L’Île au trésor (trad. Laurie)/Chapitre 13

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Traduction par André Laurie.
Hetzel (p. 68-71).


XIII

COMMENT JE DÉBARQUAI.


Au jour, quand je montai sur le pont, l’aspect de l’île n’était déjà plus celui de la veille. Quoique la brise fût complètement tombée, nous avions fait du chemin pendant la nuit et nous étions maintenant en panne à un demi-mille environ au sud-est de la côte orientale. À perte de vue, les terres étaient couvertes de bois, sur la teinte sombre desquels tranchait le sable jaune de la plage. Çà et là s’élevaient de grands arbres de l’espèce des pins, parfois isolés, parfois groupés en bouquets. L’ensemble était monotone et triste. Toutes les hauteurs qui le dominaient avaient des formes bizarres et se composaient de rochers nus entassés en amphithéâtre. La Longue-Vue, qui avait au moins trois cents pieds de plus que les autres, était aussi la plus étrange, presque à pic de tous côtés, et coupée net au sommet comme le piédestal d’une statue.

L’Hispaniola roulait ferme, ses boutes-hors tirant sur les poulies, son gouvernail battant la poupe, toutes ses membrures craquant, gémissant et grinçant comme le plancher d’une usine. J’étais obligé de me tenir accroché à un cordage pour ne pas tomber ; tout tournait autour de moi : car, quoique assez bon marin quand nous étions en marche, je n’ai jamais pu m’habituer sans mal au cœur à me sentir ainsi roulé comme une bouteille flottante, surtout le matin, et l’estomac vide. Peut-être l’aspect désolé de l’île, avec ses bois mélancoliques, ses rochers stériles et les brisants sur lesquels on voyait la mer se précipiter en écumant, avec un bruit de tonnerre, avait-il aussi sa part dans l’impression de malaise et de tristesse que j’éprouvais. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’en dépit du soleil brillant au-dessus de nos têtes, en dépit des oiseaux qui remplissaient l’air de leurs gazouillements, et de la satisfaction qu’on éprouve généralement à voir la terre après une longue traversée, je sentais, comme on dit, mon cœur descendre à mes talons ; et jamais, depuis ce premier regard, je n’ai pu seulement penser sans dégoût à l’île au trésor.

Nous avions en perspective une matinée de rude labeur ; car il n’y avait pas le moindre souffle de vent, et il fallait par conséquent mettre les canots à la mer pour remorquer le schooner, à la rame, l’espace de trois ou quatre milles, jusqu’à l’étroit goulet qui conduisait au havre du Squelette. Je m’offris à aller dans un des canots, ou je n’avais naturellement que faire. Il faisait une chaleur accablante et les hommes pestaient de leur mieux en poussant l’aviron. Le canot où je me trouvais avait pour chef Andersen, qui, au lieu de maintenir la discipline, murmurait plus haut que les autres :

« Enfin, dit-il en jurant, ce n’est pas pour toujours, heureusement ! »

Cela me parut fort mauvais signe, car jusqu’à ce moment les hommes avaient travaillé de bon cœur et de bonne humeur. Évidemment, la vue seule de l’île suffisait à mettre toutes les cervelles en ébullition.

Pendant toute la durée de cette laborieuse manœuvre, John Silver, debout dans le canot de tête, servit de pilote ; il connaissait manifestement la passe comme sa poche, et, quoique l’homme qui tenait la sonde trouvât fréquemment plus ou moins d’eau que n’en indiquait la carte, John Silver n’hésita pas une seule fois.

Nous nous arrêtâmes à l’endroit même où une ancre était marquée sur la carte, à un tiers de mille environ de la côte, entre la terre et l’île du Squelette. Le fond de la mer était du sable fin. La chute de notre ancre mit en rumeur des milliers d’oiseaux qui s’élevèrent en tournoyant au-dessus des bois. Mais ils redescendirent en moins de quatre ou cinq minutes, et tout retomba dans le silence.

Cette petite rade était complètement entourée de terres, perdue dans les bois, en quelque sorte, car les arbres venaient jusqu’à la ligne des hautes marées, sur une plage très basse, et les collines se trouvaient à une assez grande distance. Deux ruisseaux marécageux se déversaient dans cette espèce d’étang, non sans se répandre à leur embouchure sur une assez vaste surface de terres molles et humides. Aussi la végétation, sur cette partie de la côte, avait-elle une sorte d’éclat empoisonné.

Un fortin entouré de palissades avait été construit sur la droite, comme on le verra bientôt. Mais il était impossible de l’apercevoir du schooner, à cause des arbres qui le masquaient, et, n’eût été la carte ouverte sur l’habitacle de la boussole, nous aurions pu croire, tant l’aspect général du site était sauvage, que nous étions les premiers à pénétrer dans cette baie, depuis que l’île avait surgi à la surface de la mer. On n’entendait ni un souffle de vent ni un bruit quelconque, hors le ressac des vagues sur les brisants, à plus d’un mille de distance. Il y avait dans l’air une odeur toute spéciale d’eau stagnante, de feuilles d’arbre et de troncs pourris. Je remarquai que le docteur en était désagréablement impressionné et faisait la grimace, comme s’il avait senti un œuf gâté.

« Je ne garantis pas qu’il y ait des trésors ici, dit-il, mais je garantis bien qu’il y a de la fièvre. »

Si l’attitude de l’équipage était déjà alarmante dans les canots, elle devint tout à fait menaçante quand les hommes remontèrent à bord. On les voyait se tenir par groupes sur le pont, chuchotant et discutant. L’ordre le plus simple était accueilli par un regard furieux et exécuté avec une mauvaise volonté évidente. Même les matelots sur lesquels nous pensions pouvoir compter semblaient atteints par la contagion. La révolte planait visiblement sur nos têtes comme un nuage orageux. Et il n’y avait pas que nous à la redouter. John Silver sautillait d’un groupe à l’autre, s’exténuant à prêcher le calme. Quant à l’exemple, personne n’aurait pu le donner meilleur. Il n’était que sourires, politesse et bonne volonté. Au premier signe, John Silver était sur sa béquille, avec le plus aimable : « Certainement, Monsieur ! » Et quand il n’y eut plus rien à faire, il se mit à chanter, exhibant tout son répertoire comme pour mieux masquer la mauvaise humeur générale. De tous les symptômes inquiétants de cette triste journée, l’anxiété visible de John Silver nous parut le pire.

Nous tînmes conseil dans le salon.

« Si je risque un autre ordre, j’aurai tout l’équipage sur le dos, dit le capitaine. On me répond impoliment, il n’y a pas à le nier. Eh bien, si j’ai seulement l’air de m’en apercevoir, les piques et les haches se mettront de la partie. D’autre part, si je ne réponds pas, John Silver verra qu’il y a anguille sous roche, et tout est fini. Au fond, voulez-vous que je vous dise ? nous ne pouvons compter que sur un seul homme.

— Et cet homme ? demanda le squire.

— C’est Silver lui-même. Il a autant de désir que vous ou moi de voir ces gens se tenir tranquilles. Peut-être suffirait-il qu’il en eût l’occasion pour les ramener bientôt à la raison : cette occasion, je propose qu’on la lui donne. Accordons une permission générale d’aller à terre. S’ils partent tous, nous verrons à défendre le navire. S’ils refusent tous de le quitter, enfermons-nous dans la cabine, et Dieu défende le bon droit !… Si les plus enragés seuls s’en vont, croyez-moi, Silver les ramènera aussi doux que des agneaux. »

On décida de s’en tenir à cet avis. Des pistolets chargés furent distribués à tous les hommes sûrs. On mit Joyce, Hunter et Redruth dans la confidence de l’affaire ; je dois même dire qu’ils accueillirent la nouvelle avec moins de surprise et d’inquiétude que je ne l’aurais cru. Puis, le capitaine remonta sur le pont et s’adressa à l’équipage :

« Mes enfants, dit-il, nous avons eu une rude matinée ; nous sommes tous las et de méchante humeur. Un tour à terre ne fera de mal à personne. Les canots sont encore à l’eau. Prenez-les. Qui voudra peut aller à terre pour toute l’après-midi. Une demi-heure avant le coucher du soleil, je ferai tirer un coup de canon pour la retraite. »

Il faut que les imbéciles aient cru qu’ils allaient se casser le nez sur des trésors en mettant pied à terre, car ils quittèrent à l’instant leur air maussade et poussèrent des hourras qui se répercutèrent dans tous les échos d’alentour. Une fois encore, les oiseaux s’élevèrent en tournoyant au-dessus des bois, puis redescendirent.

Le capitaine était trop fin pour rester sur le pont. Il se hâta de redescendre, laissant à Silver le soin d’arranger le départ. En cela, il agit sagement ; car, s’il était resté une minute de plus, il lui aurait été difficile de ne pas voir ce qui crevait les yeux. Non seulement Silver était le vrai commandant, mais l’équipage commençait à subir son autorité avec quelque impatience. Les honnêtes gens, s’il en restait encore, devaient être stupides pour ne pas voir ce qui se passait ; pour mieux dire, tout le monde était plus ou moins gagné par la contagion de l’indiscipline, mais quelques-uns des hommes, bons diables au fond, ne pouvaient être poussés plus loin. Autre chose est de se montrer impertinent et paresseux, autre chose de prendre un navire d’assaut et de tuer des gens qui ne vous ont rien fait.

Enfin, tout s’arrangea. Six hommes devaient rester à bord, et les treize autres, y compris John Silver, commencèrent à s’embarquer.

Ce fut en ce moment que me vint en tête la première des idées folles qui contribuèrent tant à nous sauver la vie. Puisque Silver laissait sur le schooner une garnison de six hommes, il devenait impossible de s’en emparer et de le défendre contre ceux qui allaient à terre. Puisque cette garnison ne se composait que de six hommes, il était également clair que mes amis ne pouvaient pas avoir besoin de moi. La fantaisie me prit de m’en aller dans l’île.

Aussitôt fait que pensé. Je passe par-dessus bord, je me laisse glisser le long d’une amarre et je me blottis sur l’avant du canot le plus voisin, à l’instant même où il partait.

Personne ne fit attention à moi, si ce n’est l’un des rameurs qui me dit : « C’est toi, Jim ? Baisse la tête ». Mais Silver, de l’autre canot, ouvrit les yeux et demanda si c’était moi. Je commençai à comprendre mon imprudence et ma sottise.

Par bonheur, les deux canots luttaient de vitesse pour arriver au rivage, et celui où je me trouvais, étant à la fois le plus léger et le mieux monté, arriva le premier de plusieurs longueurs. Ses bossoirs avaient frappé les arbres de la grève, j’avais empoigné une branche et sauté dans les broussailles, avant que Silver fût arrivé, tant s’en faut.

« Jim !… Jim !… » cria-t-il.

Mais je n’avais garde de répondre. Sautant, plongeant dans les fourrés, courant à perdre haleine, j’allai aussi vite et aussi loin que mes jambes purent me porter.