L’Île d’Orléans/08

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Augustin Côté & Cie (p. 54-63).

VIII

Paroisse de Saint-Famille


Recensement — Beaux paysages, belles routes — Fêtes bocagères —

Pêche et Chasse — Couvent des Sœurs de la Congrégation —

François Lamy, Toussaint Le Franc et Berthelot.


En laissant la paroisse de Saint-Pierre, on entre dans celle de Sainte-Famille, après avoir traversé le Pot-au-Beurre, petit ruisseau auquel on a donné parfois la dénomination de rivière. Mgr Laval l’avait nommé ainsi. La première concession de terre obtenue en cette paroisse, remonte à 1666. Vingt ans plus tard, environ 884 âmes, composant 50 familles, formaient la population de cette paroisse qui avait déjà son curé et son église. Cet édifice, bâti en pierres, dès 1671, par M. l’abbé Pommiers, avait été élevé aux frais de divers particuliers de la colonie et notamment avec l’aide de Mgr l’évèque de Québec, et des directeurs du séminaire des Missions-Étrangères de cette ville. C’était un édifice de quatre vingt pieds de long sur environ trente-six de large, et couvert en paille. Ce n’était pas au reste la seule église qui fut revêtue ainsi d’une toiture en chaume : Charlesbourg et d’autres encore, aujourd’hui plus opulentes, ont porté dans l’origine les livrées de la pauvreté. En 1686, on s’occupa néanmoins de renouveler cette couverture, et de lui en substituer une autre en planches.

Quant au presbytère, il faut croire qu’il avait été bâti avec beaucoup de ménagement, puisque déjà, vers 1682, il n’était plus logeable et que le curé, en attendant mieux, était obligé de se retirer chez un particulier, circonstance assez gênante pour les paroissiens eux-mêmes.

Par le règlement de 1721, confirmé par arrêt du Conseil d’État du 3 mars, 1722, « la paroisse de Sainte-Famille doit avoir deux lieues et demie de long, en suivant le chenal du nord, depuis la maison des représentants de Charles Guérard, qui la sépare de la paroisse de Saint-Pierre, jusqu’au ruisseau dit Pot-au-Beurre, ensemble des profondeurs renfermées dans ses bornes jusqu’au milieu de la dite Île. »

M. Bouchette, d’accord sur ce point avec d’autres topographes, dit que la paroisse de la Sainte-Famille est la plus populeuse de l’Île, et que les habitants y sont mieux pourvus d’animaux, d’ustensiles d’agriculture, que ceux des autres paroisses environnantes. En 1827, il se trouvait sur cette paroisse 67 propriétaires de terres et seulement douze occupants d’emplacements. En 1850, il y avait 101 propriétaires de biens-fonds. Aujourd’hui, la population y est portée à près de neuf cents âmes.

Les terres ont généralement une lieue de profondeur, s’étendant depuis le bord de l’eau, du côté du nord, et se prolongeant jusqu’aux terres de Saint-Jean, au sud. Elles sont généralement de deux arpents de front, mais le sol est inférieur en qualité à celui de la paroisse de Saint-Pierre, et même de plusieurs autres parties de l’Île.

C’est aussi dans les limites de cette paroisse que se trouvent des battures et des savanes très renommées, où les chasseurs de Québec et des environs, se donnent rendez-vous au printemps et à l’automne, pour la chasse des canards, et surtout des outardes. Là s’est accompli, dans des temps déjà reculés, plus d’un brillant fait d’armes ; là, plus d’un tireur habile et exercé, a jeté la mort dans les rangs des volières d’oiseaux sauvages, qui venaient s’abattre sur ces grèves ; et, si les échos de ces rives pouvaient parler, ils nous rediraient avec orgueil, les noms alors fameux de nos Nemrod canadiens, dont les coups de fusil allaient si bien au but, soit qu’il s’agit de chasser la sarcelle, ou de faire mordre la poussière aux soldats ennemis !

Le chemin public, dans la paroisse de Sainte-Famille, est toujours bien entretenu et les propriétaires des terres s’y sont fait une réputation par leur zèle à le bien tenir en bon ordre en hiver comme en été. Il y a une trentaine d’années, la Législature provinciale accorda environ £300 pour élargir ce chemin, l’améliorer et surtout pour adoucir les pentes rapides de certaines côtes âpres et difficiles, sur une étendue assez considérable, dont le bas aboutissait à une savane.

Mais ce qui attire davantage les regards du philanthrope qui visite la paroisse de Sainte-Famille, c’est le couvent ou école des filles, que dirigent en ce lieu les Sœurs de la Congrégation de Notre-Dame. C’est là qu’en silence et sans ostentation, elles forment le cœur et l’esprit de leurs élèves, respectueusement groupées autour d’elles au nombre d’environ cinquante, chaque année. Cette fondation a rendu de grands services à la jeunesse de l’Île d’abord, puis à toute sa population. Combien de générations, depuis près de deux siècles, sont venues demander aux bonnes Sœurs, une éducation soignée et religieuse ? Il dut être bien vif le zèle qui portait à faire des sacrifices aussi considérables, que ceux qui étaient exigés dans les commencements de la colonie, pour une pareille entreprise, alors que tout manquait. Cependant, comme le remarque M. de Ransonnet, (Vie de Marguetite Bourgeois. Avignon, 1738.) la vénérable sœur Marguerite Bourgeois n’attendit pas que les paroisses fussent en état de procurer, à ses filles missionnaires, un fonds de subsistance honnête et nécessaire ; il lui suffisait qu’il y eut du bien à faire. L’esprit de zèle et d’obéissance qui les animait, la mortification et la pauvreté dont elles faisaient profession, leur tenaient lieu de tout.

Deux sœurs furent immédiatement envoyées à la maison de la Sainte-Famille, la première était la sœur de l’Assomption, (demoiselle Marie Barbier), la première fille canadienne de naissance, qui se soit consacrée à Dieu dans la Congrégation de Notre-Dame. C’était une de ces âmes généreuses et candides, une de ces natures d’élite, qui ne peuvent se faire au tumulte du monde. Pour satisfaire son penchant à faire le bien, elle se voua au service de Dieu et du prochain. »

L’autre, qui fut chargée avec elle de fonder cette utile mission, était la sœur Anne (Marie-Anne Thioux ou Vérand). Elle était née en France. Malgré l’état avancé de la saison (on était en automne), malgré le surcroît de travail auquel la sœur Marguerite Bourgeois était obligée de se livrer, pour le rétablissement de sa communauté, malgré l’incertitude des moyens d’existence que les deux pieuses filles devaient trouver à Sainte-Famille, leur digne supérieure n’hésita cependant pas à se séparer de deux compagnes utiles et qui auraient pu lui être d’un grand secours, pour les envoyer là où la Providence les appelait.

Sur le désir de Monseigneur de Saint-Valier, évêque de Québec, elle céda aux sollicitations de M. Lamy, curé des paroisses de Sainte-Famille et de Saint-François, et les deux bonnes sœurs se mirent immédiatement en route pour le lieu de leur destination. « C’était à la Saint-Martin, dit elle-même la sœur Barbier, il faisait froid et nous n’avions pour nous deux qu’une couverture qui ne valait presque rien, très peu de linge, point d’autres hardes que ce qui pouvait nous couvrir fort légèrement. Pour moi, je n’avais qu’une demi-robe et le reste à proportion. Nous pensâmes geler de froid dans ce voyage, et j’étais parfaitement contente de ce que je commençais à souffrir.

« À notre arrivée à Québec, nous ne manquâmes pas d’humiliations ; tout notre avoir était un petit paquet que nous portions fort à l’aise ; on se moqua de nous, et nous fûmes fort humiliées de toute manière. On nous demanda où étaient nos lits et notre équipage ; quelques-uns disaient même que nous mourrions de faim chez nous, et qu’on nous envoyait chercher fortune ailleurs. Je pensais mourir ce jour là, le froid nous ayant si vivement saisies que nous croyions être gelées. Pour mon particulier, j’aurais eu de la joie de mourir de froid, et je m’appliquais à consoler ma compagne qui était demi-morte. Nous souffrîmes beaucoup pendant ce premier hiver. Nous aurions dû mourir de froid sans une protection particulière de Dieu. »

La maison qui devait les recevoir n’était pas encore construite, les bonnes religieuses durent se retirer chez une veuve, à douze ou quinze arpents de l’église, et y passer l’hiver. Elles s’affligèrent beaucoup d’être obligé de vivre au milieu du tumulte du monde, et, l’une d’elle, la sœur Barbier, disait qu’elle « se trouvait là comme dans un enfer. » Ajoutons à cela la distance considérable qu’elles avaient à parcourir pour se rendre à l’église, d’où elles revenaient souvent toutes mouillées et couvertes de glaçons, et nous aurons une idée du courage et des vertus de ces femmes héroïques, qui savaient tout entreprendre et tout souffrir, quand il s’agissait du salut des âmes.

Un jour qu’elles revenaient de la Sainte-Messe, au milieu d’une tempête, la sœur Barbier tomba dans un fossé plein de neige. Voici comment cet accident est raconté dans la Vie de la Sœur Marie Barbier : « Ma compagne, dit-elle, était bien loin devant moi, qui n’en pouvait plus. Je ne pouvais me retirer de ce fossé, n’ayant plus de force, et la neige me couvrant de plus en plus. Alors je priai le saint Enfant-Jésus de m’aider, s’il voulait prolonger ma vie pour sa gloire et pour me donner le temps de faire pénitence. J’étais toute enfoncée dans la neige, et il ne paraissait plus que l’extrémité de ma coiffe. Sa couleur noire fit croire à quelques personnes du voisinage que c’était une de leurs bêtes qui était tombée dans le fossé. Ils y accoururent promptement, et m’ayant retirée de là, avec peine, ils me laissèrent au bord du fossé, d’où j’eus bien de la difficulté de me rendre à la maison. Cela, joint au grand froid, et à toutes les incommodités que je ressentis durant l’hyver, dans cette demeure, me fit contracter des infirmités assez considérables. Pourvu que Dieu en tire sa gloire et que mon orgueil en soit écrasé, j’en suis contente. Les miséricordes de Dieu à mon égard sont trop grandes ; depuis ce temps-là, ce n’est que grâce sur grâce ; qu’il en soit béni éternellement ! »

Le fondateur de cette école, M. Lamy, qui a si bien mérité des bons insulaires ; homme désintéressé et plein d’abnégation, pensionnait dans une famille du voisinage de l’église, parce que ses paroissiens étaient trop pauvres pour construire une habitation, affectée à l’usage du prêtre. Ils avaient bâti une église en pierres, mais les citoyens de Québec, et surtout les directeurs du Séminaire, y avaient contribué pour une large part. Un M. Toussaint Le Franc légua, au profit de la maison, une somme de 3,000 francs, à la charge, par les religieuses, de donner une pension à une pauvre fille.

M. François Lamy, né vers 1640, arriva au pays en 1673, et fut nommé curé inamovible de Sainte-Famille, en 1684, par l’évêque de Québec, ce qui le décida à fonder cette école de filles en sa paroisse. Le seigneur, M. Berthelot, désireux de prendre part à la belle œuvre, leur donna un arpent de terre, sur lequel on éleva une petite maison en bois. Ce fut la première résidence des bonnes sœurs. Huit ans plus tard, M. Lamy donna, pour l’entretien du couvent, et pour y asseoir de nouvelles constructions de dimensions plus grandes, une terre de trois arpents de front, sur la profondeur de la moitié de l’Île, avec maison, granges, etc., etc. Le contrat de donation est daté du 5 septembre, 1692. C’est sur cette nouvelle propriété que l’on bâtit en pierre une demeure spacieuse et commode, appropriée autant que possible à sa destination.

M. Lamy mourut en 1715,

Des écrivains protestants ont trouvé des paroles obligeantes pour M. Lamy, et même pour les bonnes religieuses, ce qui ne rencontrerait certainement pas l’approbation de ceux qui ne connaissent les actes de dévouement et de libéralité du clergé et des institutions catholiques en cette province, que parce qu’ils en ont lu dans les immondes compilations de Smith et consorts, qui, comme la Junon de Juvénal,

« Dat veniam corvis, vexat censura columbas. »

Belles et saintes actions pourtant ! qui honorent la religion qui les a inspirées, et les âmes généreuses qui les ont accomplies ! La société en général sait, du moins, apprécier leur mérite, et l’Église emprunte les accents de la reconnaissance et du respect, pour exalter leur œuvre.

Sunt hic sua prœmia laudi… »
Virg