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L’Île à hélice/Première Partie/Chapitre XIV

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J. Hetzel (p. 198-216).

XIV

DE FÊTES EN FÊTES.


L’île de Taïti est destinée à devenir un lieu de relâche pour Standard-Island. Chaque année, avant de poursuivre sa route vers le tropique du Capricorne, ses habitants séjourneront dans les parages de Papeeté. Reçus avec sympathie par les autorités françaises comme par les indigènes, ils s’en montrent reconnaissants en ouvrant largement leurs portes ou plutôt leurs ports. Militaires et civils de Papeeté affluent donc, parcourant la campagne, le parc, les avenues, et jamais aucun incident ne viendra, sans doute, altérer ces excellentes relations. Au départ, il est vrai, la police du gouverneur doit s’assurer que la population ne s’est point frauduleusement accrue par l’intrusion de quelques Taïtiens non autorisés à élire domicile sur son domaine flottant.

Il suit de là que, par réciprocité, toute latitude est donnée aux Milliardais de visiter les îles du groupe, lorsque le commodore Simcoë fera escale à l’une ou à l’autre.

En vue de cette relâche, quelques riches familles ont eu la pensée de louer des villas aux environs de Papeeté et les ont retenues d’avance par dépêche. Elles comptent s’y installer comme des Parisiens s’installent dans le voisinage de Paris, avec leurs domestiques et leurs attelages, afin d’y vivre de la vie des grands propriétaires, en touristes, en excursionnistes, en chasseurs même, pour peu qu’elles aient le goût de la chasse. Bref, on fera de la villégiature, sans avoir rien à craindre de ce climat salubre dont la température varie de quatorze à trente degrés entre avril et décembre, les autres mois de l’année constituant l’hiver de l’hémisphère méridional.

Au nombre des notables qui abandonnent leurs hôtels pour les confortables habitations de la campagne taïtienne, il faut citer les Tankerdon et les Coverley. M. et Mrs Tankerdon, leurs fils et leurs filles se transportent dès le lendemain dans un chalet pittoresque, situé sur les hauteurs de la pointe de Tatao. M. et Mrs Coverley, miss Diana et ses sœurs remplacent également leur palais de la Quinzième Avenue par une délicieuse villa, perdue sous les grands arbres de la pointe Vénus. Il existe entre ces habitations une distance de plusieurs milles, que Walter Tankerdon estime peut-être un peu longue. Mais il n’est pas en son pouvoir de rapprocher ces deux pointes du littoral taïtien. Du reste, des routes carrossables, convenablement entretenues les mettent en communication directe avec Papeeté.

Frascolin fait remarquer à Calistus Munbar que, puisqu’elles sont parties, les deux familles ne pourront assister à la visite du commandant-commissaire au gouverneur.

« Eh ! tout est pour le mieux ! répond le surintendant, dont l’œil s’allume de finesse diplomatique. Cela évitera les conflits d’amour-propre. Si le représentant de la France venait d’abord chez les Coverley, que diraient les Tankerdon, et si c’était chez les Tankerdon, que diraient les Coverley ? Cyrus Bikerstaff ne peut que s’applaudir de ce double départ.

— N’y a-t-il donc pas lieu d’espérer que la rivalité de ces familles prendra fin ?… demande Frascolin.

— Qui sait ? répond Calistus Munbar. Cela ne tient peut-être qu’à l’aimable Walter et à la charmante Diana…

— Il ne semble pas, cependant, que jusqu’ici cet héritier et cette héritière… observe Yvernès.

— Bon !… bon !… réplique le surintendant, il suffit d’une occasion, et, si le hasard ne la fait pas naître, nous nous chargerons de remplacer le hasard… pour le profit de notre île bien aimée ! »

Et Calistus Munbar exécute sur ses talons une pirouette qu’eût applaudie Athanase Dorémus, et que n’aurait pas désavouée un marquis du grand siècle.

Dans l’après-midi du 20 octobre, le commandant-commissaire, l’ordonnateur, le secrétaire général, les principaux fonctionnaires du protectorat débarquent au quai de Tribord-Harbour. Ils sont reçus par le gouverneur avec les honneurs dus à leur rang. Des détonations éclatent aux batteries de l’Éperon et de la Poupe. Des cars, pavoisés aux couleurs françaises et milliardaises, conduisent le cortège à la capitale, où les salons de réception de l’hôtel de ville sont préparés pour cette entrevue. Sur le parcours, accueil flatteur de la population, et, devant le perron du palais municipal, échange de
DEVANT LE PERRON DU PALAIS MUNICIPAL, ÉCHANGE DE QUELQUES DISCOURS.
quelques discours officiels qui se tiennent dans une durée acceptable.

Puis, visite au temple, à la cathédrale, à l’observatoire, aux deux fabriques d’énergie électrique, aux deux ports, au parc, et enfin promenade circulaire sur les trams qui desservent le littoral. Un lunch est servi au retour dans la grande salle du casino. Il est six heures, lorsque le commandant-commissaire et sa suite se rembarquent pour Papeeté aux tonnerres de l’artillerie de Standard-Island, emportant un excellent souvenir de cette réception.

Le lendemain matin, 21 octobre, les quatre Parisiens se font débarquer à Papeeté. Ils n’ont invité personne à les accompagner, pas même le professeur de maintien, dont les jambes ne suffiraient plus à d’aussi longues pérégrinations. Ils sont libres comme l’air, — des écoliers en vacances, heureux de fouler sous leurs pieds un vrai sol de roches et de terre végétale.

En premier lieu, il s’agit de visiter Papeeté. La capitale de l’archipel est incontestablement une jolie ville. Le quatuor prend un réel plaisir à muser, à baguenauder sous les beaux arbres qui ombragent les maisons de la plage, les magasins de la marine, la manutention, et les principaux établissements de commerce établis au fond du port. Puis, remontant une des rues qui s’amorce au quai où fonctionne un railway de système américain, nos artistes s’aventurent à l’intérieur de la cité.

Là, les rues sont larges, aussi bien tracées au cordeau et à l’équerre que les avenues de Milliard-City, entre des jardins en pleine verdure et pleine fraîcheur. Même, à cette heure matinale, incessant va-et-vient des Européens et des indigènes, — et cette animation qui sera plus grande après huit heures du soir, se prolongera toute la nuit. Vous comprenez bien que les nuits des tropiques, et spécialement les nuits taïtiennes, ne sont pas faites pour qu’on les passe dans un lit, bien que les lits de Papeeté se composent d’un treillis en cordes filées avec la bourre de coco, d’une paillasse en feuilles de bananier, d’un matelas en houppes de fromager, sans parler des moustiquaires qui défendent le dormeur contre l’agaçante attaque des moustiques.

Quant aux maisons, il est facile de distinguer celles qui sont européennes de celles qui sont taïtiennes. Les premières, construites presque toutes en bois, surélevées de quelques pieds sur des blocs de maçonnerie, ne laissent rien à désirer en confort. Les secondes, assez rares dans la ville, semées avec fantaisie sous les ombrages, sont formées de bambous jointifs et tapissées de nattes, ce qui les rend propres, aérées et agréables.

Mais les indigènes ?…

« Les indigènes ?… dit Frascolin à ses camarades. Pas plus ici qu’aux Sandwich, nous ne retrouverons ces braves sauvages, qui, avant la conquête, dînaient volontiers d’une côtelette humaine et réservaient à leur souverain les yeux d’un guerrier vaincu, rôti suivant la recette de la cuisine taïtienne !

— Ah çà ! il n’y a donc plus de cannibales en Océanie ! s’écrie Pinchinat. Comment, nous aurons fait des milliers de milles sans en rencontrer un seul !

— Patience ! répond le violoncelliste, en battant l’air de sa main droite comme le Rodin des Mystères de Paris, patience ! Nous en trouverons peut-être plus qu’il n’en faudra pour satisfaire ta sotte curiosité ! »

Il ne savait pas si bien dire !

Les Taïtiens sont d’origine malaise, très probablement, et de cette race qu’ils désignent sous le nom de Maori. Raiatea, l’île Sainte, aurait été le berceau de leurs rois, — un berceau charmant que baignent les eaux limpides du Pacifique dans le groupe des îles Sous-le-Vent.

Avant l’arrivée des missionnaires, la société taïtienne comprenait trois classes : celle des princes, personnages privilégiés, auxquels on reconnaissait le don de faire des miracles ; les chefs ou propriétaires du sol, assez peu considérés, et asservis par les princes ; puis, le menu peuple, ne possédant rien foncièrement, ou, quand il possédait, n’ayant jamais au delà de l’usufruit de sa terre.

Tout cela s’est modifié depuis la conquête, et même avant, sous l’influence des missionnaires anglicans et catholiques. Mais ce qui n’a pas changé, c’est l’intelligence de ces indigènes, leur parole vive, leur esprit enjoué, leur courage à toute épreuve, la beauté de leur type. Les Parisiens ne furent point sans l’admirer dans la ville comme dans la campagne.

« Tudieu, les beaux garçons ! disait l’un.

— Et quelles belles filles ! » disait l’autre.

Oui ! des hommes d’une taille au-dessus de la moyenne, le teint cuivré, comme imprégné par l’ardeur du sang, des formes admirables, telles que les a conservées la statuaire antique, une physionomie douce et avenante. Ils sont vraiment superbes, les Maoris, avec leurs grands yeux vifs, leurs lèvres un peu fortes, finement dessinées. Maintenant le tatouage de guerre tend à disparaître avec les occasions qui le nécessitaient autrefois.

Sans doute, les plus riches de l’île s’habillent à l’européenne, et ils ont encore bon air avec la chemise échancrée, le veston en étoffe rose pâle, le pantalon qui retombe sur la bottine. Mais ceux-là ne sont pas pour attirer l’attention du quatuor. Non ! Au pantalon de coupe moderne, nos touristes préfèrent le paréo dont la cotonnade coloriée et bariolée se drape depuis la ceinture jusqu’à la cheville, et, au lieu du chapeau de haute forme et même du panama, cette coiffure commune aux deux sexes, le hei, qui se compose de feuillage et de fleurs.

Quant aux femmes, ce sont encore les poétiques et gracieuses otaïtiennes de Bougainville, soit que les pétales blancs du tiare, sorte de gardénia, se mêlent aux nattes noires déroulées sur leurs épaules, soit que leur tête se coiffe de ce léger chapeau fait avec l’épiderme d’un bourgeon de cocotier, et « dont le nom suave de revareva semble venir d’un rêve, » déclame Yvernès. Ajoutez au charme de ce costume, dont les couleurs, comme celles d’un kaléidoscope, se modifient au moindre mouvement, la grâce de la démarche, la nonchalance des attitudes, la douceur du sourire, la pénétration du regard, l’harmonieuse sonorité de la voix, et l’on comprendra pourquoi, dès que l’un répète :

« Tudieu, les beaux garçons ! » les autres répondent en chœur « Et quelles belles filles ! »

Lorsque le Créateur a façonné de si merveilleux types, aurait-il été possible qu’il n’eût pas songé à leur donner un cadre digne d’eux ? Et qu’eût-il pu imaginer de plus délicieux que ces paysages taïtiens, dont la végétation est si intense sous l’influence des eaux courantes et de l’abondante rosée des nuits ?

Pendant leurs excursions à travers l’île et les districts voisins de Papeeté, les Parisiens ne cessent d’admirer ce monde de merveilles végétales. Laissant les bords de la mer, plus favorables à la culture, où les forêts sont remplacées par des plantations de citronniers, d’orangers, d’arrow-root, de cannes à sucre, de caféiers, de cotonniers, par des champs d’ignames, de manioc, d’indigo, de sorgho, de tabac, ils s’aventurent sous ces épais massifs de l’intérieur, à la base des montagnes, dont les cimes pointent au-dessus du dôme des frondaisons. Partout d’élégants cocotiers d’une venue magnifique, des miros ou bois de rose, des casuarinas ou bois de fer, des tiairi ou bancouliers, des puraus, des tamanas, des ahis ou santals, des goyaviers, des manguiers, des taccas, dont les racines sont comestibles, et aussi le superbe taro, ce précieux arbre à pain, haut de tronc, lisse et blanc, avec ses larges feuilles d’un vert foncé, entre lesquelles se groupent de gros fruits à l’écorce comme ciselée, et dont la pulpe blanche forme la principale nourriture des indigènes.

L’arbre le plus commun avec le cocotier, c’est le goyavier, qui pousse jusqu’au sommet des montagnes ou peu s’en faut, et dont le nom est tuava en langue taïtienne. Il se masse en épaisses forêts, tandis que les puraus forment de sombres fourrés dont on sort à grand’peine, lorsqu’on a l’imprudence de s’engager au milieu de leurs inextricables fouillis.

Du reste, point d’animaux dangereux. Le seul quadrupède indigène est une sorte de porc, d’une espèce moyenne entre le cochon et le sanglier. Quant aux chevaux et aux bœufs, ils ont été importés dans l’île, où prospèrent aussi les brebis et les chèvres. La faune est donc beaucoup moins riche que la flore, même sous le rapport des oiseaux. Des colombes et des salanganes comme aux Sandwich. Pas de reptiles, sauf le cent-pieds et le scorpion. En fait d’insectes, des guêpes et des moustiques.

Les productions de Taïti se réduisent au colon, à la canne à sucre, dont la culture s’est largement développée au détriment du tabac et du café, puis à l’huile de coco, à l’arrow-root, aux oranges, à la nacre et aux perles.

Cependant, cela suffit pour alimenter un commerce important avec l’Amérique, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, avec la Chine en Asie, avec la France et l’Angleterre en Europe, soit une valeur de trois millions deux cent mille francs à l’importation, contrebalancée par quatre millions et demi à l’exportation.

Les excursions du quatuor se sont étendues jusqu’à la presqu’île de Tabaratu. Une visite rendue au fort Phaéton le met en rapport avec un détachement de soldats de marine, enchantés de recevoir des compatriotes.

Dans une auberge du port, tenue par un colon, Frascolin fait convenablement les choses. Aux indigènes des environs, au mutoï du district, on sert des vins français dont le digne aubergiste consent à se défaire à bon prix. En revanche, les gens de l’endroit offrent à leurs hôtes les productions du pays, des régimes venant de cette espèce de bananier, nommé feï, de belle couleur jaune, des ignames apprêtés de façon succulente, du maïore qui est le fruit de l’arbre à pain cuit à l’étouffée dans un trou empli de cailloux brûlants, et enfin une certaine confiture, à saveur aigrelette, provenant de la noix râpée du cocotier, et qui, sous le nom de taïero, se conserve dans des tiges de bambou.

Ce luncheon est très gai. Les convives fumèrent plusieurs centaines de ces cigarettes faites d’une feuille de tabac séchée au feu enroulée d’une feuille de pandanus. Seulement, au lieu d’imiter les Taïtiens et les Taïtiennes qui se les passaient de bouche en bouche, après en avoir tiré quelques bouffées, les Français se contentèrent de les fumer à la française. Et lorsque le mutoï lui offrit la sienne, Pinchinat le remercia d’un « mea maitaï », c’est-à-dire d’un très bien ! dont l’intonation cocasse mit en belle humeur toute l’assistance.

Au cours de ces excursions, il va sans dire que les excursionnistes ne pouvaient songer à rentrer chaque soir à Papeeté ou à Standard-Island. Partout, d’ailleurs, dans les villages, dans les habitations éparses, chez les colons, chez les indigènes, ils sont reçus avec autant de sympathie que de confort.

Pour occuper la journée du 7 novembre, ils ont formé le projet de visiter la pointe Vénus, excursion à laquelle ne saurait se soustraire un touriste digne de ce nom.

On part dès le petit jour, d’un pied léger. On traverse sur un pont la jolie rivière de Fantahua. On remonte la vallée jusqu’à cette retentissante cascade, double de celle du Niagara en hauteur, mais infiniment moins large, qui tombe de soixante-quinze mètres avec un tumulte superbe. On arrive ainsi, en suivant la route accrochée au flanc de la colline Taharahi, sur le bord de la mer, à ce morne auquel Cook donna le nom de cap de l’Arbre, — nom justifié à cette époque par la présence d’un arbre isolé, actuellement mort de vieillesse. Une avenue, plantée de magnifiques essences, conduit, à partir du village de Taharahi, au phare qui se dresse à l’extrême pointe de l’île.

C’est en cet endroit, à mi-côte d’une colline verdoyante, que la famille Coverley a fixé sa résidence. Il n’y a donc aucun motif sérieux pour que Walter Tankerdon dont la villa s’élève loin, bien loin, au delà de Papeeté, pousse ses promenades du côté de la Pointe Vénus. Les Parisiens l’aperçoivent, cependant. Le jeune homme s’est transporté à cheval, aux environs du cottage Coverley. Il échange un salut avec les touristes français, et leur demande s’ils comptent regagner Papeeté le soir même.

« Non, monsieur Tankerdon, répond Frascolin. Nous avons reçu une invitation de mistress Coverley, et il est probable que nous passerons la soirée à la villa.

— Alors, messieurs, je vous dis au revoir, » réplique Walter Tankerdon.

Et il semble que la physionomie du jeune homme s’est obscurcie, bien qu’aucun nuage n’ait voilé en cet instant le soleil.

Puis, il pique des deux, et s’éloigne au petit trot, après avoir jeté un dernier regard sur la villa toute blanche entre les arbres. Mais aussi, pourquoi l’ancien négociant a-t-il reparu sous le richissime Tankerdon, et risque-t-il de semer la dissension dans cette Standard-Island qui n’a point été créée pour le souci des affaires !

« Eh ! dit Pinchinat, peut-être aurait-il voulu nous accompagner, ce charmant cavalier ?…

— Oui, ajoute Frascolin, et il est évident que notre ami Munbar pourrait bien avoir raison ! Il s’en va tout malheureux de n’avoir pu rencontrer miss Dy Coverley…

— Ce qui prouve que le milliard ne fait pas le bonheur ? » réplique ce grand philosophe d’Yvernès.

Pendant l’après-midi et la soirée, heures délicieuses passées au cottage avec les Coverley. Le quatuor retrouve dans la villa le même accueil qu’à l’hôtel de la Quinzième Avenue. Sympathique réunion, à laquelle l’art se mêle fort agréablement. On fait d’excellente musique, au piano s’entend. Mrs Coverley déchiffre quelques partitions nouvelles. Miss Dy chante en véritable artiste, et Yvernès, qui est doué d’une jolie voix, mêle son ténor au soprano de la jeune fille.

On ne sait trop pourquoi, — peut-être l’a-t-il fait à dessein, — Pinchinat glisse dans la conversation que ses camarades et lui ont aperçu Walter Tankerdon qui se promenait aux environs de la villa. Est-ce très adroit de sa part, et n’eût-il pas mieux valu se taire ?…
Pinchinat le remercia.
Non, et si le surintendant eût été là, il n’aurait pu qu’approuver Son Altesse. Un léger sourire, presque imperceptible, s’est ébauché sur les lèvres de miss Dy, ses jolis yeux ont brillé d’un vif éclat, et lorsqu’elle s’est remise à chanter, il semble que sa voix est devenue plus pénétrante.

Mrs Coverley la regarde un instant, se contentant de dire, tandis que M. Coverley fronce le sourcil :


« Je vous dis au revoir ! »

« Tu n’es pas fatiguée, mon enfant ?…

— Non, ma mère.

— Et vous, monsieur Yvernès ?…

— Pas le moins du monde, madame. Avant ma naissance, j’ai dû être enfant de chœur dans une des chapelles du Paradis ! »

La soirée s’achève, et il est près de minuit, lorsque M. Coverley juge l’heure venue de prendre quelque repos.

Le lendemain, enchanté de cette si simple et si cordiale réception, le quatuor redescend le chemin vers Papeeté.

La relâche à Taïti ne doit plus durer qu’une semaine. Suivant son itinéraire réglé d’avance, Standard-Island se remettra en route au sud-ouest. Et, sans doute, rien n’eût signalé cette dernière semaine pendant laquelle les quatre touristes ont complété leurs excursions, si un très heureux incident ne se fût produit à la date du 11 novembre.

La division de l’escadre française du Pacifique vient d’être signalée dans la matinée par le sémaphore de la colline qui s’élève en arrière de Papeeté.

À onze heures, un croiseur de première classe, le Paris, escorté de deux croiseurs de deuxième classe et d’une mouche, mouille sur rade.

Les saluts réglementaires sont échangés de part et d’autre, et le contre-amiral, dont le guidon flotte sur le Paris, descend à terre avec ses officiers.

Après les coups de canon officiels, auxquels les batteries de l’Éperon et de la Poupe joignent leurs tonnerres sympathiques, le contre-amiral et le commandant-commissaire des îles de la Société s’empressent de se rendre successivement visite.

C’est une bonne fortune pour les navires de la division, leurs officiers, leurs équipages, d’être arrivés sur la rade de Taïti, pendant que Standard-Island y séjourne encore. Nouvelles occasions de réceptions et de fêtes. Le Joyau du Pacifique est ouvert aux marins français, qui s’empressent d’en venir admirer les merveilles. Pendant quarante-huit heures, les uniformes de notre marine se mêlent aux costumes milliardais.

Cyrus Bikerstaff fait les honneurs de l’observatoire, le surintendant fait les honneurs du casino et autres établissements sous sa dépendance.

C’est dans ces circonstances qu’il est venu une idée à cet étonnant Calistus Munbar, une idée géniale dont la réalisation doit laisser d’inoubliables souvenirs. Et cette idée, il la communique au gouverneur, et le gouverneur l’adopte, sur avis du conseil des notables.

Oui ! Une grande fête est décidée pour le 15 novembre. Son programme comprendra un dîner d’apparat et un bal donnés dans les salons de l’hôtel de ville. À cette époque les Milliardais en villégiature seront rentrés, puisque le départ doit s’effectuer deux jours après.

Les hauts personnages des deux sections ne manqueront donc point à ce festival en l’honneur de la reine Pomaré VI, des Taïtiens européens ou indigènes et de l’escadre française.

Calistus Munbar est chargé d’organiser cette fête, et l’on peut s’en rapporter à son imagination comme à son zèle. Le quatuor se met à sa disposition, et il est convenu qu’un concert figurera parmi les plus attractifs numéros du programme.

Quant aux invitations, c’est au gouverneur qu’incombe la mission de les répartir.

En premier lieu, Cyrus Bikerstaff va en personne prier la reine Pomaré, les princes et les princesses de sa cour d’assister à cette fête, et la reine daigne répondre par une acceptation. Mêmes remerciements de la part du commandant-commissaire et des hauts fonctionnaires français, du contre-amiral et de ses officiers, qui se montrent très sensibles à cette gracieuseté.

En somme, mille invitations sont lancées. Bien entendu, les mille invités ne doivent pas s’asseoir à la table municipale. Non ! une centaine seulement : les personnes royales, les officiers de la division, les autorités du protectorat, les premiers fonctionnaires, le conseil des notables et le haut clergé de Standard-Island. Mais il y aura, dans le parc, banquets, jeux, feux d’artifice, — de quoi satisfaire la population.

Le roi et la reine de Malécarlie n’ont point été oubliés, cela va sans dire. Mais Leurs Majestés, ennemies de tout apparat, vivant à l’écart dans leur modeste habitation de la Trente-deuxième Avenue, remercièrent le gouverneur d’une invitation qu’ils regrettaient de ne pouvoir accepter.

« Pauvres souverains ! » dit Yvernès.

Le grand jour arrivé, l’île se pavoise des couleurs françaises et taïtiennes, mêlées aux couleurs milliardaises.

La reine Pomaré et sa cour, en costumes de gala, sont reçues à Tribord-Harbour aux détonations de la double batterie de l’île. À ces détonations répondent les canons de Papeeté et les canons de la division navale.

Vers six heures du soir, après une promenade à travers le parc, tout ce beau monde a gagné le palais municipal superbement décoré.

Quel coup d’œil offre l’escalier monumental dont chaque marche n’a pas coûté moins de dix mille francs, comme celui de l’hôtel Vanderbilt à New-York ! Et dans la splendide salle à manger, les convives vont s’asseoir aux tables du festin.

Le code des préséances a été observé par le gouverneur avec un tact parfait. Il n’y aura pas matière à conflit entre les grandes familles rivales des deux sections. Chacun est heureux de la place qui lui est attribuée, — entre autres miss Dy Coverley, qui se trouve en face de Walter Tankerdon. Cela suffit au jeune homme et à la jeune fille, et mieux valait ne pas les rapprocher davantage.

Il n’est pas besoin de dire que les artistes français n’ont point à se plaindre. On leur a donné, en les mettant à la table d’honneur, une nouvelle preuve d’estime et de sympathie pour leur talent et leurs personnes.

Quant au menu de ce mémorable repas, étudié, médité, composé par le surintendant, il prouve que, même au point de vue des ressources culinaires, Milliard-City n’a rien à envier à la vieille Europe.

Qu’on en juge, d’après ce menu, imprimé en or sur vélin par les soins de Calistus Munbar.

Le potage à la d’Orléans,
La crème comtesse,
Le turbot à la Mornay,
Le filet de bœuf à la Napolitaine,
Les quenelles de volaille à la Viennoise,
Les mousses de foie gras à la Trévise.
Sorbets.
Les cailles rôties sur canapé,
La salade provençale,
Les petits pois à l’anglaise,
Bombe, macédoine, fruits,
Gâteaux variés,
Grissins au parmesan.
Vins :
Château d’Yquem. — Château-Margaux.
Chambertin. — Champagne.
Liqueurs variées

À la table de la reine d’Angleterre, de l’empereur de Russie, de l’empereur allemand ou du président de la République française, a-t-on jamais trouvé des combinaisons supérieures pour un menu officiel, et eussent-ils pu mieux faire les chefs de cuisine les plus en vogue des deux continents ?

À neuf heures, les invités se rendent dans les salons du casino pour le concert. Le programme comporte quatre morceaux de choix, — quatre, pas davantage :

Cinquième quatuor en la majeur : Op. 18 de Beethoven ;

Deuxième quatuor en ré mineur : Op. 10 de Mozart ;

Deuxième quatuor en ré majeur : Op. 64 (deuxième partie) d’Haydn ;

Douzième quatuor en mi bémol d’Onslow.

Ce concert est un nouveau triomphe pour les exécutants parisiens, si heureusement embarqués, — quoi qu’en pût penser le récalcitrant violoncelliste, — à bord de Standard-Island !

Entre temps, Européens et étrangers prennent part aux divers jeux installés dans le parc. Des bals champêtres s’organisent sur les pelouses, et, pourquoi ne pas l’avouer, on danse au son des accordéons qui sont des instruments très en vogue chez les naturels des îles de la Société. Or, les marins français ont un faible pour cet appareil pneumatique, et comme les permissionnaires du Paris et autres navires de la division ont débarqué en grand nombre, les orchestres se trouvent au complet et les accordéons font rage. Les voix s’en mêlent aussi, et les chansons de bord répondent aux himerre, qui sont les airs populaires et favoris des populations océaniennes.

Au reste, les indigènes de Taïti, hommes et femmes, ont un goût prononcé pour le chant et pour la danse, où ils excellent. Ce soir-là, à plusieurs reprises, ils exécutent les figures de la répauipa, qui peut être considérée comme une danse nationale, et dont la mesure est marquée par le battement du tambour. Puis les chorégraphes de toute origine, indigènes ou étrangers, s’en donnent à cœur joie, grâce à l’excitation des rafraîchissements de toutes sortes offerts par la municipalité.

En même temps, des bals, d’une ordonnance et d’une composition plus sélect, réunissent, sous la direction d’Athanase Dorémus, les familles dans les salons de l’hôtel de ville. Les dames milliardaises et taïtiennes ont fait assaut de toilettes. On ne s’étonnera pas que les premières, clientes fidèles des couturiers parisiens, éclipsent sans peine, même les plus élégantes européennes de la colonie. Les diamants ruissellent sur leurs têtes, sur leurs épaules, à leur poitrine, et c’est entre elles seules que la lutte peut présenter quelque intérêt. Mais qui eût osé se prononcer pour Mrs Coverley ou Mrs Tankerdon, éblouissantes toutes les deux ? Ce n’est certes pas Cyrus Bikerstaff, toujours si soucieux de maintenir un parfait équilibre entre les deux sections de l’île.

Dans le quadrille d’honneur ont figuré la souveraine de Taïti et son auguste époux, Cyrus Bikerstaff et Mrs Coverley, le contre-amiral et Mrs Tankerdon, le commodore Simcoë et la première dame d’honneur de la reine. En même temps, d’autres quadrilles sont formés, où les couples se mélangent, en ne consultant que leur goût ou leurs sympathies. Tout cet ensemble est charmant. Et, pourtant, Sébastien Zorn se tient à l’écart, dans une attitude sinon de protestation, du moins de dédain, comme les deux Romains grognons du fameux tableau de la Décadence. Mais Yvernès, Pinchinat, Frascolin, valsent, polkent, mazurkent avec les plus jolies Taïtiennes et les plus délicieuses jeunes filles de Standard-Island. Et qui sait si, ce soir-là, bien des mariages ne furent pas décidés fin de bal, — ce qui occasionnerait sans doute un supplément de travail aux employés de l’état civil ?…

D’ailleurs, quelle n’a pas été la surprise générale, lorsque le hasard a donné Walter Tankerdon pour cavalier à miss Coverley dans un quadrille ? Est-ce le hasard, et ce fin diplomate de surintendant ne l’a-t-il pas aidé par quelque combinaison savante ? Dans tous les cas, c’est là l’événement du jour, gros peut-être de conséquences, s’il marque un premier pas vers la réconciliation des deux puissantes familles.

Après le feu d’artifice qui est tiré sur la grande pelouse, les danses reprennent dans le parc, à l’hôtel de ville, et se prolongent jusqu’au jour.

Telle est cette mémorable fête, dont le souvenir se perpétuera à travers la longue et heureuse série d’âges que l’avenir — il faut l’espérer, — réserve à Standard-Island.

Le surlendemain, la relâche étant terminée, le commodore Simcoë transmet dès l’aube ses ordres d’appareillage. Des détonations d’artillerie saluent le départ de l’île à hélice, comme elles ont salué son arrivée, et elle rend les saluts coups pour coups à Taïti et à la division navale.

La direction est nord-ouest, de manière à passer en revue les autres îles de l’archipel, le groupe Sous-le-Vent après le groupe du Vent.

On longe ainsi les pittoresques contours de Moorea, hérissée de pics superbes, dont la pointe centrale est percée à jour, Raiatea, l’île Sainte, qui fut le berceau de la royauté indigène, Bora-Bora, dominée par une montagne de mille mètres, puis les îlots Motu-Iti, Mapéta, Tubuai, Manu, anneaux de la chaîne taïtienne tendue à travers ces parages.

Le 19 novembre, à l’heure où le soleil décline à l’horizon, disparaissent les derniers sommets de l’archipel.

Standard-Island met alors le cap au sud-ouest, — orientation que les appareils télégraphiques indiquent sur les cartes disposées aux vitrines du casino.

Et qui observerait, en ce moment, le capitaine Sarol, serait frappé du feu sombre de ses regards, de la farouche expression de sa physionomie, lorsque, d’une main menaçante, il montre à ses Malais la route des Nouvelles-Hébrides, situées à douze cents lieues dans l’ouest !


fin de la première partie.