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L’Île des Femmes/15

La bibliothèque libre.
Aux Éditions du monde nouveau (p. 155-170).

xv

LE DÉPART DU PÈRE LOUMAIGNE


Les blanches colonnes de Palmyre, les jardins de roses, de jasmins et de lys des contes merveilleux de l’Iran, tout ce que Dyonis pouvait imaginer de féerique, lorsqu’il pensait aux jardins organisés sur terre par les hommes, se trouvait surpassé devant le village royal de Fons Belli, répandu avec ses palais, ses villas, son cirque, son théâtre, parmi les feuillages de la plus belle végétation du monde.

Au sortir des jardins lacustres et en débarquant sur les quais dallés de marbre rose, le jeune Marseillais avait encore l’âme humectée par la limpidité radieuse des eaux, embaumée par la pure et subtile parfumerie des fleurs, symphonie odoriférante dans laquelle dominait l’arôme fondant des vanilliers. Sa vision intérieure était comme un printanier lavis d’aquarelle où se composaient des nuances rosées, bleutées, empourprées, safranées, violines et purpurines, nacrées ou neigeuses, enfin toute la palette florale, dans la fraîcheur de la sève et l’éclat des coloris.

Et voici, maintenant, que tout son être se dilate dans la suavité ambrée d’un bosquet d’orangers. Entre les feuillages, l’apparition en sa blancheur lactée du palais de la Bellatrix dea, jadis demeure de la Reine des Reines, lorsqu’elle quittait son temple altissime pour les champs. Architecture simple, fine, légère du temple grec, infiniment évoluée et transformée, selon son charme et sa grâce, par le génie féminin. Les sveltes colonnades du péristyle, ainsi que les colonnettes des terrasses à galeries, supportaient des entablements sans lourdeur, d’une élégante pureté de lignes. Sur la corniche de la dernière galerie, la plus surprenante sculpture en mouvement, toute une chaîne d’adolescentes aux voiles flottants cachant et découvrant des nudités liliales. Elles dansaient, les Koraï délivrées de la plastique immobile, la danse de la vie, tournant autour du toit, l’escaladant d’une ligne onduleuse et saltante, avec un tel rythme qu’on croyait entendre la musique qui en réglait les mouvements. Les unes élevaient en l’air des thyrses ou des javelots ; d’autres enroulaient à leurs corps des guirlandes. Certaines jouaient de la flûte ; les plus élevées menaient une ronde tourbillonnée autour d’un petit temple octogonal, garni de vitraux et portant à son faîte, en réduction, la même Venus Victrix que celle surmontant la cité des Femmes.

Dans les bosquets d’orangers, de citronniers et de bigarades, les villas des amazones, une par décurie, toutes blanches et roses. Les écuries, les grands bâtiments où se trouvaient magasins et remises, étaient adossés à la colline bruissante d’eaux. Toutes les avenues de ce village royal conduisaient au Champ de Mars, toujours peuplé d’amazones galopantes.

Tant de beauté rendait exaltantes et grisantes les sensations. Le chevalier sentait sourdre toutes les délices, autour d’un sentiment dont il osait maintenant se murmurer le nom si prodigieux pour lui : l’amour ! Ayant quitté Lydé et Lalagé qui se rendaient à leur quartier, Tamarix et Saint-Clinal lui-même, devinrent soucieux. Leur destinée était trop emparadisée pour qu’elle pût se prolonger ainsi. Malgré leur charmante intimité avec les deux amazones, ils percevaient confusément, entre elles et eux, des empêchements inéluctables ou, tout au moins, des circonstances difficiles à surmonter.

Le Père Loumaigne les attendait devant leur logement, un pavillon de briques roses, joliment perdu dans les jardins de la Bellatrix dea.

— Mes enfants, cria-t-il de sa voix mâle et forte, une bonne nouvelle ! En causant avec la douce Lycisca, j’ai appris qu’une partie de l’équipage de notre Centauresse a été recueilli par les Vénusiennes.

— Ah ! s’écria Dyonis tout pâle, mais alors…

— Quoi, mon enfant !

— Parbleu, dit Tamarix, ces mégères les auront occis !

— Oui, c’était à craindre, répliqua le Père ; cependant Lycisca m’assure que ces hommes ont été conduits, sous escorte, dans la cité de Vénus Victrix, où jamais aucune créature humaine n’a été tuée. C’est l’asile saint, où la main de la justice elle-même ne peut atteindre. Ainsi une amazone condamnée au feu pour fornication, si elle réussit à pénétrer dans l’enceinte de la déesse, est sauvée à jamais. Mais il faut dire que cette enceinte ne peut facilement se franchir, tellement elle est gardée. Pourtant, je compte bien me trouver demain au cœur même du réduit sacré.

— Alors, mon Père, demanda affectueusement Dyonis, vous persistez dans votre dangereux projet ?

— Plus que jamais, mon enfant. Songez-y, je vais revoir certains des nôtres !

Franchissant d’un bond tous les désirs qui le retenaient à Fons Belli, Dyonis s’écria :

— Alors, je pars avec vous…

— Moi aussi ! dit Tamarix en se dandinant.

Le Père Loumaigne eut un sourire grave, puis :

— Non, seule Lycisca m’accompagnera, dit-il. Je vous laisse ici, avec l’espoir d’une prochaine réunion. Mais, laissez-moi continuer ce que je vous disais. D’après les signalements que m’a donnés Lycisca des prisonniers de La Centauresse, je suis à peu près certain que notre capitaine Le Buric et mon cher confrère, maître Onésime Pintarède, se trouvent parmi eux, avec le maître de manœuvre et quelques matelots.

— Dieu soit loué ! s’écria Dyonis, redevenu pour l’instant le navigateur aventureux et le frère de cœur de tous ses Marseillais, Dieu soit loué !…

Regardant Tamarix, il ajouta :

— Maintenant nous avons un but : délivrer nos compagnons !

Le lieutenant, qui ne disait rien, venait d’effacer une larme en s’essuyant le front avec son mouchoir. L’homme du devoir, en ce moment, prenait résolument le pas sur le voluptueux amant de la beauté féminine. Il dit avec sincérité :

— Pourquoi ne nous emmenez-vous pas, mon Père ? Nous ne devrions point nous séparer. Nous sommes partis ensemble, ensemble nous devons mener toute notre aventure.

— C’est bien mon sentiment, répondit le Père Loumaigne en promenant un regard paisible sur les grosses fleurs pourpres et jaunes des calladium de la plate-bande, mais, en ce moment, j’accomplis une mission religieuse qui ne vous incombe pas. J’ai besoin d’être seul pour la mener à bien. D’ailleurs, il faut ajouter qu’un esquif de l’air, très léger, m’enlèvera cette nuit, dès le clair de lune, à travers l’espace. Trois personnes seulement peuvent y prendre place.

— Quel dommage ! quel dommage ! soupira Dyonis, les yeux étincelants. Ah ! être emporté par ces appareils vertigineux !

— Notre pilote, reprit le Père, une amazone de la légion Aéria, réputée pour son audace et son adresse, nous déposera, Lycisca et moi, sur une pelouse écartée des jardins de la Vénus victorieuse. Nous serons sauvés, puisque nous deviendrons aussitôt des hôtes inviolables. Après, la volonté de Dieu s’accomplira. Et voilà, amen, mes petits.

Les petits, de nouveau, avec une effervescence secrète, pensaient irrésistiblement à leurs amazones fascinatrices. Deo gratias ! Ils ne les quitteraient pas !

Pendant ce temps, Lydé, cheminant vers la villa de la colonelle de sa légion, mettait ses idées en ordre. Elle comprenait la machination qui lui valait de marcher avant son tour de service. La méchante Néera la faisait envoyer en mission spéciale, pour la séparer de Dyonis. Pendant son absence, le jeune homme des pays lointains qu’elle aimait, serait pris par la consula. À son retour, plus de compagnon, et nul recours devant le fait accompli. Ah ! se réjouirait-elle, alors, Néera ! La peine de Lydé pour elle, serait ambroisie.

Comme elle arrivait vers les sources chaudes, la décuria aperçut la tunique bleue de la mauvaise. Néera sortait de la demeure de la consula. Lydé ferma son manteau et posa sa couronne de violettes sur le front d’une petite aphrodite de marbre. Puis résolument, ses yeux devenus glauques tout pénétrés de pensées aiguës, elle s’achemina vers le logis de la consula aux sourcils arqués.

Celle-ci l’accueillit avec un sourire aimable.

— Ma petite Lydé, dit-elle en déposant sa calame, je t’ai choisie, par faveur, pour une expédition que tu conduiras bien. La Bellatrix dea désire des prisonnières des postes de la forêt… Elle a fait l’honneur à notre légion de les lui demander, et moi à ta décurie de les capturer. À ton retour, tu seras promue optiona. Avancement plus rapide ainsi. Il me tarde, ajouta la consula en se levant, de te compter parmi mes centuriones. C’est pourquoi je te donne l’occasion de franchir rapidement un échelon.

— J’en rends grâce à Ta Seigneurie.

— J’étais précisément en train de rédiger ton ordre de mission. Laisse-moi finir, je te donnerai ensuite toutes mes recommandations de vive voix.

La consula reprit sa calame.

— À propos, dit-elle, en obliquant son regard vers la petite décuria blonde et blémissante, ce jeune étranger, bien que comptant dans ta décurie, ne t’accompagnera pas…

— Il désire vivement nous suivre, consula.

— Sans doute, ma petite, mais nous ne pouvons exposer la vie de cet hôte précieux…

Lydé devint aussi blanche que son voile de lin.

— Je pense, consula, osa-t-elle ajouter, que ce jeune homme, déjeunant aujourd’hui avec la Bellatrix dea, lui demandera certainement la faveur de marcher avec sa décurie. Je n’imagine pas que cette faveur lui soit refusée.

L’altière consula fronça les soureils ; elle parut osciller entre des pensées contraires, puis, reprenant un calme dédaigneux :

— Soit, dit-elle, je ne spécifie rien en ce qui concerne l’étranger. Je te laisse la responsabilité de l’emmener ou de le laisser à Fons belli.

— Bien, consula.

Ayant reçu son papier et toutes les explications utiles, Lydé s’inclina profondément.

La consula, dont elle était l’une des favorites, lui prit une main, l’embrassa, lui souhaita bonne chance, disant :

— L’acte de ta nomination sera prêt pour ton retour, Adieu…

Lydé sortit fort émue des jardins de la consula. Sans hésiter, elle avait pris la résolution de ne pas emmener Dyonis, l’expédition étant fort périlleuse. Mais, c’est son amour seul qui prenait cette décision ! L’après-midi, au pansage des chevaux, fait par des esclaves et surveillé par les amazones, de la turme, Dyonis, habillé comme elles, assurait ponctuellement son service. Lydé le prit à part et lui annonça qu’il resterait à la Légion, avec Lalagé et quelques cavalières indisponibles.

— Ah ! non, s’écria le chevalier avec feu, je t’accompagne, Lydé.

— Je suis ton chef, sourit l’amazone, tu dois m’obéir.

— Eh bien ! alors, je demande à mon joli chef d’emmener son humble serviteur !

— Il faudrait l’autorisation de la Bellatrix dea.

— Elle me l’a donnée, puisque tout à l’heure Sa Seigneurie m’a souhaité bonne chance.

Détendant alors sa taille jeune et fière de bel éphèbe féminin à la poitrine dardée, Lydé aux tresses blondes montra, en ses tendres yeux, toute la joie de son cœur.

— Alors ! c’est entendu, Dyonis au doux nom, tu compteras parmi les dix qui vont me suivre cette nuit. Mais tu n’es pas encore armé, beau compagnon. Suis-moi. Je vais te faire délivrer lance, bouclier et glaive, avec les sandales éperonnées aux lanières de cuir. Tu seras ma vedette. Cette nuit, tu me suivras partout.

Accompagnés par les regards chercheurs des Amazones de la turme, Lydé et Dyonis s’éloignèrent vers les magasins.

Les voici dans une cour déserte, puis dans un long couloir frais. Ils sont si gais, si heureux, qu’ils se donnent la main ainsi que des enfants. Ils ne font qu’un, en ce moment, dans la même émotion douce, parfumée, enivrée. Ils s’arrêtent dans l’embrasure d’une croisée. Ce sont leurs deux mains à présent qui se joignent, et aussi leurs regards tremblants et ravis. Les mains de Lydé, sans mot dire, Dyonis les porte à ses lèvres et y appuie un baiser de tout le poids de son âme frémissante. Des larmes de joie humectent ses yeux. Radieux enchantement ! qui fait rire Lydé, comme roucoule une colombelle dans les nuits enamourées du printemps. Cette même force peut-être qui fait éclater les fleurs au bout des pédoncules, soulève les deux amants vierges au-dessus de toute crainte et leur premier baiser, rapide et furtif, les traverse, l’un et l’autre, comme un éclair de vie divine.

Des voix d’hommes, rudes et bestiales, quelque part au fond des magasins.

D’un élan bondissant et léger, Lydé sort de l’embrasure. Elle est tout empourprée ; une pointe de lumière scintille dans ses yeux de violette.

— Viens, dit-elle.

Elle précède le jeune homme. Dans son cœur stérilisé d’amazone, elle sent comme une hostie humaine accomplissant son miracle. Cet amour, qui réveille en elle une inconnue frémissante et radieuse, la délivre de sa froide et cruelle virginité de femme-soldat, comme d’une étroite cuirasse. Elle éprouve en même temps une crainte vague et un enthousiasme libérateur. Puis, un long frisson de tout son être la fait se retourner vers le chevalier et le prendre dans un de ces regards de possession qui rendent souveraine la femme et l’homme triomphant.

— Dyonis ! Dyonis ! Dyonis !

Une autre voix, une voix baignée de tendresse, module en douceur cet appel venu du plus profond de la créature. Trois fois aussi, le chevalier répète le nom de Lydé. Alors, ils rient leurs pensées heureuses, nulle parole ne pouvant dépasser ce qu’ils viennent de se dire, d’être à être, durant ces quelques minutes d’absorption.

Pourvu de sa monture, un superbe bai brun luisant, à grande encolure, de l’équipement réglementaire et de ses armes, Dyonis, tout le restant de la journée, eut l’air pimpant et belliqueux d’un jeune cornette qui fait sonner ses éperons pour la première fois. Il cachait ainsi la joie secrète et jaillissante de son cœur, sans se douter que sa présence, ainsi que celle du lieutenant Tamarix faisait passer un frémissement parmi les amazones concentrées à Fons belli. Toute la journée, ces filles ardentes s’entretenaient d’eux, avec une sorte de désir inconscient dans le secret de leur cœur. Le chevalier était trop ébloui par l’image de Lydé, toujours présente en sa contemplation, pour qu’il aperçût les regards qui le sondaient et furetaient le lieutenant Tamarix jusqu’à la racine brûlante de sa sensibilité.

Et il allait rester seul, le beau lieutenant Tamarix, dans ces jardins pleins de femmes, impressionnées par le grand murmure de l’amour ! Ni Lalagé ni lui n’avaient pu obtenir la permission de faire partie des dix de l’expédition[1]. Lydé ne voulait point assumer une responsabilité supplémentaire, le tour de son amie n’étant pas de marcher. Tamarix souriait en songeant aux beaux jours qui s’offraient à lui.

Les repas sont pris, à Fons belli, dans de clairs réfectoires, où les amazones en tuniques légères se font belles comme des fleurs. Ce soir-là, par exception, on a servi le chevalier, le Révérend Père et le lieutenant dans leur pavillon. Repas silencieux presque, en raison des deux départs imminents. Cependant le Père dit :

— De mes conversations avec la Bellatrix dea, résultent pour moi des idées plus précises sur la civilisation singulière de cette île. Rien sur les origines toutefois. Comment cette matrie latine s’est-elle constituée ici, si loin de l’extrême rayonnement atteint par la civilisation antique, cela demeure un mystère inexplicable.

« Quant à la civilisation actuelle de cette surprenante colonie de femmes, je puis la discerner. Dans la cité de Vénus Victrix se trouvent la déesse, les prêtresses, le gouvernement, le collège des savants ; la cité de Vénus Génitrix est occupée par les mères, au nombre de dix mille, et les mâles reproducteurs. Les enfants sont sélectionnés : les filles d’un côté, les hommes de l’autre. Parmi ces derniers sont choisis, dès l’âge de douze ans, les apprentis des divers métiers, les agriculteurs, les futurs artistes, les savants. Chaque catégorie suit un dressage spécial. Au même âge, les jeunes filles sont triées : en futures mères, prêtresses, amazones et filles d’amour. Aucun de ces enfants ne connaît ses parents. Les hommes appartiennent à l’État. Les femmes sont toutes filles de la Vénus régnante. Les amazones habitent la ville militaire dans la capitale, et des postes répartis dans l’île ; les amazones réformées, avec leurs hommes, demeurent dans la cité de la plèbe, ou dans les villages et fermes, aux champs. Les travaux des mines sont accomplis par des hommes ayant subi des peines disciplinaires.

« L’industrie et les travaux d’art étant très développés, il existe une hiérarchie masculine : ingénieurs, chefs d’exploitation, contre-maîtres, tous esclaves et donnés aux femmes selon leur ancien grade. Ainsi, une consula aura des ingénieurs ; une centurionne, des directeurs chefs de groupe, chefs d’usines, etc. ; les décuriones, des contremaîtres ou artisans d’élite ; les simples amazones, des ouvriers ou des paysans. Les mineurs et hommes des bas métiers deviennent le lot des amazones condamnées ou des filles d’amour déchues.

« Ce qui m’a étonné, en observant ce qu’il nous a été donné d’apercevoir, ce sont les divers états du progrès coexistant dans cette île. Ainsi, les amazones sont vêtues et armées comme des légionnaires, et elles ont des éperons, acquisition médiévale. Elles usent du tabac, inconnu dans l’ancien monde avant le xviie siècle. Des plantes ont évidemment été importées ici. Certaines, comme le figuier, l’ollivier des collines, les céréales des hauts-plateaux, proviennent de l’Europe. Enfin, la science, la mécanique, la physique, la chimie sont dans un état d’avancement qui nous laisse béats de surprise, nous les vieux civilisés.

« Comment expliquer cela ?

« Voici.

« Dès le début, la marine des Vénusiennes a dû être particulièrement développée, de façon à garder inviolable tout son horizon. Chaque fois qu’un vaisseau approchait, il était capturé avec tout ce qu’il contenait. Ainsi, dans les temps modernes, les femmes régnantes de l’île ont dû être renseignées, par les livres des prisonniers et autres documents, sur l’état de notre civilisation. Je ne crois pas me tromper en disant que les vaisseaux des amazones doivent encore accomplir des croisières de piraterie au lointain, pour saisir des bâtiments dans toutes les parties du monde. L’état-major de l’île est au courant de notre civilisation européenne et même de l’état des affaires dans chaque pays. Mais tout cela gardé jalousement secret par les savants spécialistes, seuls initiés à la connaissance du monde. Ces hommes extraordinaires se consacrent entièrement à leurs travaux, ayant pour compagnes, en général, les mères retirées de la cité de Vénus Génitrix.

— Comme c’est drôle ! fit le lieutenant, après avoir vidé une coupe du falerne de l’île. Qui diable aurait pu imaginer une société pareille !

— Ce que nous constatons prouve au moins, fit le P. Loumaigne, que l’on peut construire un état social arbitraire, tiré seulement de l’intelligence ou de l’imagination, mais jamais sans violenter l’homme en sa nature et en sa destinée. Pour si merveilleuse, à certains égards, qu’elle soit, c’est une horrible civilisation que celle de l’Île des Femmes. Elle meurtrit, elle brime l’humanité dans l’espèce ; elle viole aussi la volonté éternelle de Dieu. Voyez-vous, l’homme est implanté dans la nature des choses ; il croit en sa destinée comme un arbre qui serait intelligent et qui saurait discerner, dans l’ordre spirituel, les directions divines.

— Et que ferait-on à une amazone qui aurait un enfant ? osa demander Tamarix.

Le P. Loumaigne, tout en pelant une orange, dit froidement :

— Vous le savez, toute amazone qui a perdu sa virginité est brûlée vive !

Tamarix crut avaler de la cendre et Dyonis sentit passer au travers de sa joie une horrible frayeur.

Le Jésuite se leva ; le repas était fini.

— Mes enfants, dit-il, je vous demande la permission, en attendant l’heure du départ, de me retirer dans ma chambre pour prier. Au revoir ; à bientôt. Et vous, chevalier, soyez prudent, ne vous aventurez pas plus qu’il ne faut en cette expédition. Songez à Monsieur votre père, à votre mère, à vos frères…

Ils l’embrassèrent. Dyonis pleurait.

Peu après, lance au poing, bouclier à l’épaule, le chevalier s’achemina vers les écuries, où il n’y avait encore que les gardes et les chevaux sellés et piaffants.

  1. La décurie comprenait, dans l’Île des Femmes, un effectif de dix-sept amazones, fournissant par roulement, selon leur état de santé, la décurie de combat, limitée à dix amazones, plus la décuria.