Aller au contenu

L’Île des Femmes/21

La bibliothèque libre.
Aux Éditions du monde nouveau (p. 245-267).

xxi

LA BATAILLE DES FEMMES


Après le départ du Père Loumaigne sur l’avicella et de Dyonis accompagnant Lydé dans son expédition, la Bellatrix dea fit appeler le lieutenant Tamarix auprès d’elle, avec Lalagé.

Devant cette femme de haute taille, aux prunelles fulgurantes sous les sourcils bruns, barrant le front presque en ligne droite, le second de l’infortunée Centauresse se décontenança soudain comme un petit garçon. Tant de beauté affirmée avec la dureté sculpturale d’une statue l’anéantissait. Ce général aux seins de bronze, eût-on dit, dépassait par sa plastique tout ce que ce femmelin de Tamarix avait pu désirer de superlatif chez une fille d’Ève.

Debout au coin de son bureau, la Bellatrix fumait impassiblement des cigarettes. Elle en offrit sans façon au Marseillais ; puis, avec une aimable brusquerie :

— Vous êtes officier, m’a-t-on dit ?

— Oui, Altesse, officier de la Marine du Roi.

— Sauriez-vous conduire à l’attaque des troupes à pied ?

Tamarix sourit d’un air avantageux, en balançant les hanches. Il se voyait déjà à la tête d’un bataillon d’amazones.

— Assurément ! répondit-il sans hésiter.

La Bellatrix jeta sa cigarette dans un vase d’onyx, en ralluma une autre à une petite flamme bleue jaillie d’un briquet d’or.

— Encore une question, dit-elle. Seriez-vous disposé à vous battre pour la cause des Masculines ? Mes amazones ont dû vous renseigner, je pense, sur les motifs de la lutte que nous avons engagée.

— Oui, et je supplie Votre Altesse de me croire son fidèle et dévoué serviteur, prêt à donner son sang pour la cause qu’elle défend.

— Les hommes des pays lointains, crut bon d’ajouter la brune Lalagé, nous approuyent pleinement.

— Je le sais, interrompit la Bellatrix. C’est pourquoi j’ai voulu que l’un d’eux fût notre allié dans la prochaine bataille.

Elle prit une feuille de parchemin sur son bureau et la tendit au lieutenant, après l’avoir signée.

— Voici, dit-elle, je vous fais chef de la cohorte des hommes, avec le grade de consul, ou de colonel, selon le terme employé dans votre pays. L’amazone Lalagé sera votre adjointe. Je la nomme decuria. Elle l’a bien mérité !…

Lalagé, rouge de confusion et de joie, ploya un genou en signe de soumission et de remerciement. La Bellatrix prenant familièrement la nouvelle decuria par le menton l’embrassa, avec une bonne parole. Ensuite, rapidement, la dea des révoltées expliqua au Marseillais qu’il n’y avait plus de raison d’écarter les hommes de l’armée, puisque les Masculines se battaient pour eux.

— D’ailleurs, ajouta-t-elle, je n’ai voulu lever que huit cents jeunes mâles, pour affirmer seulement les principes pour lesquels sera livrée, je l’espère, la dernière bataille des femmes. Dans les pays lointains, je le sais, l’âge des femmes guerrières et conquérantes se perd en la nuit des temps. C’est pourquoi je pense que notre révolte contre les lois vénusiennes nous met d’accord avec toute l’humanité, celle d’aujourd’hui et celle des temps immémoriaux.

Bref, le bataillon de mâles — la cohorte de Mars — dont le commandement était confié au beau lieutenant Tamarix, constituerait l’une des réserves du corps de bataille de l’armée des masculines et ne donnerait qu’à l’heure décisive, sur l’un des points principaux du combat.

La Bellatrix dea fit remettre aussitôt un casque d’argent, surmonté d’un cimier bleu, au consul Tamarix et accrocha elle-même à son manteau les insignes du grade. Ensuite, parlant dans un acoustique, elle donna l’ordre d’alerter la cohorte des hommes et de la rassembler, en tenue de combat, dans un endroit désigné.

— Maintenant, en route, dit-elle, je vais présenter leur chef à vos troupes.

Une magnifique autovelox, sorte de salon roulant, emporta bientôt à toute vitesse, sur une large route rose, avec la Bellatrix Lalagé et le Marseillais encore tout ébaubi de ce qui lui arrivait, mais déjà en possession de son âme de chef de guerre.

Lorsque les asters sanglants des Vénusiennes éclatèrent dans le bleu sombre du ciel nocturne, le mouvement en avant des Masculines fut aussitôt ordonné. Les ponts de bateaux, dont les équipages se trouvaient à pied d’œuvre furent rapidement établis par des hommes charpentiers. Toute la nuit, des colonnes silencieuses frappèrent le sol des routes de leurs semelles plates et disparurent, une à une, dans la forêt des Cynocéphales, l’infanterie au centre, la cavalerie aux deux ailes, dans les vallonnements découverts.

Les Vénusiennes ne troublèrent point cette traversée, leur plan étant de ne livrer bataille que lorsque leurs ennemies auraient ce fleuve à dos. La Bellatrix dea, qui avait parfaitement pénétré le dessein des Vénusiennes de la jeter au fleuve avec son armée, se décidait d’elle-même à franchir la frontière d’eau qui la séparait des ennemies, d’abord parce que Venusia, enjeu de la bataille, était située sur l’autre rive, ensuite parce qu’il fallait bien attaquer les Vénusiennes où elles se trouvaient, pour les battre. Certes, la Bellatrix n’ignorait pas qu’une défaite serait un grand désastre. C’est pour cela qu’elle avait longuement préparé la victoire. Maintenant, l’heure de l’action était venue. Il fallait gagner la partie décisive ou succomber.

Un peu avant l’aurore, la lourde colonne des hommes, commandée par le consul Tamarix, franchit le pont de bateaux le plus rapproché de l’embouchure du fleuve, à la suite des dernières turmes de la cavalerie formant l’extrême aile gauche. La cohorte prit position dans un bois d’orangers, marquant un crochet offensif très accentué par rapport à la ligne principale des Masculines, établie à la lisière de la forêt des Cynocéphales et sur les plateaux buissonneux dont les pentes accouraient vers l’extrémité sud du bois.

Tamarix, lunette aux yeux, observait le terrain en face de lui. C’était une petite plaine plate et basse à herbe rase servant de pacage aux moutons, entre le plateau portant la forêt des Cynocéphales et les rides boisées que surélevait le mont Astarté. La ligne des Vénusiennes, appuyée à ce mont, barrait le couloir à mille pas environ, ensuite par un coude brusque sur le plateau, faisait face à la forêt des Cynocéphales, en suivant la crête du Satyre jusqu’aux marais solfatares. Une partie de sa cavalerie se trouvait au pied même du mont Astarté avec possibilité d’attaquer, soit vers l’embouchure du fleuve, au cas où des Masculines chercheraient à s’infiltrer par la côte, soit par le pacage, pour briser toute attaque tournante sur l’aile droite repliée des Vénusiennes. La Bellatrix dea elle-même avait massé l’élite de sa cavalerie de ce côté, derrière le bois d’orangers et les olivettes couvrant une ride pierreuse du sol.

Le quatrième jour, au soleil levant, le Père Loumaigne, le chevalier et les trois amazones, qui n’avaient pu quitter leurs rochers à cause de la légion des gorgones rouges et de la cavalerie campée en bas autour du mont, aperçurent sur les tertres hauts qu’ils dominaient de loin, les vélites masculines se portant en avant, au pas de course, leurs fines javelines à la main. Dans les deux lignes, aussitôt, des sonneries de trompettes clamèrent la bataille.

La petite decuria Lydé aux tresses blondes, trépignait, narines vibrantes, avec des lueurs d’acier dans ses tendres prunelles bleues. Le Père Loumaigne pâlit, tandis que Dyonis, presque aussi effervescent que son amie, haletait d’émotion et de curiosité. Il voulait tout voir.

Depuis le matin les avicella murmuraient dans le ciel, crépitant deci-delà. Parfois, on en voyait se décrocher tout à coup de la voûte d’azur et tournoyer leur vertigineuse chute.

L’escarmouche des vélites des deux armées fut de courte durée. On vit de part et d’autre ces agiles guerrières reculer et se perdre dans les trois lignes d’amazones, qui avançaient l’une vers l’autre en poussant des cris terrifiants. L’innocence du tendre soleil de l’aurore faisait reluire avec un éclat frais l’acier des casques et des boucliers que les furies frappaient de leurs glaives à grands coups retentissants.

À genoux, tête nue, le Père Loumaigne priait. Lydé torturait dans la sienne la main de Dyonis tout en répétant à voix basse les cris de guerre des Masculines. Un arrêt dans la respiration des spectateurs du mont Astarté. Les premières lignes adverses s’abordaient à l’épée. Un piétinement acharné. Les coups multipliaient leurs chocs tandis que la longue ligne de combat se fragmentait en corps à corps souples et furieux.

— Oh ! oh ! s’écria Lydé.

Son geste désignait le bas du mont.

La cavalerie cuirassée vénusienne, turmes déployées, fanions flottants, lances pointées en avant, galopait déjà dans la petite plaine, magnifique par son nombre, sa belle ordonnance et son impressionnante maestria militaire. Lydé expliqua que la légion cuirassée devait se diriger sur le haut des tertres, pour dévaler ensuite vers le fleuve après avoir enfoncé sur ce point la ligne masculine.

Des tourbillons de poussière fine et jaunâtre s’élevèrent dans les buissons d’en haut. Une cavalerie fantastique sortit de ce nuage, éclaboussée de soleil.

— Vivat ! vivat ! crièrent les amazones en trépignant. Le Père Jésuite, presque aussi excité que le chevalier son élève se sentait redevenir l’enseigne de Loumaigne-Orsan devant les magnifiques escadrons qui dévalaient la pente douce du plateau, en ligne de bataille, dans une allonge formidable, hérissée de lances, étincelante de cuirasses.

Voyant arriver la charge des Masculines, les turmes vénusiennes, menacées d’être prises en écharpe, changèrent de direction comme à la manœuvre.

Maintenant, les deux légions chargeaient front contre front, dans une grande fanfare de trompettes. La cavalerie masculine marchait sur deux lignes très éloignées l’une de l’autre. La première était armée de lances, la seconde de longs sabres recourbés, comme ceux des hussards français. Derrière ces deux lignes, des turmes en masse de la légion amarante galopaient en colonnes par décuries.

Lorsque le choc se produisit, les deux premières lignes parurent soulevées comme par une vague soudaine du sol. Les chevaux cabrés et fumants paraissaient vouloir se surmonter les uns les autres. Le temps d’une émotion, d’une vision dramatiques, et les lances masculines, grâce à l’avantage du terrain, par conséquent de la vitesse acquise, traversèrent la première ligne ennemie dans une dégringolade de corps et des renversements de chevaux. Déjà des montures s’égaillaient dans la plaine, sans cavalière ou bien avec des corps pendants, encore retenus par les étriers. Tandis que la trombe hérissée de lances se précipitait sur la seconde ligne, les sabres frappaient à tour de bras ce qui subsistait des Vénusiennes bousculées de prime abord. On pouvait voir maintenant, en de magnifiques postures équestres, les amazones furieuses au combat.

Les deux turmes de la légion amarante, l’une à droite, l’autre à gauche débordant la ligne, se portèrent au grand galop vers le mont Astarté, enveloppant à demi la légion vénusienne, bientôt complètement écrasée et dispersée. L’armée masculine se trouvait ainsi maîtresse du passage entre le mont et la mer. Mais du coup, la cavalerie de l’aile gauche était immobilisée pour garder ce passage, ce qui donnait, de ce côté, une sécurité complète aux Masculines.

Sur les hauts tertres du plateau des Cynocéphales, le combat paraissait devenir désastreux pour les amazones de la Bellatrix dea, dont les lignes confondues reculaient en combattant avec désavantage vers la lisière de la forêt. Les Vénusiennes, pour le premier choc, avaient placé leurs troupes d’élite en avant, et les légères en seconde et troisième lignes. En outre, en première ligne, encadrés par les combattantes, des chars de guerre blindés, montés par des décuries d’arbalétrières, décimaient affreusement les Masculines.

Lydé haletait dans une fureur impuissante autant que frénétique. Dyonis regardait avec consternation l’amie furieuse qui ne le voyait plus.

Cependant, l’aile offensive résistait ainsi que la charnière. Pour l’emporter, pour précipiter la déroute, la Bellatrix des Vénusiennes lança alors à l’assaut les redoutables « lœenas » de la légion pourpre. Dès que le mouvement des rousses fut perceptible, Tamarix reçut l’ordre de porter sa cohorte en avant, avec mission de combattre les terribles gorgones et d’attaquer ensuite l’aile rentrante de l’armée ennemie, en se dirigeant vers la grande corne de la forêt des Cynocéphales.

Sur le mont Astarté, les témoins de cette immense et terrifiante bataille de femmes ne regardèrent plus que la farouche légion des lionnes en marche et la lourde cohorte sortie du bois d’orangers.

L’œil brillant, très excitée, Lydé s’écria :

— Les hommes ! les hommes !

Le P. Loumaigne en observant dans sa lunette les jeunes géants presque nus, paraissait éprouver une émotion extraordinaire.

— Dyonis ! dit-il, regardez l’homme à cheval en avant.

— Mais c’est notre Tamarix ! fit le chevalier éberlué.

— Je vois Lalagé à côté de lui, ajouta Lydé.

Puis, après avoir mieux scruté le groupe :

— Votre ami porte le casque d’argent au cimier bleu… C’est lui qui commande la cohorte des hommes ! quelle chance !…

Apercevant cette troupe aux enseignes masculines, la légion des lionnes rousses changea de front avec une prompte vélocité. Maintenant, les deux troupes, à sept ou huit cents pas les unes des autres, avançaient dans un ordre magnifique, comme pour la parade. Du mont Astarté, l’on entendait les flûtes perçantes et les tambourins des rousses.

À cent pas, les deux premières lignes adverses se précipitèrent sauvagement l’une sur l’autre, les hommes silencieux, les « lœenas » poussant des cris de guerre stridents.

Sur le mont Astarté, des : « oh ! » d’angoisse se perdirent dans l’espace. Le choc se produisit. Les hommes et les lionnes s’attaquaient, au glaive et à la massue d’armes, avec une tragique violence. Des guerriers tombaient à la renverse, blessés par les amazones bondissantes et félines qui les frappaient diaboliquement par-dessus le bouclier ou en-dessous. Le premier rang des hommes se heurta aux terribles combattantes comme une balle à un mur. Les mâles reculaient maintenant dans le reflux de leur effort. Le glaive haut, aveuglé par la sueur qui ruisselait de son front, ses dents de carnassier férocement en dehors, Tamarix profitant de l’arrêt des rouges qui reformaient leurs rangs, renforça sa première ligne avec un homme sur deux de la seconde et commanda : « en avant ! » après avoir crié d’une voix brûlante à ses soldats : « Il faut vaincre !… Les hommes ne peuvent être battus par des femmes ! »

L’abordage eut lieu cette fois avec une puissance d’élan formidable. Les coups des mâles tout à l’heure interdits devant les femmes pourpres n’hésitaient plus. Les hommes, maintenant, attaquaient beaucoup plus qu’ils ne paraient, assénant leurs coups avec une affreuse violence. Les rousses rugissaient, échevelées, défigurées, pantelantes. On voyait leurs cuisses trapues arc-boutées, leurs bustes projetés en avant, les muscles enflés dans l’effort du combat. Toutes ces Furies aux yeux flamboyants combattaient avec une adresse vertigineuse, précipitées dans la mêlée de tout leur être par un indescriptible emportement offensif.

Toujours silencieux, le front bas comme des taureaux, musclés et monstrueux de force déchaînée, les hommes continuaient de frapper avec une vigueur redoublée. Le sang rouge fluait des beaux seins blancs que le doux lait maternel aurait dû gonfler. Des ventres laissaient échapper leurs entrailles. Sur les faces tailladées grimaçait horriblement la stupeur du meurtre. D’autres femmes tombaient, étourdies, le casque entré jusqu’aux oreilles, sous la massue des assommeurs.

Le P. Loumaigne priait de nouveau, debout, face au ciel.

Lydé et les deux amazones poussaient des cris aigus.

Le chevalier ne quittait point Tamarix du regard. Il le voyait, bouclier à l’avant-bras, parant les coups sans en donner, excitant toujours ses guerriers de la voix.

Le piétinement emmêlé de femmes et d’hommes aux yeux ensanglantés dura un long moment, puis, brusquement, la cohorte des mâles entra en l’épaisse légion rousse, comme le soc de la charrue dans la terre éventrée. Cette avance se produisait lentement, sans arrêt, pareille à celle du faucheur dans un champ de blé.

En arrière, des formes blanches déjà se penchaient sur les blessés, les relevaient et les plaçaient sur des civières.

Le P. Loumaigne se dressa :

— Je puis maintenant participer à la bataille ! déclara-t-il.

— Et nous aussi ! s’écrièrent impétueusement le chevalier et les amazones.

Tous ensemble, ils dégringrolèrent d’un rocher à l’autre et, traversant l’emplacement occupé un instant auparavant par les lionnes, gagnèrent le tertre sanglant.

Le Père jésuite se dirigea vers ceux qui relevaient les blessés.

Les amazones et Dyonis se joignirent à la centurie de soutien. Cette troupe marchait en ligne, enthousiasmée par l’avance régulière et effroyable des fractions combattantes, en train d’assaillir en ce moment les carrés stupéfiés de la cohorte rousse de soutien.

Devant eux, les guerrières éparses se réunissaient par groupe et retournaient au combat. Les vélites de la seconde ligne couraient à elles et c’étaient ainsi de petits combats acharnés comme le grand. La ligne de réserve achevait ce qui subsistait devant elle, car les « lœenas » se faisaient toutes tuer, combattant jusqu’au dernier souffle, même blessées et saignantes. Lorsqu’on leur criait de se rendre, elles se précipitaient, furibondes, le glaive à la main, pour tuer un dernier homme avant de mourir.

Celles qui étaient à terre encore vivantes fermaient avec les doigts les lèvres de leurs blessures, hurlant un chant de guerre, entrecoupé de hoquets. Les mortes avaient presque toute la face tournée vers le ciel et leur sang épandu les couvrait comme des lambeaux de linceuls rouges.

Dans ces odeurs de femmes, au milieu des combattantes aux casaques pourpres, jeunes, drues et agressives comme abeilles guerrières, le fougueux lieutenant Tamarix sentait sa jubilation de la victoire traversée par des désirs filants, si aigus, qu’ils brûlaient au passage quelques-unes de ses fibres. Ces hardies femmes de neige et de feu tombant autour de lui avec des pleurs de sang, comme les eût aimées l’inflammable Marseillais en des circonstances meilleures ! Parmi cette multitude féminine, Tamarix était pareil à un enfant dans une prairie constellée de fleurs. Il n’aurait su laquelle cueillir ! Mais les hommes aux puissantes encolures, les hommes aux biceps redoutables, irrésistiblement déchaînés, massacraient toujours la furieuse beauté des amazones rouges, tandis que leur chef, le glaive tendu, criait avec un enthousiasme croissant : « En avant ! »

Lorsque la lourde cohorte eut ébranlé, puis dispersé les carrés héroïques de la réserve rousse, le Marseillais, comme il en avait reçu l’ordre, dirigea sa marche vers la grande corne du bois des Cynocéphales. La cohorte devait emporter, pour atteindre ce point, le saillant vénusien d’extrême droite, puis traverser cette partie de la ligne masculine qui venait d’être spectatrice du terrible combat des hommes. Mais les Vénusiennes, exposées aux coups, reculèrent profondément, pour laisser passer la farouche cohorte de Mars dont les fractions avancées étaient seules déployées pour le combat.

L’arrivée des mâles triomphants provoqua parmi les Masculines une ovation délirante, Puis ce fut un, silence mortuaire, lorsqu’apparurent derrière l’avant-garde, quatre guerriers portant sur leurs lances le beau corps de Lalagé, dont la mort aux pâles couleurs absorbait déjà la fraîche jeunesse. Aux derniers moments du combat, une rousse blessée, se relevant, avait transpercé Lalagé, tandis qu’elle-même tombait pantelante sous un coup précipité et cependant trop tardif du Marseillais. Lydé avait déjà couvert de fleurs des champs la dépouille de son amie adorée. Les Masculines, muettes maintenant et graves, présentèrent leurs armes. Ruisselants, souillés de poussière et de sang, les jeunes guerriers, boucliers à l’épaule, le glaive sur la cuisse droite, défilaient devant elles dans le naïf orgueil de leur exploit, tout en plongeant d’avides regards dans les yeux de leurs fascinantes admiratrices. Derrière la grande corne du bois des Cynocéphales, la Bellatrix dea salua elle-même de l’épée la cohorte triomphante, mise aussitôt au repos sous le couvert de la forêt.

Ayant appelé le consul Tamarix à son conseil, la Bellatrix expliqua que la bataille frontale ayant échoué, tout l’effort des Masculines serait porté sur l’aile droite vénusienne, déjà si fortement entamée. On redresserait ainsi la ligne perpendiculairement au fleuve. En outre, en cas de succès, les Vénusiennes, rejetées dans le terrain difficile des marais solfatares, n’échapperaient point à la cavalerie de réserve cernant déjà cette zone.

La Bellatrix montra des tourbillons de poussière, dont la course progressait sur la large route parallèle au fleuve, en même temps que de nombreux chars automobiles transportant en vitesse les légions masculines d’un point à l’autre de la bataille. On pouvait apercevoir aussi, par le pertuis de l’observatoire, des colonnes vénusiennes accélérant leur marche pour rejoindre l’aile droite menacée.

Les lignes aux prises escarmouchaient seulement. Cependant, les arbalétrières masculines à cheval venaient de s’emparer des chars de guerre vénusiens. La Bellatrix sourit lorsqu’on lui fit connaître ce résultat.

Un soleil à feu et à cendre déversait maintenant sa brûlante luminosité sur le champ de bataille. La cohorte des hommes, rafraîchie et reposée, prenait une position d’attente au pivot même de l’aile offensive, c’est-à-dire au sommet d’un angle droit dont l’autre branche était formée par les premières lignes encore aux prises, à distance d’un jet de flèche, vers la lisière de la forêt des Cynocéphales. L’ordre donné par la Bellatrix commandait une avance oblique, destinée à permettre le redressement progressif des légions ayant encore le fleuve à dos. Toutefois, de ce côté, le redressement n’était prévu que sur la longueur d’un mille, les fractions situées au delà devant se rabattre en sens inverse sur la première partie du corps de bataille. Un tel dispositif peut se figurer en quelque sorte par une tenaille se refermant.

Telle était l’idée de la bataille.

Deux heures après, sa réalité, sous le terrible soleil de midi, apparaissait ainsi :

Tout le tertre borné de collines feuillues constituait l’arène d’un combat désordonné, certaines légions emmêlées luttant en des corps à corps frénétiques, horriblement silencieux.

La cohorte des hommes commençait à sortir du bois en prenant ses formations de combat. Le cœur fermé sur la brune image de Lalagé, Tamarix serrait les dents, ayant à ses côtés Dyonis, intrépide et belliqueux, avec la blonde Lydé, tendue pour le combat comme la corde d’un arc.

Dans le ciel, les oiseaux aériens se pourchassaient avec des tic tac saccadés et, eût-on dit, perforants.

Les mâles relevèrent, au sommet du V ouvert que formait l’armée masculine, la légion de Fons Belli, décimée en raison de l’effort désespéré que les Vénusiennes renouvelaient en cet endroit pour couper en deux l’armée rivale, bien davantage encore afin d’échapper à l’enveloppement. Les centuries des hommes, déployées toujours sur trois lignes, prirent une position frontale en arrière des amazones de Fons Belli ; puis, sur un signal de Tamarix, elles foncèrent en avant, front bas, la lourde et courte épée romaine au poing. De nouveau, la progression sanglante recommença, régulière, fatale, avec des sursauts, certes, mais toujours suivis d’un nouvel enfoncement.

L’écrasante force des hommes ne tarda pas à produire chez les Vénusiennes, pourtant belliqueuses, vaillantes et presque surhumaines de volonté guerrière, un affolement qui propagea avec rapidité la terreur panique. Les légions sur lesquelles les hommes arrivaient, entraînées par les fuyardes terrifiées, rompaient leur rang, refluaient vers les collines, abandonnant dans leur course boucliers, glaives et javelines. Derrière cette tempête de guerrières en désordre, avançait toujours le mur écrasant des hommes, prolongé au fur et à mesure par les amazones masculines des deux ailes, chacune se retirant de la mêlée pour regagner son rang. De sorte que sous l’effet de ces vicissitudes, la bataille s’établit de nouveau parallèlement au fleuve et en direction générale de Vénusia, masquée par la ligne des collines.

À ce moment, toute la cavalerie masculine, environ quatre mille chevaux, rasant les pentes boisées, se porta sur les turmes adverses, accourues des marais solfatares pour protéger la retraite devenue inévitable. Le heurt se produisit de part et d’autre, avec une sanguinaire violence. Ni Tamarix ni le chevalier de Saint-Clinal ne virent rien de cette charge meurtrière. Le P. Loumaigne, toujours occupé à relever les blessés et à consoler les mourants sur le terrain du premier assaut des hommes, fut spectateur, lui, de ce combat d’amazones déchaînées. L’emportement des Masculines fut tel qu’au premier choc, le rang des lances passa au travers des Vénusiennes. Les combats individuels n’eurent lieu qu’avec les sabres de la seconde charge. Des femmes tombaient dans le tumulte, perdant la vie à flots rouges. Les chevaux se dérobaient en une course infernale. Cris, gémissements, dans une mêlée furieuse d’armes, de muscles, de corps révolutionnés par la lutte impitoyable.

La supériorité des Masculines s’affirmait avec une progression si meurtrière que les fragments en désordre des turmes adverses se décrochèrent du combat, chevaux et amazones emportés vers les collines par l’impétuosité hagarde d’une fuite éperonnée par la peur.

Une fois ralliées, les légions masculines, opérant une conversion, se précipitèrent, renversant les fuyardes, dans l’ouverture de l’angle immense que dessinait la bataille des femmes. Lorsqu’elles l’eurent atteint, l’armée vénusienne entière était cernée, enfermée dans le triangle occupé sur chaque face par les guerrières masculines. On vit s’élever alors, au plus épais des troupes enveloppées, un grand étendard blanc portant au sommet de sa hampe une petite Vénus aux ailes éployées. Les trompettes masculines sonnèrent peu après la suspension du combat. Les Vénusiennes se déclaraient prisonnières et mettaient bas les armes.

La bataille des femmes était finie.

Cependant, du côté de la mer, des tonnerres d’airain ébranlaient le ciel de leurs secousses formidables. Les vaisseaux de la marine masculine forçaient la passe des Anadyomènes.

Avertie par les signaux aériens, la Vénus Victrix régnante apprit alors dans Vénusia toute l’immensité du désastre. Du haut de son palais, elle pouvait voir d’ailleurs, au large de la plaine, les amazones vénusiennes à cheval emportées par le vent de la fuite. Puis, ce furent les têtes de colonnes de la cavalerie masculine qui apparurent sur toutes les routes descendant des cols échancrant l’onduleuse ligne des collines qui avait masqué à ses regards nostalgiques les péripéties de l’ultime bataille. Alors, après avoir baisé le seuil du Temple, muette de résignation et d’orgueil humilié, la Déesse suivie de ses prêtresses et des plus fanatiques de ses savants embarqua sur un navire de l’air, dernière invention des hommes. Les nacelles du léviathan s’accrochaient à une sorte d’immense cocon, gonflé d’une volumineuse légèreté. À son signal, les machines propulsèrent leur force et le vaisseau s’enleva avec un ronflement d’orage, emportant avec la déesse et ses compagnons les trésors et reliques du temple.

L’armée masculine en marche sur Vénusia suivit le navire volant dans sa haute route au-dessus de l’océan, jusqu’au moment où une gerbe de flammes jaillit, avec un bruit d’explosion suivi d’une chute de débris noirs. Avant que fût passée la stupéfaction soudaine des Masculines, il ne restait dans le ciel, à la place du surprenant monstre aérien, que quelques flocons de fumée épars. La dernière Vénus victorieuse venait de rejoindre l’onde amère, d’où sortit, aux temps fabuleux, la première déesse de sa race.

Ainsi l’armée masculine entra dans la Vénusia par toutes ses portes, sans difficultés, sous les acclamations des hommes de la cité populaire que la victoire du Cynocéphale émancipait.

Leurs femmes souveraines demeuraient muettes. On les voyait pâles, inquiètes, front obscur, le cœur se refusant ombrageusement encore à l’ordre nouveau dont les guerrières triomphantes apportaient l’annonciation.

Dans l’acropole presque désert de la déesse sainte, les savants consternés pleuraient la chute du règne de la femme. L’élite du sexe subjugué croyait avoir perdu désormais la liberté du pur esprit avec celle de l’intelligence masculine.

Auprès d’eux, Onésime Pintarède et le capitaine Le Buric fort déconcertés, ne comprenaient rien à l’événement. |

Le Père Loumaigne consolait encore les mourantes sur le champ de bataille.

Lorsque les détachements de police eurent occupé tous les abords du vicus magnus conduisant, à travers les quatre cités concentriques, vers le temple de la déesse, le défilé de l’armée victorieuse commença. Les légions étaient toutes représentées dans ce défilé par la première centurie des triaires, uniquement composées de leurs amazones héroïnes.

Enseignes, bannières, hampes avec leurs petits boucliers d’argent, représentant Vénus réconciliatrice, fanions multicolores des centuries, piques, lances et glaives hérissaient le défilé triomphal que la gloire et le soleil illuminaient grandiosement.

Sur un grand cheval noir, étincelante en son armure argentée, la Bellatrix dea se détachait seule à distance des œneatores ou musiciennes de la cavalerie qui la précédaient et des troupes la suivant.

Derrière elle, dans le large intervalle, deux silhouettes équestres au galbe de jeunes dieux : Lydé aux belles tresses d’or, promue centuria le jour même ; le chevalier Dionis de Saint-Clinal à son côté.

Tamarix suivait les deux amants avec la première centurie de la cohorte des hommes, farouches et taciturnes, dans l’émoi de leur épouvantable fait d’armes.

Mais tous les regards allaient de préférence au beau couple dont l’amour, mis à l’honneur, symbolisait la nouvelle espérance de cette Île des Femmes qui allait devenir bientôt : l’Île des Hommes…

Fin