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L’Île des Femmes/16

La bibliothèque libre.
Aux Éditions du monde nouveau (p. 171-181).

xvi

UNE NUIT


Sur le terrain plat et géométrique du Champ de Mars, se ramasse le bleuté vaporeux du clair de lune finissant. Drapées à dans leurs manteaux vagues, des amazones, ébouriffées de paroles, circulent par groupes.

La décurie de Lydé est rassemblée près de la lisière du bois nocturne, bordant l’un des côtés du terrain. Casquée, bouelier à l’épaule, chaque cavalière tient son cheval par le bridon. Sur trois pattes basses qui sont en réalité des roues, deux à l’avant, assez grandes, une sous la queue, toute petite, un oiseau mécanique, déployant toute l’envergure de ses ailes, reste inerte au milieu du Champ de Mars. Des esclaves mécaniciens s’affairent alentour. Dyonis est là, le lieutenant Tamarix aussi, avec le Père Loumaigne encapuchonné et Lycisca enveloppée de la tête aux pieds. Une amazone, entièrement couverte de fourrures, coiffée d’un casque de cuir et munie de grosses lunettes, serre des mains, parle à voix basse à ses amies de la légion « Aéria », puis, ayant vérifié elle-même certains organes de l’appareil, ordonne d’une voix métallique, décidée :

— Embarquons. C’est l’heure !

Preste, elle escalade aussitôt l’oiseau en passant sous les ailes et s’installe, en avant, dans le corselet de métal. Lycisca la suit avec une agilité de jeune mousse et donne ensuite la main au Père Loumaigne qui, à son tour, hisse, et non sans peine, sa « bonne santé » sur le monstre docile dont il fait gémir la membrure.

Ennuyé de rester inactif dans la capoue de Fons Belli, Tamarix cherche néanmoins, pour se consoler, les yeux noirs de Lalagé. Dyonis, lui, palpite comme un jeune héros devant le merveilleux de son aventure.

Dans l’appareil, les têtes des occupants émergent seules au-dessus des ailes tendues. Des amazones de service font écarter les curieuses. Tout à coup, l’oiseau mécanique vibre, s’anime d’un bourdonnement rapide, puis roule avec une vélocité instantanée. Sans qu’on s’en aperçoive, il a perdu terre, d’abord à peine, puis, avant que l’œil ait achevé de percevoir cette première sensation d’enlèvement, l’oiseau rigide vrombit vers les hauteurs inaccessibles. Les regards se lèvent pour le suivre. Il est loin déjà, pareil à un alcyon dans les flots blancs du clair de nuit lunaire. Le vieux rêve de l’homme : avoir des ailes, est réalisé. Tamarix et Saint-Clinal en restent tout frémissants.

Lorsque le chevalier eut rejoint la décurie de Lydé l’ « avicella », comme disaient les insulaires, n’était plus qu’un point noir dans le lointain laiteux, du côté du volcan, dont la fumée, à cette heure, s’éclairait d’un rouge de forge. Ainsi, l’appareil suivait une direction opposée à celle de Venusia, but de son voyage.

— C’est une ruse ! expliqua Lydé. L’avicella contournera l’île très haut, puis descendra dans l’enceinte de la Cité de Vénus victorieuse, répétant les signaux lumineux de la flotte vénusienne. Bonne chance ! ajouta-t-elle. Un dernier regard donné à l’avion, elle commanda : À cheval ! en sautant elle-même sur sa monture.

La petite troupe galopante gagna aussitôt la forêt, la décuria, svelte et bondissante, en avant. Déonig au premier rang de la colonne par deux. Le chevalier ne détachait point ses regards de la silhouette équestre de Lydé. Mais les amazones, toutes, n’avaient d’yeux que pour lui. Ainsi la décurie dansante frissonnait toute d’amour.

Après deux longues heures de marche dans la fraîcheur odoriférante de la nuit sylvestre, la troupe de Lydé arriva vers la région des grands arbres aux feuillages légers qui bordent le fleuve d’Émeraude. Un campement militaire se dissimulait là, sous le fourré. La ligne des sentinelles bordait le fleuve. Les chevaux furent laissés à cet endroit, le restant de l’expédition devant s’effectuer à pied. La décurie embarqua sur deux canots à aviron. L’ombre des arbres rendait ce passage du fleuve presque obscur. L’atterrissage eut lieu sous une retombée de branches et de lianes, au milieu des feuilles en scie des phormiums. C’était déjà la forêt des Cynocéphales.

Lorsque la décurie eut fait une centaine de pas sous le couvert, Lydé accrocha un manteau au tronc d’un cycas, et ainsi de suite, de cent pas en cent pas, pour jalonner le chemin du retour. Plus loin, les casques furent disposés en tas. Enfin, de l’autre côté d’un ruisseau dont on ne retrouva le gué qu’avec peine, des fleurs coupées aux arbustes firent office des cailloux blancs du petit Poucet.

Glaive en main, la tête serrée dans un bonnet de laine brune, la troupe longea le ruisseau qui devenait un torrent, tant la côte, escarpée de rochers et d’arbres de plus en plus rares, était abrupte. De l’humus feutré, montaient des exhalaisons chaudes et poivrées. Souvent, les pas trébuchaient dans les racines et se prenaient aux pièges des plantes rampantes. Lorsqu’on heurtait un faisceau mouvant de lianes, une pluie légère et ralentie de pétales tombait. Toujours en avant, soucieuse et diligente, Lydé guidait la marche. Parfois, se retournant, elle distinguait, parmi les ombres de ses amazones, la belle silhouette de Dyonis. Alors, de son cœur, comme de la veine d’un rocher, bouillonnait une source limpide, tout irisée d’amour.

Les arbres s’éclaircissent. Une rude montée est gravie. La forêt oblique à dextre, profilant sa lisière sur un plateau de graminées et de buissons. La crête du Satyre se trouve en contrehaut.

Lydé divise sa troupe en trois groupes. Elle au milieu, avec Dyonis et son amazone de liaison. Les autres à droite et à gauche, avec mission de se rabattre de part et d’autre, lorsque la décuria exécuterait son coup de main.

Une fois hors de la lisière, montrant la sinuosité de la crête, Lydé dit à Dyonis, maintenant à côté d’elle :

— C’est là-haut. Écoute ces petits cris d’oiseaux toujours les mêmes, qui se propagent sur une longue ligne. Ils marquent le front des sentinelles vénusiennes. Elles se donnent ainsi le signe de reconnaissance. Maintenant, il faut ramper.

Souple comme une couleuvre, Lydé avança, tellement collée au sol que les hautes herbes la cachaient parfois à la vue du chevalier lui-même. Il rampait cependant avec agilité, pour se tenir aussi près que possible de la bien-aimée. Une fois, leurs mains se touchèrent. Durant une seconde ils restèrent sur place, pour croiser leurs doigts :

— Je t’aime ! murmura Dyonis que l’émoi de l’aventure transportait.

— Dyonis au joli nom ! murmura la petite amazone, en prolongeant le souffle de ses paroles d’une vibration infinie.

Lydé entendait la multitude d’insectes qui crépitaient dans l’herbe ; elle respirait l’odeur fauve de la terre chaude, et pourtant n’écoutait, et ne sentait que la grande joie carillonnée et parfumée de son cœur épris. Elle était soulevée et comme emportée par des vagues de bonheur galopantes. Peut-être n’avait-elle pas encore entièrement vaincu à l’égard du sexe masculin cette répulsion irraisonnée qui lui venait de son éducation première. Mais l’image de Dyonis la possédait délicieusement. Nulle résistance. Aucune appréhension. En elle, les longs et profonds tressaillements de la femme à qui la vie se révèle par l’intercession de l’homme et de l’amour. Ah ! dans un instant, si le combat s’engageait, comme Lydé, déjà si réputée pour sa jeune bravoure, saurait se battre et faire le vide autour du bien-aimé ! Divine sollicitude de l’amante qui rend l’homme plus confiant, plus fort et mieux inspiré dans un monde décevant, presque toujours ennemi !

Attentive néanmoins à son rôle, Lydé venait d’élever la main pour faire signe de s’arrêter. La brise nocturne roulait un flot d’aromes. Des bruissements minuscules égratignaient à peine le silence obscurci. L’amazone du trio s’était serrée contre le chevalier. Dyonis sentit son souffle chaud sur l’une de ses mains, puis comme le frôlement de deux lèvres peureusement hardies. Une houle de volupté semblait incliner les chaumes aromatiques. Et deux yeux phosphorescents de femme cherchaient les prunelles du jeune homme, comme pour les violer. D’un coup de reins, Dyonis se rapprocha de Lydé. Le cou tendu, l’oreille aux aguets, la décuria épiait la ligne sinueuse de la crête, maintenant tout proche.

Un froissement d’herbes. Féline, l’amazone en folie enlaçant brusquement Dyonis, chercha sa bouche en haletant. Ses doigts se recourbaient ainsi que des griffes. De sa gorge sortait un susurrement de sirène. Crispation tragique de trois êtres dans le silence et l’immobilité, tout près de l’ennemi. Un bras nu, glissé impérieusement sous le cou de Dyonis, se fermait et ramenait son visage contre une bouche altérée de désir.

Le chevalier se redressa violemment, soulevant la femme nouée à lui.

D’un bond, le glaive nu, Lydé s’était relevée aussi. Alors la folle amazone se rejeta de côté et roula dans l’herbe.

Aussi prompt en son amour que Lydé dans sa colère, le chevalier saisit la décuria par les poignets et, l’ayant ramenée à genoux près de lui, posa la tête sur son épaule en murmurant :

— Il n’y a qu’une bien-aimée : toi !…

Le pressant sur sa poitrine, Lydé dit amèrement :

— Elles sont toutes comme des possédées autour de toi. Tu es tellement l’image révélatrice de l’amour défendu ! Mais, je la tuerai, Syra, je la tuerai. Que n’a-t-elle déjà ma lame en travers du corps ! Cela avertirait les autres.

Elle voulut s’élancer de nouveau vers l’astucieuse. Le chevalier lui dit fort à propos :

— On va t’entendre, là-haut.

— Oui, tu as raison, marmonna Lydé entre les dents, cela se réglera plus tard.

Et elle se remit à plat ventre, ondulant de tout le corps en avançant. On suivait maintenant une ligne de buissons à l’odeur forte et amère. Dyonis entendait derrière lui le froissement de l’herbe sous le corps de Syra, et cela l’inquiétait. Nouvel arrêt après cette reptation qui dura presque une heure. Pas très loin, on entendit un petit éclat de rire quelques paroles, des pas monotones, un bruit de lance posée sur le sol.

Lydé souleva son glaive.

— Quand je me lèverai, dit-elle à Dyonis, il faudra bondir aussi et rester tout près de moi.

Selon ce qui était convenu, la décurione emboucha un petit sifflet qui fit entendre le picotement du grillon. Des deux groupes, pas loin, la réponse vint.

Encore un rampement, le souffle suspendu.

— Ohé ! qui vive ! cria une voix inquiète.

Lydé bondissait déjà sur ce cri, pour ainsi dire. Dyonis et Syra étaient à ses côtés, avec un souffle aigu sur les dents.

Une javeline siffle, Syra tombe à la renverse, ouvrant les bras et avalant un grand cri de douleur.

— Couvre-toi de ton bouclier ! cria Lydé au chevalier.

À peine achevait-elle ces paroles, que, dans l’emportement de leur course, ils donnaient tous deux dans un filet qu’ils n’avaient pu voir et dont le panneau supérieur s’abattit lourdement au sol. En se débattant ils s’embrouillèrent dans les mailles. Des cordes tirées fermèrent la nasse.

— Mon beau chevalier, fit Lydé, nous sommes pris. Ah ! je n’aurais pas dû t’emmener.

— Que m’importe ! répliqua Dyonis, puisque je suis avec toi !

Un bruit de pas, des heurts de boucliers : une voix inamicale dit au-dessus d’eux :

— Si vous bougez, nos lances vous clouent au sol comme des scorpions.

Tout à côté, on se bat. Tumulte de voix, coups retentissants, et, bientôt, des cris aigus, des imprécations, puis un piétinement qui recule, une course qui s’éloigne, tandis que, dans l’herbe, gémissent des femmes.

Lydé et Dyonis se sont pris par la main. Tout leur être écoute.

— Vous vous rendez ? demanda une voix.

— Il le faut bien ! répondit rageusement Lydé.

— Ta parole.

— Tu l’as.

— Qui es-tu ?

— Decuria Lydé, de la Légion Amarante.

— Bien.

Le filet est retiré. Les deux amants se lèvent entre les lances dardées. On prend leurs épées. Puis, une escorte les conduit dans l’intérieur de la ligne.

Regardant la croix du Sud, Dyonis de Saint-Clinal crut voir sa bonne étoile qui brillait toujours bien que Lydé eût dit en lui serrant les mains avec désespoir :

— Nous allons mourir ensemble.

Presque à la même heure, véritablement grisé par le doux bercement de la navigation aérienne, le Révérend Père Loumaigne et sa compagne Lycisca étaient déposés dans une prairie située aux confins de l’immense parc de Venus Victrix. Presque aussitôt, l’avicella reprenait son vol. La Bellatrix dea avait prévenu le Jésuite qu’une Vénusienne affidée l’accosterait après son atterrissage. À peine sa compagne et lui avaient-ils fait quelques pas sur le gazon humide, qu’une silhouette apparaissait dans le bleu foncé de la nuit. Lycisca alla à sa rencontre. C’était bien la personne attendue.

— Suivez-moi, vite, dit l’ombre, car l’alarme est donnée.

On entendait, en effet, des pas précipités sur une allée éloignée.

D’un bouquet d’arbres à l’autre, le groupe gagna un bosquet et s’enfonça profondément sous le couvert. Il suivit ensuite un petit sentier capricieux. Arrivée près d’un cirque de roches emmantelées de lierre, la Vénusienne poussa la porte d’un petit temple circulaire où brûlaient deux lampes et des cierges :

— Entrez, dit-elle, et demeurez là jusqu’au matin. Quand vous entendrez des pas approcher, prosternez-vous au pied de la Vénus matinale, et ne bougez plus. Lorsque la prêtresse vous questionnera, dites que vous venez auprès de la Déesse, de la part de la Bellatrix dea, pour lui parler de la paix de l’Île. On vous conduira au palais. Ensuite, je vous donnerai d’autres indications. Maintenant, salut, car il est temps que je m’éloigne.

Le Père Loumaigne et Lycisca restaient seuls dans le sanctuaire qui sentait l’encens et la cire fondue. Une fine Vénus de marbre rose les regardait, les joues creusées de fossettes comme par un sourire.

Agenouillé, le Révérend Père pria la Sainte Vierge sans être troublé par cette image païenne.

Lycisca vint à ses côtés.

— Mon Père, dit-elle, apprends-moi à prier comme toi.

Mains jointes, la jeune amazone répéta le Pater et l’Ave Maria, et elle crut voir alors une étoile s’allumer au front de la Vénus impudique.

Puis elle s’endormit comme une enfant, sur le tapis du temple, tandis que le Père Loumaigne, envisageant les événements prochains, assis dans une cathèdre de cyprès, s’assurait qu’il possédait toujours, avec la force de l’esprit, la virile pureté de son âme.