L’Île des Femmes/14

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Aux Éditions du monde nouveau (p. 144-154).

xiv

LA VENISE DES FLEURS


C’était la première fois que les Marseillais voyaient Lydé et Lalagé habillées en femmes. Sous l’équipement militaire, leur effigie, marquée d’un signe de race altier, comme un faciès de médaille antique, ne semblait pas devoir se détendre dans les doux sourires défaillants des amantes. À présent sous le flottement transparent de leurs voiles bleus, toute douce et efflorescente apparaissait leur printanière féminité. Aussi bien que le chevalier, et quoique tanné par nombre d’épreuves sentimentales, le beau lieutenant Tamarix, devant elles, sentait son cœur fondre en une tendresse candide. Lui aussi, il était naïvement éperdu, avec cette ferveur balbutiante des lèvres qui soupire les hymnes sans paroles des premières amours.

Rieuses et gazouillant entre elles des confidences légères et furtives, les deux amazones, redevenues des vierges émues, rejetèrent leurs voiles pour préparer l’embarcation. Une légère tunique verte, brodée de lotus jaunes, à peine serrée à la ceinture, flottait sur leur chaste et jeune nudité. Les lanières des sandales se croisaient autour de leurs jambes fuselées. Dans son abondante chevelure dorée, Lydé aux belles tresses portait un corymbe de gloxinias, dont l’azur matinal répondait aux rayonnements de ses prunelles violettes. La brune Lalagé, elle, s’était ceinte d’une couronne d’hibiscus couleur de feu. Toutes les deux, parées de bracelets d’or, de colliers de perles pâles, de boucles d’oreilles longues, serties d’émeraudes et qui se terminaient par un minuscule grelot d’argent, aux tintins fins, à peine perceptibles. Ce grelottis menu sonnait cependant dans le cœur des deux Marseillais, comme les carillons joyeux de Pâques fleuries,

Tout en parant la barque, les petites déesses humaines entrevoyaient à la dérobée le ravissement muet des deux hommes des pays lointains. Et elles riaient, sur leurs dents étincelantes, un petit rire égrené et perlé de nymphes que les œgipans lutinent. Gaîté gazouillante comme celle d’un nid au Soleil !

Saint-Clinal et Tamarix voulaient ramer. Mais nautonnières belliqueuses n’y consentirent point. Lydé garda en mains les avirons d’ébène ; Lalagé resta au gouvernail.

— Asseyez-vous, Messieurs, dirent-elles avec une délicieuse impertinence, vos servantes vous promèneront dans les jardins d’eau de Fons Belli.

Depuis ce matin, elles aimaient répéter à la française ce mot de « Messieurs », appris la veille. Elles le zézayaient gentiment, avec un petit frisson de voix enamouré.

Une fois en pleine eau, Lydé demanda à Dyonis de chanter un air de son pays. C’était presque une prière fervente.

— Si j’avais ma mandoline ! dit évasivement le chevalier.

— Et ceci ? demanda Lalagé, en soulevant le couvercle d’un coffre. Et elle présenta à Dyonis une lyre à trois cordes.

— Parfait ! répliqua le chevalier en grattant l’instrument de l’ongle.

Bon musicien, doué d’une voix au timbre caressant, le chevalier ne se fit pas prier davantage. Il chanta, en s’accompagnant :

  
       Plaisir d’amour ne dure qu’un moment,
       Chagrin d’amour dure toute la vie.

Pour la première fois, il palpitait de tout son être en psalmodiant la jolie chanson de Florian et c’est sur une chanterelle inconnue de son âme que la mélodieuse arabesque sentimentale de Martini se modulait.

En accentuant ces mesures :

 
       Tant que cette eau coulera doucement
       Vers ce ruisseau qui borde la prairie,
       Je t’aimerai, me répétait Sylvie…

il lui sembla que tout l’émoi de son cœur fusait en sa voix.

Lydé tenait les rames relevées. Ses prunelles de saphir, devenues pâles, presque glauques, semblaient écouter, elles aussi.

Quand Dyonis eut donné son dernier accord, Lalagé se dressa à l’arrière et, véritablement grisée par une incantation inconnue, s’écria :

— Évoé ! c’est du miel, de l’ambroisie, un rayon de lune douce.

La barque se balançait mollement. Pâle, sans regards, Lydé buvait son délicieux silence. Elle soupira enfin, semblant éveiller à peine le songe fasciné de son âme :

— Dyonis au doux nom, je suis encore toute enchantée par ta voix.

Elle lui tendit ses deux mains. Ils se regardèrent, éblouis.

Toujours debout à l’arrière la brune Lalagé continuait :

— Les mots de votre langue ont une si jolie variété de sons : les uns vifs, vibrants ; d’autres assourdis, doux et fuyants comme un soupir.

Et parlant à Tamarix, en accentuant pour être comprise :

— Vous m’apprendrez le français ; je veux le savoir.

— Moi aussi ! s’écria Lydé aux belles tresses dorées, puis à Dyonis :

— Qu’est-ce qu’elle dit, ta chanson ?

— Que l’amour est joie et peine.

Paupières baissées, Lydé se replia en ses pensées secrètes.

Dans la perspective droite du canal qui longeait les bambous, un esquif léger, au loin, avançait en vitesse.

— Néera ! fit Lalagé d’une voix contrariée.

Lydé sursauta, hésita une seconde, puis, manœuvrant les rames avec une agile vigueur, commanda :

— Nous prenons le canal d’Artémis.

L’embarcation vira, et, légère, glissante, avança dans l’un des chemins d’eau des merveilleux parterres. Aux miroirs azurescents des canaux, toute une féérie de colorations diluées et de formes reflétées : palmes, cycas, cocos, fougères à hautes tiges, et la multitude florale broyant ses couleurs vives et mêlant ses parfums à l’exhalaison des eaux douces et à l’or épuré du soleil. Délicieuse Venise végétale qui soulevait d’admiration les deux Marseillais, émus à la fois par la femme et par cet inimaginable Éden, peuplé, entre les feuillages, de déesses de marbre, armées, voilées, nues, immobiles ou dansant comme des bacchantes. La barque passait sous des arceaux de lianes : vanda suavis, grenadilles, calladium bigarrés, bignonias aux trompettes de cuivre, orchidées bizarres, d’un blanc, d’un bleu ou d’un incarnat célestes. Une fraîcheur extraordinaire dans les feuillages et toutes les corolles, vives, ardentes ou veloutées.

— Mais, pour qui ce Paradis a-t-il été fait ? demanda Dyonis, attristé en songeant à la joie qu’eût éprouvée son bon maître Onésime Pintarède, devant tant de végétaux luxuriants.

— Pour la bona dea, pour la Vénus Victrix, répondit Lydé qui effleurait seulement l’eau avec les pales des avirons. Fons belli, à cause de ses eaux ruisselantes, de ses belles collines boisées et de sa tiédeur en hiver, était le séjour agreste de notre déesse. Depuis la guerre des Masculines et des Vénusiennes, Fons belli est la capitale des Masculines.

— Pourquoi ce nom de Fontaine de la guerre ?

— Autrefois, au commencement d’une guerre contre les hommes révoltés, les amazones s’y rassemblèrent avant de partir vers la région des cheminées fumantes. Au retour, victorieuses, toutes reçurent ici les eaux lustrales…

Lydé donnait des signes d’inquiétude en prononçant ces paroles. Elle regardait, au loin, l’esquif de Néera qui avait tourné aussi dans le canal d’Artémis.

— Elle nous cherche, fit Lalagé, que le lieutenant Tamarix couvait des yeux.

— Oui, répondit Lydé avec une contraction du visage ; on dirait même qu’elle nous fait des signes…

— Mais qui donc est cette Néera ? demanda Dyonis.

— L’une des secrétaires de la Bellatrix dea. Une ancienne compagne. J’étais avec elle dans l’état-major suprême. C’était mon amie. Elle ne l’est plus. N’ai-je pas été promue decuria avant elle ! Néera m’aime encore moins depuis que je vous ai amenés ici, hommes des pays lointains. Fuyons cette mauvaise ! elle doit m’apporter quelque nouvelle désagréable.

Tout en parlant, Lydé et Lalagé faufilaient la barque dans un sentier d’eau sur lequel retombaient les longs feuillages flexibles des fougères. Ensuite, ce fut un chemin liquide d’un vert sombre, sans contre-allée, sous des arbres gigantesques. Un baobab couvrait à lui seul toute une île de son feuillage cendré. Après, l’on arriva dans une éclaircie. Le terrain était gazonné. Le long de l’eau s’ouvraient des fleurs fantastiques, gigantesques, plus grandes qu’un parasol[1]. Tamarix et le chevalier ne purent retenir un grand cri de surprise devant cette monstrueuse floraison. Le canal devait être infréquenté, car la flore aquatique, arums et népenthès envahissait ses bords.

— Pauvre Onésime Pintarède ! s’écria Tamarix, s’il était là, comme il caresserait de sa langue le bout tombant de son long nez !

Lydé amarrait la barque.

— Descendons, fit-elle, nous allons nous asseoir dans le bois.

Les Marseillais se réjouirent de cette partie champêtre. Le prodigieux spectacle végétal qui les entourait s’estompait dans la lumière épanouie. Ils ne voyaient plus que Lydé et Lalagé.

Comme ils se faufilaient sous les feuillages, le lituus sonna un appel.

— C’est pour nous ! fit Lalagé mécontente.

— Néera, ajouta Lydé ; elle nous apporte un ordre, Messieurs, retournons à notre embarcation.

Tamarix maugréait ; le chevalier, lui, regardait les chevilles fines de Lydé, ses belles tresses d’or, sa sveltesse radieuse, et son cœur demeurait bondissant. Il prit la main de Lydé dans un mouvement de joie intérieure irrésistible. Alors moins timide en sa naïveté que Tamarix avec son expérience, le chevalier exhala soudain cet aveu :

— Lydé ! Lydé ! je t’aime.

La jeune fille raidissant le bras et éloignant Dyonis, en le tenant sous son regard extasié, murmura à son tour, en fermant les yeux :

Et nunc et semper ! Et maintenant et toujours !

Témoins de cette scène, Lalagé aux yeux liquides et le beau lieutenant Tamarix, se rapprochèrent l’un de l’autre.

— Nous aussi, proposa le marin, disons et maintenant et toujours !

— Je le dis ! fit Lalagé d’une voix plus sombrée que d’habitude.

L’oiselet chantait dans les fourrés. La lumière dorée du soleil étincelait sur les eaux. Dans ce paradis terrestre, les amants silencieux sculptaient la beauté divine de l’amour avec leur jeunesse irradiée.

Le lituus fit de nouveau entendre son appel, impatienté cette fois.

Et nunc et semper ! redit Lydé. Puis, s’adressant à sa compagne :

— Jurons que nous ne nous laisserons point séparer de nos compagnons !

Farouche, Lalagé arrangeant d’une main sa couronne d’hibiscus :

— Je le jure sur ma vie !

L’esquif de Néera apparaissait entre les feuilles.

— Ohé ! cria Lydé en se rapprochant de l’eau.

— Ordre de la Bellatrix dea, cria Néera dans ses mains en cornet.

Lydé sauta seule dans la barque et se porta au-devant de la messagère. Quand elle revint accompagnée de celle-ci, Lydé, pâle, lisait un message. L’ayant plié soigneusement et mis dans sa tunique, elle dit :

— Il faut rentrer.

Néera qui faisait des grâces aux Marseillais, avait un type de beauté dans le genre de celui de Lalagé, en plus brun encore. Noiraude, un soupçon de moustaches, de grosses lèvres sanguines, de fortes hanches et une haute stature. Ses yeux étaient un peu vagues, avec des prunelles incertaines, de telle sorte que ses regards semblaient bégayer. Elle regardait Dyonis non pas à la façon pénétrante de Lydé, mais en le contournant et l’enveloppant comme une liane tenace.

— Il faut rentrer ! répéta Lydé, dont le visage était fermé. Venez, Messieurs…

— Je conduirai les étrangers, si vous voulez, jusqu’au bois d’orangers, proposa Néera. J’ai le temps, moi…

— Ce sont nos compagnons, protesta Lalagé. Je ne crois pas qu’ils veuillent nous laisser rentrer seules.

— D’autant plus, ajouta Dyonis, en s’inclinant poliment devant la secrétaire de la Bellatrix dea, que nous devons rejoindre au plus tôt mon maître, le R. P. Loumaigne.

— Soit, fit Néera, avec un sourire jaune. Je rentrerai aussi.

Tamarix et Lalagé étaient déjà dans l’embarcation. Le chevalier les rejoignit.

Néera navigua d’abord à leur suite avec son esquif, puis une fois dans les parterres, rama dans un autre canal.

Lydé dit alors à Lalagé :

— Elle m’a fait désigner avec ma décurie pour un coup de main sur la crête des Satyres. Il s’agit d’enlever des sentinelles.

— Je pars avec toi ! proclama Dyonis.

— Si on le permet ! rectifia Lydé.

Parallèlement, à travers l’essaim multicolore des fleurs éclatantes, Néera chantait :

   Aricia, l’amazone
   Avec un homme amoureux
     S’abandonne,
       Au feu !
       Au feu !
   Et que Vénus lui pardonne !

Lydé et Lalagé frissonnèrent. Déjà, au bout du canal, apparaissaient les toits bleus de Fons belli… Un oiseau mécanique, enfui vers la mer, grattait le ciel ensoleillé…

  1. La plante donnant ces fleurs de grandes dimensions est maintenant connue : c’est le Rafflesia arnoldi, découvert à Sumatra.