Aller au contenu

L’Île des Femmes/19

La bibliothèque libre.
Aux Éditions du monde nouveau (p. 223-235).

xix

AVANT LA BATAILLE DES FEMMES


Le tremblement de terre qui avait ébranlé l’île dans la matinée surexcitait les femmes de Venusia. Le feu rouge, toute une gerbe de fusées épanouies comme des asters sanglants dans le bleuté sombre de la nuit, augmenta encore leur nervosité. Lorsque les mêmes feux jaillirent de l’autre côté du Fleuve d’Émeraude, l’émoi devint tragique. Chacun comprenait que la trêve des Masculines était finie. Si les Vénusiennes perdaient encore une bataille, comme aux Treize Cyprès, aux Solfatares et à Fons belli, les ennemies, cette fois, arriveraient aux portes de Vénusia. De toutes façons, la nouvelle rencontre avec les amazones révoltées serait une terrible bataille, celle engagée à fond, pour le triomphe suprême. Toutefois, les guerrières clamaient des cris belliqueux, tandis que les hommes et les non-combattantes contenaient mal leurs émotions alarmées.

Les savants circulaient par groupes soucieux dans le parc raviné, le grand pan de leur manteau ramené sur la poitrine. Le P. Loumaigne et les deux autres Marseillais se trouvaient parmi le clan des géographes. Le Jésuite observait combien était profonde l’angoisse des savants vénusiens. Tous semblaient redouter les suites de l’implacable lutte qui recommençait. Ils ne dissimulaient point que la force des « femelles furieuses » comme ils disaient, était celle de la nature déchaînée. Le torrent brisant son aqueduc et s’échappant librement à travers le paysage dévasté ! Le P. Loumaigne eut beau s’offrir pour une tentative nouvelle de médiation, il ne recueillit que des exclamations résignées. Devant son insistance, ses interlocuteurs affirmèrent tristement qu’aucune force humaine ne pouvait contenir les antagonismes déchaînés, maintenant que le frisson de la guerre saisissait de nouveau l’île.

À ce moment, maître Onésime Pintarède, que le Père profès eût volontiers fouetté pour ses malencontreuses paroles, crut bon de dire :

— Mais pourquoi n’employez-vous pas pour vous défendre tous les moyens dont votre science a pourvu l’île, vos formidables canons par exemple ? Il me semble que c’en serait vite fait de vos Masculines, si vous le vouliez.

Le recteur répondit lui-même avec gravité :

— En faisant ce que vous dites, nous accomplirions nous-mêmes une révolution plus excessive encore que celle tentée par les Masculines. Et cette révolution serait un crime, un grand crime contre toutes les générations à venir. Ne les aurions-nous pas engagées dans l’art funeste de s’entre-détruire en masse. Voilà pourquoi nous ne violerons pas les lois que notre humanité s’est données pour limiter les ravages des instincts homicides. En outre si nous employions les armes à grande puissance, les Masculines, maîtresses des centres industriels, seraient en état de nous répondre. Les ravages du combat naval livré au moment de votre arrivée suffiraient pour interdire au besoin de pareilles batailles sur terre.

— Et si les Masculines transgressaient la loi en se servant des armes foudroyantes ? demanda encore maître Onésime, avec un air malin.

— Elles ne feront point cela. Jusqu’ici les révoltées n’ont violé aucune des lois sacrées de l’île. Elles ne prétendent mettre en vigueur leur constitution, basée sur l’égalité des sexes et la formation des couples, que lorsqu’elles auront pu s’emparer de Venusia et du Temple de la Déesse, où serait proclamée la loi nouvelle.

— Permettez-moi de dire, intervint alors le Jésuite, qu’il me paraît vraiment extraordinaire que vous, des hommes, et des hommes supérieurs par le savoir, puissiez redouter un tel ordre de choses.

— Votre étonnement ne nous surprend point, Père profès, répliqua le spécialiste des pays latins d’Europe. Voici notre idée. Nous pensons que lorsque les femmes ne régleront plus les affaires du ménage social, tout ira de mal en pis, comme chez vous.

Le P. Loumaigne dévia. Il ne pensait qu’à Dyonis. Peu après sa sortie du palais de la Vénus victorieuse, il avait réussi à se faire dire que les captifs exposés dans la cage d’infamie étaient la decuria Lydé et un jeune homme des pays lointains. Depuis, une morne consternation assombrissait le capitaine Le Buric et maître Onésime Pintarède. Que faire ? Tous les moyens envisagés pour délivrer le chevalier étaient impraticables. Cependant, en envoyant Lycisca porter la réponse de la Dea à la Bellatrix, et en décidant lui-même de rester à Vénusia, le Jésuite s’était bien juré de sauver son élève. Tenaillé par son souci, il osa dire au Recteur des géographes :

— Et de mon élève mis en cage avec la décuria Lydé, que va-t-on faire ?

— Ils seront jugés.

— Pourquoi ?

— Votre élève a été pris avec une amazone. En ce cas, la femme seule est mise en jugement. Si elle encourt une condamnation, la sentence s’applique aussi à son compagnon.

— Mais c’est horrible ! s’écria le P. Loumaigne épouvanté.

— N. de D… ! jura Le Buric en serrant les poings.

— On ne devrait point faire ça ! nasilla Pintarède.

— La loi est cruelle, j’en conviens, reprit le recteur avec calme. Mais, jusqu’ici, elle a maintenu les amazones dans la discipline et le devoir.

Imposant cette fois sa parole avec une mâle énergie, le Jésuite répliqua dans le plein de son organe :

— Ces enfants ne mourront point. Avec l’aide de Dieu, je les sauverai.

Le recteur haussa les épaules.

— Je souhaite, bien entendu, que vous réussissiez ; mais, je ne vois pas comment votre dessein pourra se réaliser.

— J’irai revoir votre Dea. Je la fléchirai.

— Père profès, répondit doucement le recteur, je crains bien, si vous êtes admis de nouveau aux pieds de notre souveraine, qu’il vous soit répondu seulement par la lecture de l’article 117 du Code vénusien que voici : « Toute amazone convaincue de liaison clandestine avec un homme, ou de fornication, même passagère, sera brûlée vive ainsi que son complice. »

Le Buric mordait sa pipe avec rage et maître Onésime Pintarède flageolait sur ses longues jambes échassières.

D’un geste prompt, le Jésuite s’essuya le front et les yeux. Il allait protester, lorsque une cloche carillonna, impressionnante comme un tocsin d’alarme. Les savants quittèrent leurs hôtes aussitôt. C’était un appel pour une réunion immédiate.

Les trois Marseillais restèrent sous le sombre couvert des allées. Ils marchaient à grands pas, front plombé, lèvres muettes. Au moment où ils traversaient un passage plus obscur entre deux massifs épais de dragonniers, une jeune femme encapuchonnée les rejoignit et dit à voix basse :

— L’homme de l’avicella ?

— Le voici ! répondit résolument le P. Loumaigne.

— Écoutez. Vous voulez voir le jeune étranger et la decuria enfermés dans la cage ?

— Oui, même au risque de ma vie, s’il le faut.

— Bien. Que vos amis se renferment chez eux et n’en sortent plus de la nuit. Vous, suivez-moi, à distance.

Elle était déjà en route, fuyante comme une ombre.

En quelques mots brefs le P. Loumaigne dicta aux deux Marseillais la conduite à tenir. Cela fait, il se hâta à la suite de la mystérieuse amazone vers les profondeurs éloignées du parc.

Lorsque ces deux ombres eurent atteint une allée étroite, sorte de tunnel de verdure taillé à la cisaille, l’amazone attendit le Père essoufflé. Une ondée fine grésillait sur les feuillages. L’air semblait se condenser en des odeurs pluvieuses étouffées.

— Où m’emmenez-vous ? demanda le Père, lorsqu’il eut rejoint la Vénusienne.

Avant de répondre, l’amazone reprit sa marche à pas légers et rapides, sans égard pour le bon Père qui trémoussait fort sa « bonne santé » pour la suivre. Lorsqu’elle sentit l’oreille de son compagnon suffisamment rapprochée, la Vénusienne dit à voix couverte :

— La Bellatrix dea m’a fait savoir qu’elle désirait vivement le salut de la decuria Lydé et de son compagnon d’armes des pays lointains. Tout désir de la Bellatrix est pour moi un ordre. Le temps presse. Lydé a été jugée martialement cet après-midi. Demain, le bûcher sera édifié. Le brûlement aura lieu le plus prochain dies veneris. Lydé et l’étranger n’ont donc que deux jours à vivre, si nous ne les sauvons.

— Mais pourquoi une telle cruauté ? s’écria le Père.

— On veut donner cet exemple avant la bataille, pour signifier aux amazones que les lois vénusiennes restent en vigueur plus que jamais. Moi, je partage depuis longtemps toutes les idées des Masculines. Quelle qu’elle soit, la divinité n’a encore rien donné de meilleur à la femme que l’homme. Je suis restée ici pour servir la cause. Je risque ma vie tous les jours. Les services que je rends valent bien ce sacrifice. Nous sommes quelques-unes à Venusia qui accomplissons une mission pareille. Pour moi, ce rôle sera fini si je réussis à sauver votre ami et la si belle Lydé. Je rejoindrai avec eux l’armée masculine juste assez à temps pour participer à la bataille avec ma légion, celle du Croissant blond.

— Fort bien, répliqua le Jésuite, sauver mon élève, le chevalier Dyonis de Saint-Clinal, voilà, pour l’instant, l’unique souci. Je vous seconderai de mon mieux. Si nous réussissons, je passerai le fleuve d’Émeraude avec vous, sauf si mes deux compagnons devaient se trouver en danger après notre départ.

— Ne craignez rien, répliqua l’amazone, leur présence paisible là-haut, tandis que nous agissons, témoignera suffisamment de leur innocence. On les tient, d’ailleurs, pour absolument inoffensifs…

— Alors, conclut le Père, à la grâce de Dieu.

— Et maintenant, silence ! commanda l’amazone.

Les deux affidés nocturnes atteignirent peu après la barrière de fer et de treillis qui clôturait l’immense canton des savants. Par une simple pression du doigt, l’amazone éclaira une petite lampe portative. Ses mains tâtaient les barreaux, cherchaient. Enfin, un panneau de treillis se rabattit. L’amazone fit passer le Père par la brèche et, l’ayant suivi, remit tout en ordre.

C’était ici un vrai bois aux senteurs poivrées et vanillées. La pluie tambourinait à peine sur les feuilles hautes. De loin en loin, une goutte tombait. Peu après, comme ils arrivaient sur un tertre où le baume des conifères dominait, l’amazone dit au Jésuite :

— Attention, nous allons descendre un escalier aux degrés enrochés et rapides, pour atteindre la vallée des Fontinales.

La gaze aqueuse du ciel flottait maintenant. Des mers intérieures d’azur étoilé et de latescence lunaire se formaient. L’ondée cessait, tandis que les chaudes émanations de la terre et de l’humus s’accusaient. Au fur et à mesure de la descente, l’air devenait plus doux, plus velouté. On entendait, en bas, un hourvari d’eaux tumultueuses.

Le bon Père avait les jambes brisées lorsque l’interminable descente fut achevée. Heureusement, l’amazone l’entraînait maintenant sur le sol très doux du chemin côtoyant un cours d’eau torrentueux. Après la traversée d’un pont, ce fut une roseraie où l’odorat s’abreuvait de toutes les délices de la plus délicate parfumerie florale. Ensuite, d’autres parterres de fleurs teintes de nuit ; enfin une allée de cyprès sévères débouchant dans un vallon peuplé de villas bruyantes et électriquement illuminées. On y riait, on y chantait avec une frénésie extraordinaire. L’amazone s’arrêta devant l’une de ces villas. Après avoir fait blottir le Père dans un massif de lauriers-tins, elle gravit trois marches d’escalier et disparut.

Des femmes chantaient et riaient peut-être plus intempestivement encore qu’ailleurs, dans cette villa d’en face qui versait, par ses larges baies ouvertes, un flot de lumière sur les arbustes et le gazon. Le massif du Père se trouvait dans un pan d’ombre. Une large route et le vallonnement d’une pelouse le séparaient de la villa. Aiguillonné par la curiosité, il se décida, après un moment d’attente passive, à se hisser sur les premiers degrés d’un socle portant une antilope de bronze. Il put voir alors, par l’oblique d’une baie, une réunion d’amazones qui fumaient des « cigarillas », buvaient du vin mousseux en de larges coupes et surexcitaient par des paroles excessives leur belliqueuse gaîté. Un orchestre fit cesser les rires et le tintement des verres. Dans l’immense salle, les amazones échevelées, presque nues sous leurs tuniques aériennes, dansaient une sorte de péan vertigineux, les unes jonglant avec leurs armes, d’autres accompagnant leurs évolutions saltantes d’une voltige extrêmement adextre de boucliers étincelants.

Si le Père Loumaigne avait éteint en lui toute concupiscence, du moins restait-il extrêmement sensible aux beautés sculpturales. La plastique de ces corps de jeunes femmes, diversifiée et rythmée par la danse, cette animatrice suprême des formes, l’éblouissait d’admiration. Et quelle nuit embaumée, sous le ciel maintenant lavé, liquide et chargé d’étoiles comme une treille féconde de ses lourdes grappes de fruits ! Ah ! Comment ne pas croire aux ravissements du paradis lorsqu’il était permis d’en goûter de tels sur terre ! Pourtant, ce qu’il y avait d’excessif, de frénétique dans l’exubérance des Vénusiennes mettait l’esprit du Père en travail. Il pensait qu’à la veille d’événements extraordinaires, la créature humaine se délie de bien des chaînes et surhumanise ses vices comme ses vertus.

Depuis un moment, le Jésuite prêtait l’oreille. Il croyait entendre au lointain de la route des airs de flûtes et de tambourins, rythmés comme pour une marche militaire. Il ne se trompait point. Lorsque cette musique devint plus distincte, les danses s’interrompirent et bientôt toutes les baies de la villa furent occupées par les amazones. Un réflecteur, couvert par un immense abat-lumière, arrosa la chaussée de clarté. À genoux au pied du socle, le Père écarta doucement quelques branches pour mieux voir la route lui aussi. Des vivats éclatèrent aux fenêtres. Le Père entendit distinctement ces paroles de part et d’autre :

— Les terribles !… La légion rouge part ! Alors, c’est pour de bon ! Qu’est-ce qu’elles vont recevoir les Masculines !… Ce sera bientôt notre tour. Quand les lœenas bougent, la garde suit de près. Vivat ! Vivat ! les terribles de la Légion de la Mort.

Les musiciennes passaient, suivies des étendards de la consula, de ses officiers à cheval, des manipules et centuries. Rapide et comme agressive était la marche des légionnaires à pied, toutes rouges de cheveux, vêtues d’une sorte de casaque écarlate, coiffées d’un très léger casque à l’aigrette couleur de sang. Le Père pouvait remarquer sous la vive lumière, les pommettes saillantes, les cous forts et la physionomie fermée, presque brute, de ces amazones extraordinairement féroces. Les guerrières rouges ne souriaient pas en passant ; elles détournaient à peine leurs regards farouches vers celles qui les acclamaient. Le Père remarqua encore que ces guerrières, toutes courtes de taille et musclées comme des hommes, étaient armées de ce léger bouclier que l’on appelait dans l’ancienne Rome : lunatis, en croissant de lune, d’un long poignard passé dans la ceinture et d’une lance courte, légère, presque pareille à un aiguillon. L’une sur deux portait au lieu de cette lance une massue en forme de boule à pointes, à manche court et flexible.

Soit qu’il fût suggestionné par les cris exaltés des Vénusiennes de la villa, soit que l’aspect des amazones pourpres lui donnât cette impression, le Père Loumaigne attribuait à ces combattantes une valeur guerrière redoutable. Et cela lui donnait à penser que la bataille imminente ne serait pas un jeu de demoiselles !

La colonne des rousses n’était pas encore entièrement écoulée qu’un brouhaha se produisit dans la villa des amazones où la tuba retentissante scandait la sonnerie d’alerte. Des palefreniers esclaves amenaient les chevaux harnachés et sellés sur la route. En moins d’un quart d’heure toute la centurie de la garde, aux cuirasses et aux casques argentins, était en selle, les bottines éperonnées dans les étriers larges. Un coup de sifflet de la centuria, et la turba femina s’enlevait, suivie de ses fourgons. Il n’y avait plus d’éclairage maintenant dans la villa militaire. Les esclaves restés sur la route pour regarder s’éloigner la troupe, se retiraient un à un. Bientôt ce fut le silence, ouvrant tout l’espace au bruit grondant des eaux de la vallée des Fontinales.

L’amazone vint enfin tirer le Jésuite de l’abri bocager où il commençait à se morfondre. Elle le fit placer au pied d’un arbre, en lui enjoignant de monter rapidement dans la voiture qui allait s’arrêter auprès de lui, portière ouverte. Elle disparut de nouveau en courant. Peu de temps après, un des curieux véhicules sans chevaux de l’île, appelés « autovelox », éclairé d’un fanal rouge et d’un autre bleu, s’arrêta doucement auprès de lui. La portière s’ouvrit. D’un bond, le Père fut sur les coussins, à côté de l’amazone, dans le coupé fermé. En avant, une forme humaine tenait une sorte de gouvernail. Tandis que le Père Loumaigne s’abandonnait avec surprise à la vélocité douce qui l’emportait, l’amazone lui expliqua qu’ils se rendaient auprès de la cage où Dyonis et Lydé étaient enfermés.