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L’Île des Femmes/20

La bibliothèque libre.
Aux Éditions du monde nouveau (p. 236-244).

xx

LES AMANTS DÉLIVRÉS


Quand eut cessé la légère pluie tiède, Lydé et Dyonis foulant les feuilles de maïs qui leur servaient de litière, se dressèrent le long des barreaux de leur cage pour scruter le forum des amazones, agité, à cette heure de nuit, d’une façon insolite. Les paroles échangées y étaient vives et ardentes ; parfois des fusées de rires sarcastiques ou des chants énervés en couvraient la confusion bruyante. Une sentinelle en passant auprès des prisonniers leur dit tout bas et à la dérobée : « Ça ne va pas. La guerre recommence. Vous serez peut-être délivrés. »

La douce lune maintenant versait son fluide de songe sur le paysage en cet endroit peu ébranlé par le tremblement de terre du matin. Les deux amants s’évadaient de toute leur âme ailée vers les espaces libres, ce qui rendait plus sensible encore à leur jeunesse l’étroite captivité où les tenaient les Vénusiennes. Dyonis prenant la main de Lydé, en ce moment enfermée avec sa pensée dans un triste silence, murmura doucement à son oreille :

— Je t’aime, petite Lydé aux tresses blondes. Ne te tourmente pas. Si nous mourons, ce sera ensemble. N’avons-nous pas épuisé en quelques jours toutes les promesses de bonheur de la vie ?

Ces paroles étaient pareilles à des fleurs couvrant un puits sombre. Sous un stoïcisme très sincère lorsque Dyonis ne pensait qu’à Lydé, se cachait un abîme d’angoisse et de terreur. Ah ! Marseille, ses père et mère, ses sept frères et sa belle adolescence heureuse, avec quel désespoir le chevalier les regrettait lorsqu’il était tiraillé par son moi profond ! Mais serait-ce vrai que le mémorable départ de La Centauresse aurait pour lui une si épouvantable suite ? Il répondait « non ! » intérieurement, avec toute sa foi.

— Mourir ne serait rien, répondit Lydé, si l’on ne nous faisait point périr dans l’infamie d’une exécution criminelle.

— Mais, se récria le chevalier, qui te dit que nous allons mourir ?…

— Mon jugement. J’ai été reconnue coupable. La peine est connue : le bûcher ! Écoute. On décharge des fagots sur le forum. C’est pour nous, à moins que ton Dieu, plus clément que la féroce déesse de cette île, ne nous sauve.

— J’attends ce miracle ! répondit ardemment Dyonis, trop débordant de vie pour croire à une mort aussi prochaine.

Lydé, entourant le cou du Marseillais de ses bras nus, murmura :

— Et puis, qu’importe ! Aimons-nous ! Chaque minute de notre amour me semble épuiser toute une éternité de temps. Chante, veux-tu, chante-moi une belle chanson d’amour de ton pays. Elles sauront, les maudites Vénusiennes, que ce bûcher qu’elles préparent ne trouble pas notre félicité.

— Je veux bien, fit Dyonis, mais il faudrait un instrument quelconque pour m’accompagner.

— Dyonis, tu vas l’avoir, fit Lydé.

Elle parla, à travers les barreaux, à l’une des sentinelles. Celle-ci héla une amazone du poste. Il y eut un conciliabule. Quelques instants après on passait à Lydé un fin luth tétracorde.

Dyonis commença par une romance de Lulli, puis il continua avec du Rameau et du Grétry. Sa belle voix d’or pénétrait l’âme de Lydé comme une caresse douce et forte. Les amazones affluaient sur la butte par tous les sentiers et chemins y conduisant. Bientôt la cage fut complètement entourée de jeunes Vénusiennes couvertes de leurs légers voiles féminins. Dyonis chantait et les guerrières formaient autour de la cage un chœur de statues en extase. Lorsque la voix du chevalier se fut éteinte sur un « diminuendo amoroso », parlant à voix basse, Lydé lui dit :

— Accompagne l’air que je fredonnais ce matin à ton oreille. Je vais chanter aussi.

Mélodie sans paroles, à bouche fermée, suivant les modulations langoureuses, passionnées par un délire musical ineffablement rythmé. La pure voix de la petite decuria entraînait irrésistiblement celle des amazones en son divin cantabile. Et ce fut, non seulement sur le tertre lunaire, mais aussi propagé dans les profondeurs de la cité des amazones, un ineffable chœur vocal, exprimant les vagissements éperdus de la femme d’amour et les secrètes musicalités de sa passion.

Un autovelox, au feu rouge et bleu, s’arrêta en contrebas.

Le Père Loumaigne qui en descendit crut entendre le séraphique concert des anges musiciens. Son amazone le poussa vivement dans un massif, avec consigne d’attendre là, sans bouger, jusqu’à son retour. La voiture repartit à toute vitesse en faisant sonner sa trompe de loin en loin.

Cependant, Lydé cessait de chanter elle-même. Tandis que le chœur divin continuait, elle enlaçait Dyonis avec force. Le pressant sur sa jeune poitrine :

— Si c’est notre dernière nuit, dit-elle, exaltée, elle aura été du moins suprême.

La vue des deux amants enlacés dans le clair de lune angélique rendit frémissantes les Vénusiennes. Leur émoi secret s’exprima alors par un chant qui devint comme une caresse tressaillante. Grisée par ce long soupir enamouré des colombes nocturnes, Lydé cria aux Vénusiennes :

— Ceux qui vont mourir, ô femmes ! auront connu l’amour et la vie heureuse !

Des voix encores enchantées ripostèrent :

— Nous ne le voulons pas !…

Mais, à ce moment, la cloche d’alarme sonna à toute volée dans le quartier des amazones.

Un silence soudain. Toutes les guerrières, l’haleine suspendue, le corps raidi sous le lin pur des voiles, écoutent.

— Aux armes ! crie-t-on déjà sur le forum.

Une multitude de Vénusiennes, en passant, jetaient des paroles amies aux amants avec leurs couronnes de fleurs ; quelques-unes même baisaient les mains de Lydé, disant :

— Nous aussi, nous allons mourir !

En quelques minutes, le tertre et le forum se trouvèrent dans le silence que la lune blafarde hantait. Peu de temps après, les sentinelles furent relevées par des amazones novices, des jeunes filles de seize ans. L’une des anciennes avant de partir, dit à Lydé :

— Nous comptions vous sauver cette nuit. Le coup allait se faire, hélas ! nous ne serons plus là !

Lydé sentit un funèbre chagrin assombrir son cœur. Elle aurait tant voulu vivre encore avec le jeune dieu des pays lointains qui lui avait ouvert les sources chaudes et ruisselantes du bonheur !

Elle fit asseoir le chevalier à côté d’elle, sur la paille de maïs et, bouche contre bouche, ils s’endormirent sous le buisson en fleurs de leurs inépuisables baisers.

Une heure après, les amants furent réveillés par un bruit de cavalerie. C’était la légion de la Garde, partie de la cité de Vénus Victrix, qui marchait vers le champ de bataille. Toute la nuit continuèrent à défiler des légions à pied ou à cheval. Lydé reconnut à un certain moment la légion pourpre. Son cœur se serra en songeant au mal que ces lionnes allaient faire à ses sœurs, les Masculines. Cependant, à tous les regrets que lui inspirait sa mort prochaine, s’ajoutait la douleur de manquer au combat. Tout son être, maintenant, frémissait et souffrait de sa combativité impuissante. Elle redevenait l’amazone aux seins durs et au regard acéré.

Blotti au plus épais du feuillage, le Père Loumaigne attendit plusieurs heures en priant. Enfin l’amazone revint, de mauvaise humeur.

— Le coup est manqué, dit-elle rapidement. Les Vénusiennes de garde, qui devaient faciliter l’évasion de nos prisonniers et nous suivre ensuite, viennent d’être relevées par des novices, toutes les guerrières, sans en excepter une, étant dirigées sur l’armée pour le combat décisif. Moi-même, je suivrai demain matin l’État-major de la Bellatrix dea des Vénusiennes. Votre ami et cette pauvre Lydé sont perdus.

— Non, non, répliqua sourdement le Jésuite, non, car dès demain matin j’obtiendrai leur grâce de la déesse. Je traverserai les murailles du palais, s’il le faut, pour lui parler.

L’amazone esquissa un sourire sarcastique, puis resta un instant songeuse.

— Nous allons tenter tout de même la chance, dit-elle. La fortune sourit aux audacieux. Savez-vous vous servir d’une arme ?

— Ma foi, oui, je saurais, dit le Père. Seulement cela n’est guère permis par ma religion.

— Il s’agit de sauver ce jeune homme que vous aimez.

— Allons, soit, si besoin en est, je donnerai un coup de main… à ma manière.

L’amazone lui passa un long poignard. Elle rentra ensuite dans la voiture, écrivit des papiers. Lorsque ce fut fini, elle fit monter le Jésuite et donna un ordre au conducteur.

— Voilà, dit-elle au Père, j’ai signé sur un papier portant le sceau de la Grande-Prêtesse, l’ordre de nous livrer les prisonniers ainsi qu’une transmission identique de la gouverneuse de la Cité des amazones. Si ce coup réussit, nous emmenons les captifs. Qui voudra nous les reprendre devra combattre. Est-ce entendu ?

— Oui, et compris, fit le Père en se signant.

La voiture s’arrêta à quelques pas de la cage d’infamie. L’amazone descendit, donna le mot aux sentinelles et gagna le poste. Les lumières bleue et rouge de la voiture annonçaient déjà une envoyée du commandement.

Le Jésuite aperçut sans peine Dyonis et Lydé, debout maintenant auprès des barreaux. Son cœur battait à rompre. Lydé le reconnut. Elle eut alors un prodigieux espoir. Bientôt arrivait la decuria des novices avec une grosse clef. L’amazone qui avait déjà donné reçu des prisonniers leur ordonna rudement de marcher vers la voiture, en faisant signe aux sentinelles de marcher à côté d’eux pour qu’ils ne s’évadent point.

Le Père Loumaigne s’enferma vivement, jugeant la partie gagnée. Une minute après, Lydé et son élève passaient tour à tour dans ses bras. Ah ! quelle explosion de joie silencieuse durant cette minute !…

L’amazone était montée sur le siège. C’est elle qui conduisait la voiture, emportée brusquement en une vitesse de catastrophe. Ils furent bientôt au bord de la mer, d’abord sur une route étroite longeant la côte, puis dans un bois. Ensuite la voiture rapide contourna une colline et rejoignit la côte. À cet endroit, des légions provinciales débarquaient. L’autovelox bifurqua sur une voie allant vers l’intérieur. Mais de nouveau, au loin, l’oreille subtile de l’amazone perçut le piétinement de colonnes en marche. Depuis longtemps, elle avait éteint les feux de la voiture qu’elle engagea, alors, dans un chemin escaladant la montagne. Au bout d’une heure, l’avance dans le bois devenait impossible. L’autovelox fut poussée dans un fourré et l’escalade continua à pied. On avait dépassé la région des bouleaux, celle des pins. Maintenant c’était un tertre parsemé d’arbrisseaux entre des roches chaotiques.

— Il faudra rester ici, dit l’amazone. Il nous serait impossible de traverser les lignes. L’alarme a certainement été donnée. Déjà l’on doit chercher à nous ressaisir. Nous nous cacherons dans les rochers, dès qu’il fera clair. On ne nous y retrouvera point. Personne ne viendra sur la montagne ces jours-ci. La nuit prochaine, nous regagnerons le bord de la mer. À l’endroit où débarquaient les troupes, nous trouverons un canot à moteur qui nous emmènera sur la rive occupée par les Masculines.

Lydé et Dyonis, heureux d’être délivrés, bondissaient comme de jeunes faons dans la rosée et le Père Loumaigne, saisi d’une immense joie paternelle, disait ses actions de grâce en les regardant.