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L’Île des Femmes/18

La bibliothèque libre.
Aux Éditions du monde nouveau (p. 192-222).

xviii

VENUS VICTRIX


Ce fut par un sifflotant et roucoulant charivari de volière que la douce Lycisca et le Père Loumaigne se trouvèrent réveillés dans le temple de la Vénus matinale.

Le Père profès sortit le premier, afin de ne pas gêner la jeune amazone qui avait, sans doute, quelques soins à donner à sa beauté, comme toute femme à son lever.

Matin bleu dans les trous des feuillages et tamisé de vert par les hauts bambous noirs, les eucalyptus gigantesques et les palmes étalées. L’odeur végétale était mouillée de rosée. Des gouttelettes irisées tombaient sur les mousses. À la cime des arbres, les oiseaux enivrés chantaient dans le soleil levant. Tête nue, le Père Loumaigne respirait largement. Il ne s’abandonna pas longtemps au monde extérieur, si frais, si renaissant et nouveau autour de lui, bien qu’il fût passionnément sensible à sa poésie. Bientôt, rafraîchi d’air limpide, il rentrait ses regards éblouis. Les mains jointes sur sa bonne santé et tournant inconsciemment autour des roches ornementées de lierre, toute son âme se recueillait. Pieuses matines d’un chrétien viril : l’élan de sa ferveur attirait en sa prière toute la force d’âme de cet homme religieux et militant. Sans penser à son dessein, sans exciter sa volonté, il sentait sa décision à l’action prochaine, comme un état de grâce. Il pouvait passer immédiatement de ce moment d’attente et de recueillement à la réalisation de ses devoirs. Il était prêt avec une sereine et puissante énergie.

Lycisca sortit, coiffée, son grand manteau sur un bras.

— Avez-vous bien dormi, mon enfant ? demanda le Révérend Père.

— Comme les anges dont vous me parliez hier soir.

La jeune amazone donnait au Jésuite un long regard ingénu et confiant.

Le P. Loumaigne rendait à ce regard, sans ciller ni biaiser, le rayonnement du sien, qui retournait vers son âme, aussi pur qu’il en était parti. Et ce regard, dans lequel il y avait tant d’amour, d’amour sans concupiscence, fit souffrir furtivement la femme en Lycisca, sans qu’elle sût pourquoi.

— Vous êtes sûre, demanda encore le Père, bien sûre, que je ne vous aurai point exposée à quelque cruelle épreuve en vous laissant m’accompagner ?

— Qu’importe, puisque je suis avec vous !

Riant avec franchise, le Père répliqua :

— Avec moi qui vous ai tant rudoyée. Vous auriez pu me haïr…

Pour toute réponse, Lycisca laissa fuir un regard de reproche. Puis elle dit doucement :

— J’ai aimé votre force, ensuite l’ineffable protection de votre bonté…

— Et moi, repartit vivement le Père, j’aime bien davantage encore en vous, mon enfant, l’oubli de l’injure et l’amitié de votre cœur, de votre cœur chrétien sans le savoir, puisqu’il rend le bien pour le mal, ainsi que nous a commandé de faire le fils de Dieu et le fils de l’Homme, notre divin maître Jésus-Christ. Pourtant, je suis soucieux. Mon cœur resterait inconsolable si votre dévouement, que j’ai accepté, devenait un sacrifice.

— Ne craignez rien, répondit allègrement l’amazone. Je vous le répète, notre sauvegarde est entièrement assurée dans le cercle de Venus Victrix, pourvu que nous ne commettions aucun sacrilège, que nous honorions la déesse, ne profanions pas ses images, et obéissions pour le reste à l’ordre établi par les prêtresses.

— Parfait, répondit le Révérend. Mais qu’allons nous faire maintenant ?

— Attendre, comme nous l’a prescrit l’amazone hier soir.

Lycisca écoutait, les yeux à demi fermés.

— Pas longtemps, reprit-elle… des pas approchent, par là…

Lycisca se drapa dans son manteau. Secouant les épaules et prenant bien son aplomb, le Père Loumaigne se tint immobile, la gerbe fine et annelée de sa barbe tombant d’un jet sur sa large poitrine. Lycisca admirait ce noble visage, rosé de sang, si vigoureusement jeune, en sa maturité, avec son front ferme et uni, son nez court, ses yeux fauves, couverts de sourcils épais, et sa bouche saine, rendue si belle par un constant sourire spirituel. Lycisca tressaillait, en sa contemplation naïve, d’un amour craintif, mystique, sillonné d’émois et d’inquiétudes.

Les pas dans le sentier devenaient distincts. Deux hommes parlaient fort. Lycisca vit que la barbe du Père frémissait et que ses lèvres remuaient sans prononcer les paroles qu’elles formulaient. Elle-même, d’ailleurs, devint fort surprise, car les mots des arrivants qu’elle saisissait lui étaient inconnus.

— Quelle est cette langue ? interrogea-t-elle. Je ne comprends rien.

— Le provençal ! La langue de mon pays !… s’écria le Père Loumaigne avec enthousiasme. Sans tarder ils s’élança dans la direction d’où provenaient les voix.

Peu après, Lycisca, demeurée près des roches, vit apparaître deux hommes enveloppés dans des himations de laine brune : l’un grand, maigre de figure, avec des lunettes d’or ; l’autre courtaud, trapu et qui fumait la pipe. Ces inconnus et le Père coururent l’un vers l’autre, les bras tendus pour une étreinte qui se produisit dès qu’ils se furent rejoints.

Le Père Loumaigne venait de retrouver maître Onésime Pintarède et le capitaine Le Buric.

Reculant un peu, en râclant des sandales, ses deux bras toujours tendus, le Père profès s’écria jovialement :

— Ma parole, vous avez l’air, l’un et l’autre, de moines fainéants ! Êtes-vous gras, florissants, reposés !…

— Oui, fit Le Buric en cognant le fourneau de sa pipe sur l’ongle de son pouce, oui, ce naufrage de malheur nous a assez bien réussi.

— Quelle allégresse ! mon cher collègue, intervint Onésime Pintarède, lorsque nous avons su hier soir que vous étiez sauvé aussi, avec notre chevalier et ce brave lieutenant de Tamarix ! Sacrédié ! votre surprise doit être grande. Vous ne vous attendiez certainement pas à nous voir débusquer soudain de ce sentier.

— Je savais depuis quelques jours que les Vénusiennes vous avaient recueillis, répliqua le Révérend. Le chevalier et moi en avons éprouvé un soulagement indicible.

En quelques mots, le capitaine Le Buric narra comment le naturaliste et lui, accrochés à un coffre de l’étrave, avaient flotté jusqu’à la côte où une patrouille de cavalières les fit prisonniers.

— Nous nous croyions perdus, d’après ce qu’avait dit la jeune personne venue à notre bord en pleine bataille. Il n’en a rien été. Après une nuitée verrouillée dans un corps de garde, on nous conduisit dans ce paradis terrestre où, depuis, nous nous trouvons si fournis de tout, si librement paresseux, qu’il n’est pas, en Turquie, de pachas plus heureux que nous le sommes, sauf pour les femmes, bien entendu, puisqu’il est défendu d’y toucher ici. Mais cela ne me prive pas, mon Père. Je n’en dirai pas autant, ajouta-t-il en gloussant de rire, de maître Pintarède. Mais passons à une autre chanson.

Le savant cessa de pointer vers le nez le bout frétillant de sa langue.

— Demandez-lui plutôt, dit-il en désignant Le Buric, demandez-lui s’il croit toujours au diable ?

— Non, certes, répliqua le capitaine. Celui qui m’aurait dit, au surplus, que je pourrais atterrir avec plaisir et contentement dans une terre gouvernée par des femmes, m’aurait fait sauter d’indignation comme un baril de poudre. Et pourtant, il est vrai que je me plais sur ces bords ! Il faut dire que les choses y sont ainsi arrangées, qu’un homme insociable comme je le suis, y trouve soulas et paix. Pensez donc, Père Loumaigne, les femmes y sont défendues ! Elles ne vous parlent qu’à distance respectueuse. Alors, moi qui n’ai rien à leur demander, rien à leur dire, je suis parfaitement tranquille. En aucun lieu de la terre, je me trouverai moins gêné qu’ici par l’engeance féminine.

— Le capitaine exagère, fit Onésime Pintarède. Il y a partout des arrangements avec le ciel, même dans cette île vénusienne où les femmes non amazones ou prêtresses sont de bonne grâce, ou, en tout cas, de charmante compagnie.

— Vieux païen ! vieux paillard ! s’écria le Père en riant, tant il était ravi d’avoir retrouvé ses compagnons.

Un chant, une mélopée lente, de récitations, interrompit le colloque des Marseillais.

Lycisca courut vers le Père.

— La théorie des vierges vient déposer ses offrandes fleuries aux pieds de la Vénus matinale.

Maître Onésime Pintarède dit alors rapidement :

— Hier soir, une amazone nous a prévenus secrètement de votre présence ici. La prêtresse conduisant ce matin la procession des vierges est l’une de celles qui règnent sur la section du Collège des savants dont je fais partie, la section des nations étrangères. C’est une chance pour vous. Elle parle le français. Chaque jour, je tiens conversation avec elle dans notre langue. Elle a maintenant un bon accent.

— Et l’açent de Marseille, té, mon bon ! goguenarda Le Buric.

— Quand la procession passera, reprit le naturaliste, il faudra tous nous mettre à genoux, et vous l’anigousse, ajouta-t-il en regardant le capitaine avec un amical courroux, vous aurez soin de rentrer votre affreuse pipe.

— Il faut que le front touche presque à terre, indiqua Lycisca.

— Bien ! répondit le Père, et ensuite…

— Ensuite, reprit maître Pintarède, il est à supposer que la prêtresse me questionnera. Je répondrai par un léger petit mensonge.

— C’est-à-dire ? demanda froidement le Père.

— Que nous vous ayons rencontrés par hasard, vous et votre amazone. Ensuite et afin que je ne m’embrouille pas trop dans mes explications, il faudra vous hâter de prendre la parole pour dire l’objet de votre mission ici. Je parlerai français ; faites comme moi. La prêtresse sera ravie. Ouf ! chut, voici les premières robes blanches.

Lycisca était était déjà prosternée. Le Buric croula sur les genoux en homme habitué, Pintarède ploya rapidement ses jambes échassières. Seul, calme et grave, le Père Loumaigne tira un chapelet de sa soutane. Agenouillé à son tour à côté de Lycisca, il reprit l’oraison interrompue.

Les vierges, des jeunes filles de seize à dix-huit ans, arrivaient par deux sous leurs voiles innocents, si belles de jeunesse candide et de céleste beauté humaine, que le Jésuite lui-même en ressentit comme un transport d’admiration. Elles tenaient sur la poitrine, soit un thyrse, soit une gerbe de fleurs blanches ou pâlement roses. Aucune ne détourna ses regards vers les hommes prosternés dans le lierre, à quelques pas du sentier. Mais en passant près d’eux, leur chant eut une vibration plus sensible, comme un redoublement de mystérieuse ferveur. Les Marseillais entendaient le frôlement des voiles, le rythme des pas sur le sentier, et des effluves délicatement parfumées rendaient virginale leur respiration.

Lorsque toute la théorie des vierges fut dans le temple, une jeune vestale courut vers les Marseillais. S’adressant au naturaliste, elle dit :

— Homme, la prêtresse vous attend sur le seuil du temple.

— Mon Père, suivez-moi, fit Onésime Pintarède en relevant sa longue taille mécanique.

Une femme vénérable, aux cheveux blancs, attendait sur les degrés du temple.

Les deux Marseillais s’inclinérent profondément.

— Quel est cet homme ? demanda la prêtresse en montrant le Père Loumaigne.

Pintarède bredouilla son commencement d’explication. Le Père Loumaigne le relaya sans tarder.

— Je mets, dit-il, mon humble respect aux pieds de Votre Seigneurie altissime. Je suis un homme des pays lointains, naufragé en même temps que vos hôtes et recueilli par les Vénusiennes de l’autre camp.

— Comment êtes-vous entré ici ?

— En avicella.

— Pourquoi ?

— Pour la paix de l’île et pour l’amour de Dieu.

— Vous êtes prêtre, dans votre pays ?

— Oui, ma sœur, de la sainte Église du Christ.

— Régulier ou séculier ?

— Séculier, de la Compagnie de Jésus.

— Un Jésuite ?

— Oui, ma sœur.

— J’ai lu les œuvres de votre Ignace de Loyola.

— Grâces en soient rendues à Votre Seigneurie.

La prêtresse descendit quelques marches, hiératique, lente, avec un sourire de bonté.

— Le sentiment du divin seul nous unit, dit-elle.

— C’est le chemin assuré qui mène à Dieu.

— Et qu’entendez-vous faire ici ?

— Me jeter aux pieds de votre Souveraine, lui faire une communication de la part de la Bellatrix dea, la supplier surtout de ne pas faire couler le sang, de ne plus diviser les hommes et les femmes, de laisser les familles s’établir, toute femme être épouse saintement et mère…

— Et nous convertir au Christianisme…

— Si Dieu le veut, ma sœur.

La prêtresse parut songeuse, impénétrablement méditative. Le père Loumaigne, lui, égrenait paisiblement son chapelet, les yeux baissés.

La prêtresse reprit la parole doucement, mais en s’adressant cette fois à maître Onésime Pintarède :

— Gardez le religieux ici ; je vais rendre compte à la grande prétresse qui prendra les ordres de la Déesse. On viendra vous dire ce qu’il conviendra de faire ensuite.

Puis, au Père Loumaigne :

— N’irritez pas l’abeille ; apportez-lui du miel ; ne dérobez point le sien.

Et elle entra dans le temple plein d’hymnes et de piété.

Une heure après, le doyen du Collège des savants, section des pays étrangers, vint prendre les Marseillais.

Tandis que Lycisca était dirigée librement sur le quartier des amazones de la Légion sacrée, celle qui assurait la garde et la sécurité de la Cité de Vénus, le Père Loumaigne, suivant ses compagnons de La Centauresse qui jubilaient, arrivait au Collège des savants, où son logement était assuré à côté de ceux occupés par ses amis.

Le Collège des savants comprenait plusieurs vastes établissements dans un parc immense, ceint de grilles de toute part. Là se trouvaient des amphithéâtres, des laboratoires, des bibliothèques, un observatoire astronomique, des collections, des champs d’expériences, et si opulents, si riches, si merveilleusement outillés, que le savant Onésime Pintarède se trouvait comme un petit écolier devant une organisation scientifique dépassant le rêve même de toute imagination européenne.

En attendant d’être appelé devant la Déesse, le Père Loumaigne, véritable brasier de curiosité, questionnait insatiablement les savants auxquels il venait d’être présenté sur l’avancement de la science si prodigieux dans l’île. À une de ses interrogations, le recteur de la section des pays étrangers répondit en souriant :

— Dans les nations du vieux monde, la politique, l’ambition, la guerre, la famille, l’amour et toutes autres complications de l’existence, que vous connaissez mieux que moi et dont nous sommes, ici, tout à fait exempts, retardent vos conquêtes sur le monde. Dans l’Insula femina, nous sommes libres sans rivalité, sinon sans émulation ; nous n’avons à nous préoccuper d’aucun des besoins matériels de l’existence. Nos cerveaux se trouvent désencombrés de l’inutile ; les intelligences donnent à pleine force, individuellement et collectivement. Dans l’Île, personne n’est l’inventeur de rien, nous le sommes tous de tout. S’il arrive que l’un de nous fasse une découverte sensationnelle, celui-là demeure modeste, car sa découverte résulte presque toujours des travaux préparatoires de son collège, lequel la complétera, l’amplifiera aussitôt. La Science des Grecs, des Alexandrins, des Égyptiens fut notre point de départ. Par la suite, des incursions de notre marine sur divers points du globe nous ont permis de nous mettre au courant de la marche de la civilisation en Europe, dont toutes les langues sont étudiées ici, et enseignées à certains spécialistes. Nous avons ainsi profité de vous, mais en vous dépassant à tel point que les travaux que vous tentez, en ce moment, en physique, en chimie, en physiologie, correspondent à l’état dans lequel se trouvaient nos connaissances il y a cinq ou six siècles.

— Je comprends, fit le Père Loumaigne, je comprends, le progrès n’avance dans nos pays qu’à travers un maquis inextricable de circonstances contraires ou difficiles.

— Ensuite, reprit le recteur, chez nous, la morale, l’état des mœurs sont fixes ; seule évolue la connaissance. Je crois que le contraire se produit chez vous. L’instabilité spirituelle, morale et matérielle de vos civilisations se manifeste au détriment des conquêtes positives de l’esprit. Si vous aviez réalisé nos progrès d’ailleurs, vous en seriez les esclaves, j’allais dire les victimes !…

— Hélas ! soupira le Père Jésuite en levant les bras au ciel, hélas ! l’esprit du mal est terrible dans ce monde où Dieu cependant a révélé sa parole et sa volonté. Mais dites-moi, de quel prix ne payez-vous pas vos magnifiques acquisitions scientifiques ! Votre société me paraît régie contre les lois de la nature, contre les tendances sociales, et certainement pas selon la volonté divine.

Le recteur répondit avec force :

— Toute société est un abri, un refuge contre la nature monstrueuse, hostile à l’homme, marâtre pour l’espèce. Il n’est pas nécessaire d’obéir aveuglément à ses lois. La destinée humaine n’est supérieure, surbestiale, qu’autant qu’elle s’affranchit de la nécessité. Un état social digne de l’homme doit être une création de son intelligence, ou de sa raison, comme vous dites. Quant à la volonté divine, permettez-moi de vous dire qu’elle n’oriente que les âmes. Les corps lui sont indifférents. Hélas ! la planète n’est que le cimetière de la vie physique. Vous qui appartenez à l’un des ordres religieux des pays lointains, n’avez-vous pas discipliné votre existence selon des règles qui n’ont rien à voir, semble-t-il, avec l’empirisme naturel ?

Pour l’instant, le Père Loumaigne préférait se renseigner plutôt que de mener à fond le débat ouvert par le savant vénusien. Passant outre à ce qui venait d’être dit, il voulut poursuivre son enquête.

— Mais enfin, questionna-t-il encore, ce culte de Vénus ?

— Ne vous y trompez pas, coupa le recteur, il ne s’agit pas du culte aphrodisien de la déesse antique. Nous n’adorons ici que la mère, la gouvernante des hommes en sa divine beauté ! Un tel culte, vous le savez, plonge ses racines dans la plus reculée des traditions humaines.

Ce colloque avait lieu dans une vaste loggia de bignones. Le capitaine Le Buric, front fermé, regardait les volutes bleues de sa pipe ; maître Onésime intarède, absolument conquis à la civilisation de l’Insula femina, sortait de plaisir sa langue rose et approuvait le recteur avec des hochements de tête satisfaits.

Tête nue, ses larges pieds bien appuyés au sol, le Père Loumaigne se pénétrait surtout de ce qu’il entendait dire, ne manifestant ni surprise, ni contrariété. C’est d’un ton bonhomme qu’il dit :

— Il me semble que vous aussi n’êtes pas à l’abri des mouvements indisciplinés de la nature humaine. Votre île est en pleine révolution.

— C’est à mon tour, reprit le recteur, de dire : Hélas ! Toutefois, loin de favoriser les revendications des Masculines, ou même de traiter avec elles, nous les combattons énergiquement. Je voudrais, à ce sujet, m’expliquer au moyen d’une comparaison. On ente les arbres chez vous, n’est-ce pas ?…

— Parfaitement.

— Et souvent le plan sauvage pousse des surgeons qui étoufferaient et détruiraient l’espèce cultivée qu’il porte.

Le Père approuva d’un signe de tête, Alors, le savant vénusien reprit :

— La révolte des Masculines est la poussée de ces surgeons sauvages. Et comme un bon jardinier coupe impitoyablement ces rejets, nous élaguons toutes les reviviscences adventives de la nature primitive. La civilisation, ne l’oubliez pas, c’est le règne de l’artificiel, du voulu.

— Fort bien, répliqua le Père Jésuite. Toutefois l’homme n’est pas une plante. On peut réduire ses manifestations extérieures. Elles se reproduisent néanmoins avec plus de force en son âme.

Puis, après un silence et avec une éloquence contenue :

— La vie humaine n’est qu’un passage : heureux ceux qui le traversent en marchant vers le Dieu qui les appelle, sans se perdre dans les labyrinthes de l’intelligence, sans s’envaser dans les voluptés de la chair !

— Amen ! soupira maître Onésime Pintarède qui venait de réussir à donner un petit coup de langue au bout de son long nez.

Une messagère vint informer le Père que la déesse l’attendait.

Le recteur recommanda alors à l’étranger d’être prudent et retenu dans ses paroles, de bien se persuader aussi par avance qu’il allait se trouver en présence d’une créature rendue surhumaine par la vénération du peuple vénusien et par sa sublime prédestination.

Le Père Jésuite remercia le savantissime d’un sourire condescendant et suivit la messagère avec son calme habituel.

Il cheminait posément sur un sable fin, déjà arrosé par les esclaves, dans un paysage velouté de gazons humides, diversifié par les feuillages d’arbres et arbustes aristocratiques. Une véritable folie multicolore de fleurs épanouies à profusion dans les corbeilles, autour des habitations éparses et des monuments de marbre, d’un galbe léger, féminin. Des statues polychromes de déesses escortaient l’allée suivie par le Révérend Père, que tant de beauté voluptueuse et raffinée sursaturait de couleurs, d’aromes et de formes.

Il venait de franchir avec son guide une grille aux battants de cuivre. C’était maintenant un spacieux dallage rose, quadrillé de plates-bandes ornées d’arbres rendus nains, grêles, à la manière japonaise, et couvertes, au ras du terreau, de curieuses plantes grasses qui ressemblaient à des faïences. Sur le fond de cet hémicycle, apparaissait dans sa pleine gloire architecturale, le palais de Vénus Victrix. D’abord, un immense péristyle circulaire à colonnes blanches, donnant accès à une seconde cour, dont le palais à tourelles gracieuses et façades sculptées achevait l’ovale. En recul, très haut par rapport aux toits étagés, ce qui indiquait, par l’harmonie des proportions, l’immensité de l’édifice, s’érigeait le dôme surmonté lui-même de la colonne portant la statue de Vénus victorieuse, avec son homme de bronze écrasé sous ses pieds.

Il fallut traverser la salle des gardes où les grandes amazones dorées, lance au poing, exerçaient leur vigilance. Le Père, ébloui et fuyant ces visions, se trouva ensuite dans un jardin intérieur, rappelant l’admirable Généralife de Grenade. Ce patio et un second corps de garde traversé, la Vénusienne fit monter au Père sept marches lamellées d’argent. Là commençaient les appartements privés de la déesse. Le Révérend Père se trouva quelque peu effaré dans une immense antichambre à colonnettes d’émaux, entre lesquelles se tenaient droites de merveilleuses jeunes femmes, toutes nues sous leurs voiles transparents. Dans son ensemble, et par ses verrières cloisonnées, ce décor inimaginable de mosaïques, de meubles opulents, d’objets d’art, de tapis, de tentures et de coussins donnait une sourde et profuse symphonie en bleu. Le Père Loumaigne crut respirer une haleine de perdition dans les délices parfumées de cette serre féminine.

La messagère s’était effacée. Une grande femme solennelle, aux mains lourdes de pierreries, s’approcha du Jésuite.

— L’étranger ? dit-elle.

Le Père s’inclina.

— Vous parlez le vénusien, paraît-il ?

— Suffisamment.

— Bien, suivez-moi.

Cette Vénusienne, impériale par son costume comme par l’altière et sombre beauté du profil, ouvrit la porte d’un cabinet carré, entouré de banquettes. Déjà si ébloui par tant de magnificence, le maître de Dyonis crut entrer dans un écrin, comme un objet précieux. Lorsqu’il se fut assis, la Vénusienne, d’un haut rang sans doute, pressa sur un bouton. À la grande surprise du religieux, en train de songer aux splendeurs fabuleuses de Babylone, un lustre s’alluma au plafond tandis que le cabinet s’élevait tout seul, d’un mouvement continu, vers les hauteurs de l’édifice. Après quelques minutes d’ascension, un arrêt se produisit. Le Père et sa conductrice, sortis du cabinet, se trouvèrent sur une vaste terrasse à balustres, entourant le dôme, un véritable palais octogonal, à trois étages sous la coupole. Des colosses nègres, demi-nus, montaient la garde par deux, devant chaque issue, avec une massue de bronze dans leur poing noir.

La Vénusienne dit alors au Père :

— Vous verrez la Grande-Prêtresse d’abord. C’est elle qui vous conduira ensuite auprès de la Divine.

Avant de franchir la porte d’airain qui venait de s’ouvrir, le Jésuite émerveillé jeta un regard sur le panorama aperçu de cette hauteur. Toute Vénusia, sa houle de jardins et d’édifices, descendait jusqu’à l’Atlantique illuminé de soleil. Il songea alors à sa première vision de l’île-femme à bord de La Centauresse, et à son cher Dyonis. Que devenait-il, son élève ? Ne lui était-il point arrivé malheur au cours de cette expédition qu’il avait désapprouvée ? Il était loin de soupçonner, l’excellent précepteur, que son Éliacin se trouvait prisonnier, à cette heure, des farouches Vénusiennes.

Lorsqu’ils eurent franchi encore trois boudoirs avec des coussins et des divans chargés de femmes aux yeux phosphorescents dans l’ombre, le Père se trouva devant la Grande-Prêtresse, bariolée de costume, extraordinairement fardée et cependant sacerdotale d’attitude et de gestes. Elle fit un signe, et la conductrice du Père s’éclipsa.

La Grande-Prêtresse considéra un instant le Jésuite, incliné sans dire un mot. Puis, d’une voix de contralto, en un français prononcé presque à l’italienne, mais fort correct et élégant :

— Avez-vous, Monsieur, de bonnes nouvelles de Sa Majesté, le roi Louis seizième ? demanda-t-elle.

Le Père sursauta. La Vénusienne alors sourit avec satisfaction et continua :

— Et Sa Sainteté, le Pape Urbain VIII ?… L’Église catholique et romaine me paraît bien malade.

Le P. Loumaigne répliqua :

— Que Votre Seigneurie se rassure. Dieu ne laissera pas périr son Église, quelles que soient les funestes erreurs du siècle.

— De loin, reprit la Grande-Prêtresse, j’aime bien votre pays, votre pays dont le plus grand homme fut et restera certainement une femme que vous honorez bien peu, après l’avoir brûlée : Jeanne d’Arc, la bonne Lorraine.

Le Père était vraiment interloqué. Alors, la Grande-Prêtresse, amusée par l’ébahissement du Jésuite, reprit :

— Ainsi, vous venez auprès de nous de la part des Mascouliné ?

— Oui, et pour l’amour des habitants de toute cette île.

— Êtes-vous porteur d’une mission écrite ?

— Non, ou tout au moins, ce que j’ai à dire n’est écrit qu’en mon cœur.

— La Déesse consent à vous voir. Ce sera la première fois qu’un étranger pénétrera ici. Je pense n’avoir aucune recommandation à faire à un homme tel que vous. Puissiez-vous favoriser la paix de l’île. Il est très douloureux de voir couler le sang de ses brebis.

— J’y tâcherai de toute mon âme, reprit le Père.

— Suivez-moi. Je vais vous introduire.

Encore une enfilade de salons. La Grande-Prêtresse souleva une tenture et laissa le P. Loumaigne seul dans une grande pièce lumineuse où des amazones encore montaient la garde dans une immobilité hiératique.

Une jeune canéphore en tunique de lin hyacinthe, ses belles tresses blondes tombant sur les épaules, vint prendre le Révérend.

L’instant décisif approchait. Le Père Jésuite n’était pas ému. Entièrement repris par la vigoureuse simplicité de son âme, il ne pensait plus qu’à sa mission, sentant déjà s’affirmer en lui toute la force d’une indomptable volonté. Ayant passé entre deux lourdes tentures qui venaient de s’ouvrir, il fut frappé soudain d’éblouissement, comme un diamant illuminé de soleil.

Il était au seuil de l’oratoire de la Vénus victorieuse. La déesse attendait, assise sur un trône, en haut de gradins couverts de tapis fabuleusement historiés. D’un premier regard, le Père aperçut la majesté inaccessible de la souveraine, la Grande-Prêtresse à ses pieds, et, couchées au bas des gradins, des femmes noires, jeunes, sculptées dans du bronze humain, et qui, félines, jouaient avec de petits serpents ocellés. La Vénus lumineuse de beauté, ces aphrodites de la nuit, les mosaïques du pavé, les vitraux bleus et rouges bordurés de platine, les caissons du plafond où était peinte une mythologie inconnue, tout cela était dans le regard du Jésuite comme l’encens léger et pur des cassolettes dans sa respiration. Instantanément, avant qu’il eût commencé sa génuflexion, le Père saisit une image plus précise de la déesse, de sa beauté d’impéria, cruelle à force d’être excessive et dominatrice jusque dans les artères et les veines de celui qui en affrontait l’étrange fascination.

C’est d’une voix tremblante, incroyablement émue, que le Père dit, presque en même temps qu’il captait ces visions extraordinaires :

— Je mets aux pieds de Votre Majesté l’humble respect d’un homme des pays lointains.

La Déesse ouvrit lentement ses lèvres carminées :

— Relevez-vous, dit-elle, d’une voix dorée et chantante.

Le Père obéit. Son franc regard osa se porter sur la face de sa divine interlocutrice. Oh ! ce front pur éclairé d’un jour égal, l’arc des sourcils, ce nez droit, ces yeux, ces yeux profonds, intenses, ces prunelles de l’Aphrodite glaucopis dont le pauvre Jésuite sentait le rayonnement traverser toute son humanité sensible. Avant toute autre parole, il se trouvait subjugué par cette présence, dont le prestige, autant que la beauté, semblaient surhumaniser la femme.

— On m’a rendu compte, reprit la Déesse, de l’objet de votre mission. Je sais comment vous êtes entré dans la Cité sainte. Le caractère de votre personnalité m’a été révélé. Je vous reçois, mais sachez que ce n’est pas en qualité d’envoyé de la Bellatrix révoltée, sacrilège, criminelle ; vous êtes ici, devant moi, un délégué du dieu des Hommes. Parlez.

Le Père Loumaigne redressa sa haute taille, et, tout enveloppé de la noblesse de son caractère, essayant de ressaisir la gouverne de son esprit, il répondit :

— Je supplie Votre Majesté de ne juger la témérité de ma démarche que d’après les humbles et fervents sentiments d’humanité qui m’ont amené à ses pieds. J’ai sollicité avec insistance, de celle que vous appelez la Bellatrix rebelle, la mission que je remplis ici pour l’amour de Dieu et de sa créature. La pacification du terrible conflit est mon seul but.

À ce moment, une femme entra, tenant un papier dans la main. Elle gravit les marches du trône, se prosterna et tendit son pli en se relevant.

Le Père Loumaigne vit les sourcils de la Déesse se froncer en lisant. Elle immobilisa une seconde son regard. Puis, rendant le papier, elle dit à voix basse, mais distincte :

— Qu’on les mette dans la cage d’infamie. Procédure ordinaire et rapide pour l’amazone.

La femme agenouillée, qui était un ministre de l’île, se releva et sortit en regardant le Jésuite d’un air dur.

Le Père tressaillit sans le laisser paraître en écoutant l’ordre qui venait d’être donné. Ne s’agissait-il point de l’imprudent Dyonis et de sa jeune compagne ? L’ombre d’un pressentiment donna du malaise au précepteur.

La Déesse, le reprenant sous l’emprise de son regard souverain, dit alors :

— Donnez-nous le message du Dieu des hommes.

Le bras tendu et sa belle tête érigée, le Père, ainsi provoqué, s’écria avec sa mâle éloquence :

— Le dieu des hommes et de toute l’humanité, l’unique dieu de l’univers, celui qui commande aux rois et aux peuples, a fait ce commandement à l’origine des temps :

« L’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et ils seront deux dans une même chair. »

— Moi, fit la Déesse sans sourciller, je vais vous dire le commandement de la Grande Vénus ouranienne, dont je suis la fille parmi les humains :

« Vénus, qui règne aux cieux et sur terre, à créé la femme à son image et tiré l’homme de la bête pour la servir de sa force brute et de ses instincts intelligents.

« La femme sera l’abeille et la reine de la cité sous le règne de ma Fille unique. Ma fille possèdera les hommes, les enfants, les troupeaux et les champs, car en elle seule réside le signe de toute souveraineté et domination.

« Les vierges guerrières garderont la cité et maintiendront dans les sillons, autour de l’enclume et au cœur du gynécée les hommes sauvages, par les femmes domestiqués.

« La femme enfantera par l’homme, pour qu’elle soit mère et souveraine de toute l’humanité.

« Ma fille sera toujours appelée Vénus victorieuse, parmi les races qu’elle soumettra à ses lois, afin que règne à jamais sur le monde la femme, seule touchée de la grâce surhumaine et de la beauté divine.

« L’homme restera fils de la terre où vivent les serpents, les chiens et les lions ; et la femme, fille des cieux, où tous les dieux me sont soumis comme des esclaves. »

Le Père alors, élevant la voix et donnant avec puissance :

— La nature même à laquelle la volonté divine a imprimé sa loi, contredit cette genèse. Sauf en votre île, sur aucun point du globe une telle monstruosité ne se remarque. L’instinct même des filles de cette terre proteste contre l’esclavage de l’homme. Être épouse, être mère, participer à toute la vie humaine au sein du foyer sacré de la famille dont elle est l’ange gardien, voilà le sort de la femme, voilà la conquête que poursuivent celles que vous appelez des Masculines. La Bellatrix dea vous demande de supprimer la cité de Venus Genitrix, de laisser l’homme et la femme s’unir pour être père et mère et afin de voir leur union réalisée et sanctifiée dans l’enfant. Accomplissez cette réforme que Dieu exige, ce Dieu qui se révèlera tôt ou tard en cette île et les Masculines redeviendront toutes vos filles soumises. Si vous tirez ce soir un feu blanc du palais, ce sera signe de paix, la Bellatrix dea vous enverra ses conseillères pour discuter le nouvel ordre dans lequel vivra votre peuple. Si vous tirez un feu rouge, ce sera la guerre impie, la guerre inexpiable !…

La Déesse s’était levée, frémissante, irritée.

— Homme des pays étrangers, sache que nos desseins sont plus grands, plus vastes que tout ce que tu peux imaginer. Les temps étaient venus de commencer la conquête du monde où les Vénusiennes doivent régner. Nous étions prêtes avec notre marine à nous saisir de quelques points les plus importants du globe. On ne peut nous résister, car le génie féminin dépasse, et de beaucoup, les talents des hommes qui ne seraient que des dégénérés comme chez vous, si nous n’avions ouvert une civilisation favorable à leurs travaux. Je méprise la Bellatrix dea. Mon armée est prête. Ce soir, le feu rouge, le feu de guerre éclairera le ciel. Quant à vous, homme jupitérien, homme dangereux, retournez auprès de celle qui vous a envoyé. Dites-lui que je lui demande, que j’exige sa soumission rapide. Qu’elle lance à son tour le feu blanc ou le feu rouge, selon ce qu’elle aura décidé. Et sachez que Vénus régnera dans un cas comme dans l’autre. Dixi.

La Déesse s’était levée. Elle allait disparaître derrière des tentures, lorsqu’un long grondement, une sorte de cri de douleur de la terre emplit l’espace, tandis que la pièce semblait soulevée et chavirée. Des craquements, des écroulements. Dans l’oratoire, les poteries se fracassèrent ; le Père Loumaigne fut projeté à la renverse sur la mosaïque ; une violente lueur rouge frôla les vitraux comme la fulguration d’un éclair. Les négresses burlaient d’effroi. La grande-prêtresse tenait dans ses bras la Vénus victorieuse rigide comme une statue.

Relevé, le Jésuite tonna :

— Craignez la vengeance divine, ô souveraine !

La déesse avait disparu. Des femmes glapissaient dans les vestibules :

— Le tremblement de terre !

Les jeunes négresses, yeux blancs et bouche blanche, fuyaient en soulevant des tapisseries.

Le Père Loumaigne restait seul, au milieu du désastre.

Alors, il se mit à genoux pour prier.

Le Jésuite était si perdu dans son oraison, qu’il n’entendit point un pas léger approcher de lui. Une main se posa légèrement sur son épaule. C’était la déesse.

— Homme, dit-elle doucement, nous sommes seuls. La terre vient de trembler. Nos savants avaient prédit l’événement ; leurs instruments l’annonçaient. C’est le feu intérieur de la terre. Le volcan vomit maintenant des fumées de soufre et des vapeurs brûlantes. Écoute-moi bien et jure sur ton Dieu que ce que je vais dire restera dans le secret de ton âme.

— Je vous le promets, Majesté !

— Eh bien ! moi la souveraine de l’île, la Vénus irritée, je voudrais bien aussi être une mère, une femme, une simple femme, comme celles de ton pays que nous connaissons bien, car nous avons à Paris des émissaires qui nous envoient fréquemment des nouvelles par les ondes de l’air.

— Eh bien ! alors, fit le Père étonné, pourquoi Votre Souveraineté ne permettrait-elle pas à toutes les femmes de réaliser ce qui est le vœu profond de la créature ?

— Parce que je ne suis pas moi, parce que j’obéis à une longue tradition, à l’ordre établi, à la loi de mon sacerdoce, à celle de la souveraineté que vous invoquez. Je sais que je serai inflexible dans mon rôle et j’en gémis.

La grande-prêtresse survint alors, suivie des négresses.

— Allons visiter le palais, dit la Déesse, en reprenant son air de majesté. Faites reconduire l’homme étranger auprès de ses compagnons. Un sauf-conduit lui sera délivré, s’il désire retourner auprès de la Bellatrix dea. Et que ce soir, le feu rouge soit lancé.

Et elle sortit, lente, avec un pas d’idole indifférente.

Le Père Loumaigne attendait. Personne ne venait le prendre. L’antichambre voisine était libre. Il visita alors le sanctuaire de la déesse bouleversé. Un pupitre était renversé, avec un gros livre ouvert sur le tapis, dont la reliure se rehaussait de pierreries. Un livre. Le Père le souleva. C’était l’histoire secrète de l’île. Il lut avidement les premiers feuillets et c’est ainsi que lui fut révélée l’origine de cette étrange colonie de femmes.

Sous le règne de l’empereur Hadrien, des dames romaines de la péninsule ibérique, toutes adeptes du culte de la Bona dea, avec la permission de leurs maris, étaient parties en mer sur un vaisseau militaire, garni d’esclaves rameurs. Une tempête brusque survint au cours de la promenade, avec un fort vent de terre poussant l’embarcation au large et dans le sens d’un courant qui l’entraîna vers les lointains mystères de la mer océane. Des jours et des nuits passèrent. L’océan se calma. Les esclaves marins tendirent les voiles. L’embarcation naviguait à vive allure. Toujours point de terre à l’horizon. La trirème était pourvue de son approvisionnement de guerre. On vécut de galette, de viande fumée et d’hydromel. Durant plus de deux mois, la frêle embarcation chargée de femmes flotta dans l’océan désert, sous un ciel traversé de grands oiseaux blancs. La chaleur devenait de plus en plus brûlante. Enfin, certain jour, une côte dessina ses anfractuosités à l’horizon. C’était l’île actuelle où le vaisseau des femmes débarqua.

Parmi les romaines perdues dans un autre hémisphère, se trouvait une matrone de génie : Julia Sénecion junior, connue pour sa haine de l’homme et pour ses idées sur un monde où la femme restaurerait l’empire des amazones guerrières. Gouverneuse de l’île, elle se fit appeler Myrina, en souvenir de la grande conquérante. C’est elle qui organisa le culte de Vénus, en édifia l’organisation sociale et voua les hommes descendants des esclaves rameurs à une servitude perpétuelle.

Entendant des pas, le Père ferma vivement le livre sacré, heureux d’être renseigné enfin sur le mystère de l’île.

On venait le prendre. Il traversa l’affolement du Palais bouleversé et rejoignit ses amis, en côtoyant de larges crevasses qui s’étaient produites dans le sol. Au Collège des savants, il apprit qu’il n’y avait plus rien à craindre, momentanément du moins. Le Buric croyait de nouveau aux maléfices du diable et Onésime Pintarède regrettait, comme au moment de la bataille, la Cannebière et sa paisible maison du Roucas blanc !…