L’Île d’Orléans/01

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Augustin Côté & Cie (p. 1-9).


L’ÎLE D’ORLÉANS

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I

PRÉLIMINAIRE


DE toutes les îles qui partagent les eaux du Saint-Laurent (celle de Montréal exceptée), il n’en est pas qui captive autant l’attention, par le pittoresque de sa situation, la variété de ses paysages, la fertilité de son sol et le caractère propre de ses habitants, que celle qui fut nommée d’abord l’Île de Bacchus et que, depuis près de trois siècles, on appelle l’Île d’Orléans. Soit que le touriste ou l’étranger contemple ses rivages gracieux ornés d’une large ceinture de blanches maisons et d’élégantes villas, ses champs fertiles, qui s’élèvent par des pentes ondulées formant une espèce d’amphithéâtre recouvert de jardins, de vergers, de prés verdoyants, et couronné par les restes précieusement conservés de l’antique forêt ; soit qu’il tourne ses regards vers le sombre et majestueux cap Tourmente, la superbe et bruyante chute Montmorency, ou sur les riches campagnes de la rive sud du Saint-Laurent, il voit se dérouler, devant ses yeux étonnés, une succession aussi variée qu’inattendue de sites enchanteurs, de perspectives gracieuses, d’horizons charmants et grandioses qui le ravissent et le forcent d’admettre que cet heureux coin de terre, négligé si longtemps par les citoyens de Québec, est destiné, dans un avenir rapproché, à devenir pour cette dernière ville ce que Brooklyn est à la capitale commerciale des États-Unis.

Située à moins de cinq milles de Québec, l’île d’Orléans a vingt-et-un milles de longueur sur environ cinq milles dans sa plus grande largeur. Elle forme une étendue de terre de 70 milles carrés ou de 43,000 arpents en superficie. Elle était autrefois couronnée à son extrémité occidentale par un bosquet de pins qu’on appelait le nid du Corbeau. Ses rivages, peu souvent escarpés, présentent en différents endroits des rochers qui ne sont ni d’une élévation, ni d’une étendue remarquable ; dans d’autres, ils forment de larges prairies recouvertes en partie par la marée. Du côté nord, le rivage est généralement plat et boueux ; du côté sud, il est presque partout couvert d’un beau sable parsemé de loin en loin de petits récifs.

La description qu’on en lit au livre des Voyages de Champlain (tome II, ch. 2), est bien exacte :

« Alors on suit le fond, côtoyant l’isle d’Orléans au sud, qui a six lieues de longueur, et une et demie de large, en des endroits quantité de bois de toutes les sortes, que nous avons en France ; elle est très-belle, bordée de prairies du costé du nord, qui inondent deux fois le jour. Il y a plusieurs petits ruisseaux et sources de fontaines, et quantité de vignes, qui sont en plusieurs endroits. Au costé du nord de l’isle, il y a un autre passage, bien que, en le chenal, il y aye au moindre endroit trois brasses d’eaux ; cependant l’on rencontre quantité de pointes qui avancent en la rivière, très dangereuse et de peu de louiage, si ce n’est pour barques, et si faut faire les bordées courtes. Entre l’Isle et la terre du nort, il y a près de demie lieue de large, mais le chenal est étroit, tout le pays du nort est fort montueux. Le long de ces costes il y a quantité de petites rivières qui la plupart assèchent de basse mer ; elles abondent en poisson de plusieurs sortes et la chasse du gibier y est en nombre infinie. Comme à l’Isle et aux prairies du Cap Tourmente, très beau lieu et plaisant à voir. De l’isle d’Orléans à Québec, il y a une bonne grande lieue, y ayant de l’eau assez pour quelque vaisseau que ce soit. »

Le sol de l’Île est généralement très fertile. Aussi a-t-on longtemps appelé cette dernière le grenier de Québec. Ses habitants sont paisibles, sobres et industrieux. Grâce à leurs habitudes d’économie, ils vivent, sinon dans l’aisance, au moins dans une heureuse médiocrité, sur des propriétés d’une étendue assez limitée. Ils fournissent aux marchés de Québec tous les produits ordinaires du verger, du jardin et de la ferme, entre autres, d’excellentes pommes de terre, du beurre exquis et ce délicat fromage affiné qui fait depuis si longtemps les délices des gourmets de Québec, et leur permet de traiter avec une certaine hauteur le fromage de Brie, pourtant si vanté par tous les gastronomes de France.

La vie de famille dans l’île d’Orléans a conservé le cachet particulier et la simplicité des mœurs patriarcales d’autrefois. Les relations sociales sont caractérisées par l’urbanité, la cordialité et le respect que se témoignent en toutes circonstances ceux qui, pendant deux siècles d’isolement et de vie-à-part, ont fini par se considérer comme les membres d’une seule et même famille. La droiture dans les transactions, l’honnêteté dans les rapports journaliers, la sobriété y sont encore en honneur, et c’est aussi au milieu de ses habitants que l’on retrouve cette franche et cordiale hospitalité si vantée autrefois par les étrangers, et dont les traces disparaissent, hélas ! si rapidement dans plusieurs parties de notre beau pays.

Quoique le territoire de l’Île soit insuffisant pour fournir des établissements à toute sa population, les familles qui s’y sont originairement établies ont généralement résisté au courant de l’émigration qui emportait forcément les plus jeunes de leurs enfants vers les nouveaux centres de colonisation, et les terres qui, depuis deux cents ans passés, ont été transmises de père en fils sont encore en grande partie occupées par les descendants des concessionnaires primitifs.

Le R. P. de Charlevoix, qui y alla en 1720, (tome II, ch. II,) dit « qu’il trouva ce pays beau, les terres bonnes et les habitans à leur aise. » Le morcellement des propriétés y est presque inconnu. On se rappelle que, sous le régime français, l’autorité s’opposait de toutes ses forces à ce que les colons s’établissent sur des propriétés de peu d’étendue. Par une ordonnance du 28 avril 1745, le roi Louis XV défendit de construire des maisons sur des pièces de terre de moins d’un arpent et demi de front, sur trente de profondeur. Cinq habitants de l’île d’Orléans furent poursuivis pour contravention à ce règlement et furent condamnés, le 12 janvier 1752, par l’intendant François Bigot, à payer chacun cent francs d’amende aux pauvres de leur paroisse respective et à démolir leurs bâtisses dans un délai de quatre mois.[1]

Nous n’avons pas l’intention de nous arrêter aux chroniques obscures qui, à des époques déjà reculées, faisaient des habitants de l’Île un peuple de sorciers. Cette fable ridicule, née de l’ignorance, a cependant trouvé créance chez des esprits réputés sérieux, entr’autres, le R. P. Charlevoix, d’ordinaire si grave et si judicieux. (Journal d’un voyage de l’Amérique, tome II, lettre II.) Les feux que l’on voyait courir sur les rivages de l’Île, à certaines heures de la nuit, et qui n’étaient rien autre chose que les flambeaux dont les insulaires se servaient pour visiter leurs pêcheries, avaient donné lieu à ces suppositions bizarres, que l’on aurait pu tout aussi bien appliquer aux cultivateurs des paroisses de Saint-Valier, de l’Ange-Gardien, du nord et du sud, puisqu’eux aussi faisaient le tout de leurs pêches la nuit avec des lumières du même genre. Peut-être, aussi, que l’ère de prospérité que l’on voyait régner dans les habitations des cultivateurs de l’île d’Orléans, portait-il à attribuer aux procédés magiques plutôt qu’à un travail intelligent et assidu, les heureux résultats d’un mode de culture plus suivi et mieux soigné. Quoiqu’il en soit, il ne se rencontre plus personne qui croie aux pratiques de la magie chez ces insulaires, malgré qu’il y en ait plus d’un, peut-être, qui jalouse leur bonheur, le calme de leur existence et la paix de leurs foyers.

L’Île est actuellement divisée en six paroisses : Saint-Pierre, Sainte-Famille, Saint-François de Sales, Saint-Jean-Baptiste, Saint-Laurent, appelée autrefois Saint-Paul, et Sainte-Pétronille du bout de l’île, récemment formée d’une partie de la paroisse de Saint-Laurent et d’une partie de celle de Saint-Pierre. Nous ne comprenons pas comment le Père de Charlevoix a pu, de son temps, y trouver six paroisses. (Histoire de la Nouvelle-France, tome III, p. 67.) Avait-il donc compté la paroisse qui est sous le vocable de Saint-Pierre et de Saint-Paul, pour deux paroisses distinctes ? En jetant un coup d’œil sur la carte de l’Île d’Orléans, qui accompagne son Voyage historique, on voit que l’auteur place une église à Saint-François, et une seconde à Argentenay ! Mais ceci est tout-à-fait inexact, car il n’y eut jamais qu’une seule église dans la paroisse de Saint-François.

Pour constituer autrefois ce qu’on appelait le comté d’Orléans, on joignait à la belle et grande île de ce nom, les îles Madame et aux Reaux. — On disait et on écrivait anciennement isle aux Ruaux. — Cette dernière fut concédée, en 1638, par le gouverneur de Montmagny, aux révérends Pères Jésuites. Elle n’a qu’une superficie de deux cent cinquante arpents environ.

Après l’extinction de cet Ordre précieux en cette colonie, le gouvernement s’en empara et la revendit ensuite. Elle a bien des fois changé de mains depuis. Le propriétaire ne payait cependant qu’une rente bien faible pour en avoir le profit, disait l’agent des biens des Jésuites, lors de l’enquête établie par la Législature, en 1836. (Voir le Journal de la Chambre d’Assemblée, 1836. Appendice, tome III.)

Depuis l’Union des Canadas, l’Île d’Orléans est réunie à la côte de Beaupré, et forme un collège électoral, qui a pour titre le comté de Montmorency, et, pour représentant dans la Chambre d’Assemblée, l’honorable Joseph Cauchon, un des plus anciens représentants du peuple en cette province. Le premier député qui fut élu pour cette division au parlement, établi en vertu de la Constitution de 1791, fut Nicolas-Gaspard Boisseau, écuyer, qui représenta le comté de 1792 à 1796 ; Jérôme Martineau, écuyer, lui succéda et conserva son mandat jusqu’à sa mort, le 19 décembre 1809. Cet homme de bien ne dut la conservation de cette charge honorable, ni à l’ascendant d’un parti, ni à l’influence de la fortune, mais simplement à sa probité et à ses vertus civiques.

M. Charles Blouin le remplaça, de 1810 à 1819. Il mourut à l’âge avancé de 91 ans, possédant encore toutes ses facultés intellectuelles, et fut enterré dans l’église de Saint-Jean, où il avait été chantre pendant plus de 60 ans. Il était aveugle depuis treize ans. Puis MM. François Quirouet, Cazeau, Godbout, Quesnei, remplirent successivement cette fonction importante jusqu’en 1844, époque à laquelle l’honorable député actuel du comté de Montmorency fut élu pour la première fois, par les électeurs des paroisses de l’Île.

  1. Les noms de ces propriétaires étaient : Pierre Lachance, sieur Curodeau, J.-Bte Martel, forgeron, Jean-Marie Plante, tous de Saint-Jean, et le nommé Serrant, cabaretier de Sainte-Famille. (2e vol. Ed. et Ord. 594.)