aussi formelles qu’injustifiées ?

La réponse ne se fait pas attendre. Après en avoir conféré avec ses adjoints, Cyrus Bikerstaff refuse de se soumettre à ces taxes vexatoires. Standard-Island ne relâchera ni devant Mangia ni devant aucune autre des îles de l’archipel. Le cupide pasteur en sera pour sa proposition, et les Milliardais iront, dans les parages voisins, visiter des indigènes moins rapaces et moins exigeants.

Ordre est donc envoyé aux mécaniciens de lâcher la bride à leurs millions de chevaux-vapeur, et voilà comment Pinchinat fut privé du plaisir de serrer la main à d’honorables anthropophages, — s’il y en avait. Mais, qu’il se console ! on ne se mange plus entre soi aux îles de Cook, — à regret peut-être !

Standard-Island prend direction à travers le large bras qui se prolonge jusqu’à l’agglomération des quatre îles, dont le chapelet se déroule au nord. Nombre de pirogues se montrent, les unes assez finement construites et gréées, les autres simplement creusées dans un tronc d’arbre, mais montées par de hardis pêcheurs, qui s’aventurent à la poursuite des baleines, si nombreuses en ces mers.

Ces îles sont très verdoyantes, très fertiles, et l’on comprend que l’Angleterre leur ait imposé son protectorat, en attendant qu’elle les range parmi ses propriétés du Pacifique. En vue de Mangia, on a pu apercevoir ses côtes rocheuses, bordées d’un bracelet de corail, ses maisons éblouissantes de blancheur, crépies d’une chaux vive qui est extraite des formations coralligènes, ses collines tapissées de la sombre verdure des essences tropicales, et dont l’altitude ne dépasse pas deux cents mètres.

Le lendemain, le commodore Simcoë a connaissance de Rarotonga, par ses hauteurs boisées jusqu’à leurs sommets. Vers le centre, pointe à quinze cents mètres un volcan, dont la cime émerge d’une frondaison d’épaisses futaies. Entre ces massifs se détache un édifice tout blanc, à fenêtres gothiques. C’est le temple protestant, bâti au milieu de larges forêts de mapés, qui descendent jusqu’au rivage. Les arbres, de grande taille, à puissante ramure, au tronc capricieux, sont déjetés, bossues, contournés comme les vieux pommiers de la Normandie ou les vieux oliviers de la Provence.

Peut-être, le révérend qui dirige les consciences rarotongiennes, de compte à demi avec le directeur de la Société allemande océanienne, entre les mains de laquelle se concentre tout le commerce de l’île, n’a-t-il pas établi des taxes d’étrangers, à l’exemple de son collègue de Mangia ? Peut-être les Milliardais pourraient-ils, sans bourse délier, aller présenter leurs hommages aux deux reines qui s’y disputent la souveraineté, l’une au village d’Arognani, l’autre au village d’Avarua ? Mais Cyrus Bikerstaff ne juge pas à propos d’atterrir sur cette île, et il est approuvé par le conseil des notables, habitués à être accueillis comme des rois en voyage. En somme, perte sèche pour ces indigènes, dominés par de maladroits anglicans, car les nababs de Standard-Island ont la poche bien garnie et la piastre facile.

À la fin du jour, on ne voit plus que le pic du volcan se dressant comme un style à l’horizon. Des myriades d’oiseaux de mer se sont embarqués sans permission et voltigent au-dessus de Standard-Island ; mais, la nuit venue, ils s’enfuient à tire-d’aile, regagnant les îlots incessamment battus de la houle au nord de l’archipel.

Alors il se tient une réunion présidée par le gouverneur, et dans laquelle est proposée une modification à l’itinéraire. Standard-Island traverse des parages où l’influence anglaise est prédominante. Continuer à naviguer vers l’ouest, sur le vingtième parallèle, ainsi que cela avait été décidé, c’est faire route sur les îles Tonga, sur les îles Fidji. Or, ce qui s’est passé aux îles de Cook n’a rien de très encourageant. Ne convient-il pas plutôt de rallier la Nouvelle-Calédonie, l’archipel de Loyalty, ces possessions où le Joyau du Pacifique sera reçu avec toute l’urbanité française ? Puis, après le solstice de décembre, on reviendrait franchement vers les zones équatoriales. Il est vrai, ce serait s’écarter de ces Nouvelles-Hébrides, où l’on doit rapatrier les naufragés du ketch et leur capitaine…

Pendant cette délibération à propos d’un nouvel itinéraire, les Malais se sont montrés en proie à une inquiétude très explicable, puisque, si la modification est adoptée, leur rapatriement sera plus difficile. Le capitaine Sarol ne peut cacher son désappointement, disons même sa colère, et quelqu’un qui l’eût entendu parler à ses hommes aurait sans doute trouvé son irritation plus que suspecte.

« Les voyez-vous, répétait-il, nous déposer aux Loyalty… ou à la Nouvelle-Calédonie !… Et nos amis qui nous attendent à Erromango !… Et notre plan si bien préparé aux Nouvelles-Hébrides !… Est-ce que ce coup de fortune va nous échapper ?… »

Par bonheur pour ces Malais, — par malheur pour Standard-Island, — le projet de changer l’itinéraire n’est pas admis. Les notables de Milliard-City n’aiment point qu’il soit apporté des modifications à leurs habitudes. La campagne sera poursuivie, telle que l’indique le programme arrêté au départ de la baie Madeleine. Seulement, afin de remplacer la relâche de quinze jours qui devait être faite aux îles de Cook, on décide de se diriger vers l’archipel des Samoa, en remontant au nord-ouest, avant de rallier le groupe des îles Tonga.

Et, lorsque cette décision est connue, les Malais ne peuvent dissimuler leur satisfaction…

Après tout, quoi de plus naturel, et ne doivent-ils pas se réjouir de ce que le conseil des notables n’ait pas renoncé à son projet de les rapatrier aux Nouvelles-Hébrides ?