L’économie politique en vingt-deux conversations/Conversation 01

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Traduction par Caroline Cherbuliez.
Établissement encyclographique (p. 1-10).

CONVERSATION I.


INTRODUCTION.

Erreurs provenant de l’ignorance totale de l’économie politique. — Avantages qui résultent de la connaissance des principes de cette science. — Difficultés à surmonter dans cette étude.
MADAME B.

Nous jugeons si différemment le passage dont vous m’avez parlé ce matin, que je ne peux m’empêcher de soupçonner dans cette citation quelque inexactitude.

CAROLINE.

Permettez que je vous en fasse lecture. C’est immédiatement après le retour de Télémaque à Salente, quand il exprime son étonnement du changement qui s’est opéré depuis son départ de cette ville. « Est-il arrivé, dit-il, quelque calamité à Salente pendant mon absence ? D’où vient qu’on n’y remarque plus cette magnificence qui éclatait partout avant mon départ ? Je ne vois plus ni or, ni argent, ni pierres précieuses ; les habits sont simples ; les bâtiments qu’on fait sont moins vastes et moins ornés ; les arts languissent, la ville est devenue une solitude. — Mentor lui répondit en souriant : Avez-vous remarqué l’état de la campagne autour de la ville ? — Oui, reprit Télémaque ; j’ai vu partout le labourage en honneur et les champs défrichés. Lequel vaut mieux, ajouta Mentor, ou une ville superbe en marbre, en or et en argent, avec une campagne négligée et stérile, ou une campagne cultivée et fertile avec une ville médiocre et modeste dans ses mœurs ? Une grande ville fort peuplée d’artisans occupés à amollir les mœurs par les délices de la vie, quand elle est entourée d’un royaume pauvre et mal cultivé, ressemble à un monstre dont la tête est d’une grosseur énorme, et dont tout le corps exténué et privé de nourriture n’a aucune proportion avec cette tête. C’est le nombre du peuple, et l’abondance des aliments, qui font la vraie force et la vraie richesse d’un royaume. Idoménée a maintenant un peuple innombrable et infatigable dans le travail, qui remplit toute l’étendue de son pays : tout son pays n’est plus qu’une seule ville ; Salente n’en est que le centre. Nous avons transporté de la ville dans la campagne les hommes qui manquaient à la campagne et qui étaient superflus dans la ville. »

Hé bien, dois-je continuer, ou en ai-je lu assez pour vous faire convenir que Mentor a raison ?

MADAME B.

Je persiste dans mon opinion ; car bien qu’il y ait dans ce passage des remarques fort justes, le principe général sur lequel elles y sont fondées, savoir que la ville et la campagne prospèrent aux dépens l’une de l’autre, est, à mon avis, tout à fait faux. Je suis convaincue au contraire que les villes florissantes fécondent les campagnes qui les entourent. Voyez-vous quelque défaut de culture dans le voisinage de Londres ? Ou pourriez-vous me citer aucun pays florissant qui n’abonde pas en villes riches et populeuses ? D’un autre côté, qu’y a-t-il de plus commun que de voir autour des villes déchues, une campagne déserte et mal cultivée ? La pourpre et l’or de Tyr, au temps de la prospérité des Phéniciens, loin de priver la campagne de ses ouvriers, forçaient cette nation à fonder des colonies dans des pays nouveaux, pour y envoyer leur population excédante.

CAROLINE.

C’est remonter bien haut pour donner un exemple.

MADAME B.

Si vous voulez redescendre à des temps plus rapprochés, comparez l’ancien état florissant de la Phénicie, avec sa misère actuelle, que Volney a peinte avec tant de vérité dans ses voyages.

CAROLINE.

Cette misère n’est-elle pas l’effet des révolutions violentes, qui, pendant une suite de siècles, ont ruiné ces malheureuses contrées ; et n’est-elle pas maintenue par la détestable politique de ses dominateurs actuels ? Mais dans l’ordre naturel des choses, lorsque rien ne vient le troubler, n’est-il pas évident que plus il y aura d’ouvriers que le Souverain contraindra, à l’exemple d’Idoménée, de quitter la ville pour travailler aux champs, et mieux le pays sera cultivé ?

MADAME B.

Je ne le pense pas ; je crois, au contraire, que les gens, qui seraient contraints de la sorte à quitter la ville, ne trouveraient aux champs point d’ouvrage à faire.

CAROLINE.

Et pourquoi ?

MADAME B.

Parce qu’il y aurait déjà dans les campagnes autant d’ouvriers qu’elles peuvent en employer.

CAROLINE.

Peut-être en Angleterre ; mais en serait-il de même dans des pays mal cultivés ?

MADAME B.

Je crois qu’oui.

CAROLINE.

Entendez-vous dire que, si un pays actuellement mal cultivé était pourvu d’un plus grand nombre d’ouvriers, il ne serait pas mis en meilleur état ? Vous avouerez au moins que cela demande explication.

MADAME B.

Sans doute, et plus peut-être que vous ne pensez ; car vous ne pouvez bien résoudre cette question qu’en commençant par acquérir quelque connaissance des principes de l’économie politique.

CAROLINE.

J’en suis bien fâchée ; car je dois vous avouer que j’ai pour cette science une sorte d’antipathie.

MADAME B.

Êtes-vous sûre que vous entendez ce que signifie le mot d’économie politique ?

CAROLINE.

Je crois qu’oui, car c’est un sujet de conversation bien fréquent chez mon père, et, à mon avis, le moins intéressant de tous. Il s’agit de douanes, de commerce, de taxes, de gratifications, de contrebande, de papier-monnaie, du comité sur les lingots, etc., dont en vérité je ne peux pas entendre parler sans bâiller. Et puis, ce sont de continuelles citations d’Adam Smith, dont le nom est prononcé avec tant de respect, ou plutôt de vénération religieuse, que je fus tentée un jour de jeter les yeux sur son ouvrage, pour acquérir quelque instruction sur ce qui a rapport aux grains. Mais je n’y vis qu’accapareurs, regrattiers, droits, draubacks, prix limités, et je fus tellement offusquée de ce jargon inintelligible, qu’après avoir parcouru quelques pages, je jetai le livre de désespoir, et je résolus de manger mon pain dans mon humble ignorance. Ainsi si la question de la ville et de la campagne touche à l’économie politique, je crois que je dois m’en tenir à céder sans comprendre.

MADAME B.

Fort bien, puisque vous voulez rester dans votre ignorance, il faut au moins prendre votre parti de ne point parler d’économie politique, car cela ne pourrait servir à rien.

CAROLINE.

Oh ! pour cela, je n’aurai point d’effort à faire. Je voudrais être aussi sûre de ne point entendre parler d’économie politique, que je le suis de n’en point parler moi-même.

MADAME B.

Vous souvenez-vous d’avoir ri de bon cœur de ce pauvre M. Jourdain, dans le Bourgeois gentilhomme qui avait, toute sa vie, fait de la prose sans le savoir ? — Hé bien, ma chère amie, vous parlez souvent économie politique, sans vous en douter. Il n’y a que peu de jours que je vous entendais trancher la question de la rareté du blé ; il est vrai que votre arrêt était bien d’accord avec l’aveu de votre ignorance.

CAROLINE.

Certes je n’ai fait que répéter ce que j’ai entendu dire à des personnes de beaucoup de sens, que les fermiers avaient du blé en quantité ; que si on les forçait à le porter au marché, il n’y aurait point de rareté ; et qu’ils le renfermaient par des vues intéressées dans le but d’en hausser le prix. Assurément il n’y a pas besoin d’étudier l’économie politique, pour parler sur un sujet si commun, et qui touche de si près à nos premiers besoins.

MADAME B.

Précisément parce que ce sujet est d’un intérêt si général, il est devenu une des branches les plus importantes de l’économie politique. Malheureusement pour votre résolution, cette science a tant de ramifications, qu’elle est rarement étrangère à la conversation sérieuse. Hier encore vous accusiez les manufacturiers de Birmingham d’injustice et de cruauté envers leurs ouvriers ; vous disiez que le taux des salaires devrait être réglé par la loi et proportionné au prix des vivres, de manière que les pauvres ne pâtissent pas du renchérissement du pain. Je voyais très-bien qu’en prononçant ce jugement, vous pensiez avoir fait un petit discours fort raisonnable.

CAROLINE.

Et me serais-je trompée ? Vous commencez à exciter ma curiosité, madame B. ; croyez-vous donc que je puisse être en effet tentée d’entreprendre une telle étude ?

MADAME B.

Je ne sais ; mais ce que je sais bien, c’est qu’il y a nombre de sujets de conversation, auxquels vous ne pouvez prendre part, si cette science vous est tout à fait étrangère ; c’est ce dont je puis vous convaincre : j’ajoute que votre ignorance à cet égard sera nécessairement sujette à se trahir, quelque soin que vous preniez de la cacher, et qu’elle pourra souvent vous exposer au ridicule. Pendant les émeutes de Nottingham, je me souviens de vous avoir entendue condamner l’invention des machines, qui, en abrégeant le travail, ôtent l’ouvrage à un grand nombre d’ouvriers. Votre opinion à cet égard était fondée sur des principes de bienveillance erronés. En un mot, ma chère Caroline, il y a tant de sujets liés de près ou de loin à l’économie politique, que si vous persévérez dans votre résolution, vous pouvez presque vous regarder comme condamnée à un silence perpétuel.

CAROLINE.

Je pourrais tout au moins parler de toilette, d’amusements, et d’autres objets de ce genre dont on cause entre femmes.

MADAME B.

J’ai vu l’ignorance de l’économie politique se déceler, même dans des conversations relatives à la toilette. « Quel dommage, disait une femme, que les dentelles de France soient si chères ; pour moi, je ne me fais aucun scrupule d’en introduire en contrebande, c’est vraiment un plaisir de frauder la douane. » Une autre s’étonnait qu’on pût si aisément mettre sa conscience en repos sur la contrebande ; suivant elle, les dentelles, les soies de France, et en général toutes les marchandises françaises devraient être absolument prohibées ; elle était, disait-elle, déterminée à ne jamais rien porter qui fût de fabrique étrangère, quelque beau qu’en fût l’ouvrage ; c’était à ses yeux une honte d’encourager les manufactures au dehors, tandis qu’au dedans les ouvriers mouraient de faim.

CAROLINE.

Que pouvez-vous trouver à redire à cette manière de penser ? Elle me semble pleine d’humanité et de patriotisme.

MADAME B.

Je ne mets pas en doute la bienveillance dont cette dame était animée, mais lorsque le sentiment n’est pas dirigé par les lumières et réglé par la raison, les meilleures intentions sont souvent frustrées. L’économie politique se lie intimement avec les événements journaliers de la vie ; elle diffère essentiellement à cet égard de la chimie, de l’astronomie, de l’électricité ; si l’on commet quelque erreur dans ces dernières sciences, elles ont rarement un effet sensible sur notre conduite, tandis que l’ignorance de la première peut nous jeter dans des erreurs pratiques très-fâcheuses.

Il y a peu d’histoires, peu de relations de voyages, où l’on ne trouve des faits et des opinions, qu’on ne peut bien entendre et apprécier sans quelque connaissance préalable des principes de l’économie politique : et si l’auteur lui-même manque de cette connaissance, on est continuellement exposé à adopter ses erreurs. C’est ce qui vous est arrivé en lisant Télémaque. On découvre l’ignorance des principes de l’économie politique dans quelques-uns de nos écrivains les plus sensés et les plus élégants ; surtout parmi les poètes. Ce beau poème de Goldsmilh, le Village abandonné, est tout plein d’erreurs de ce genre ; et ces erreurs sont d’autant plus dangereuses pour ceux qui ne sont pas instruits en cette matière, que le poème est plus généralement lu et admiré.

CAROLINE.

J’aurais presque regret d’apprendre quelque chose qui rabaissât ce poème dans mon estime.

MADAME B.

Le mérite de l’ouvrage, sous le point de vue poétique, fait aisément excuser quelques erreurs relatives à la science. La vérité, comme vous savez, n’est pas essentielle à la beauté poétique ; mais il est toujours essentiel de savoir distinguer entre la vérité et la fiction.

CAROLINE.

Fort bien, madame B., mais après tout, l’ignorance de l’économie politique est chez les femmes un défaut supportable. C’est l’affaire du gouvernement de réformer les erreurs et les préjugés qui ont rapport à cette science ; et puisque probablement nous ne serons pas appelées à nous placer au rang des législateurs, n’est-il pas tout aussi bien pour nous de rester dans une heureuse ignorance des maux auxquels nous n’aurons point le pouvoir de porter remède ?

MADAME B.

Quand on plaide en faveur de l’ignorance, il y a lieu de présumer que l’on soutient une mauvaise cause. Si la connaissance des principes de l’économie politique était un peu plus répandue parmi les femmes, et si elle les empêchait de propager des erreurs que cette science peut seule dissiper, il en résulterait quelques avantages qui ne sont point à mépriser. L’enfance se passe à acquérir des idées ; l’adolescence, à les soumettre à l’examen et à rejeter celles que l’on juge fausses ; combien ce dernier travail serait facilité, si l’on diminuait le nombre des erreurs de l’enfance et que l’on s’appliquât à n’inculquer à cet âge que des vérités.

CAROLINE.

Vous ne voudriez pas cependant enseigner l’économie politique aux enfants ?

MADAME B.

Je voudrais que les mères fussent assez capables de l’enseigner, pour que leurs enfants n’eussent rien à désapprendre. Si elles donnaient des leçons d’économie politique, comme mademoiselle Edgeworth dans son Histoire du Verger, personne ne croirait qu’elles fussent au-dessus de la portée d’un enfant.

CAROLINE.

Je croyais me rappeler très-bien cette histoire ; mais je n’ai pas le souvenir d’un seul mot qui s’y rapporte à l’économie politique.

MADAME B.

L’auteur a judicieusement évité de nommer cette science ; mais ce petit conte contient une exposition aussi simple que belle de la division du travail, dont vous apprécieriez mieux le mérite si vous en connaissiez l’application à l’économie politique. Vous permettriez aussi, je pense, que l’on contât aux enfants l’histoire du roi Midas, dont l’attouchement convertissait tout en or.

CAROLINE.

Est-ce aussi là une leçon d’économie politique ? Je crois, madame B., que vous avez l’art de convertir en économie politique tout ce que vous touchez.

MADAME B.

Ce n’est pas l’art, mais la nature même des choses, qui opère ce prodige. L’histoire du roi Midas fait voir que l’or ne constitue pas la richesse ; et qu’il n’a de prix, qu’en tant qu’il est en juste rapport avec les productions de la terre qui sont plus immédiatement utiles.

CAROLINE.

Mais les enfants n’en seront pas plus savants pour avoir appris ces histoires, à moins qu’on ne leur explique comment elles se lient à l’économie politique. Il faut qu’on leur donne la morale de la fable.

MADAME B.

La morale est la seule partie d’une fable que les enfants ne lisent jamais ; et en cela ils font fort bien, car un principe énoncé d’une manière abstraite est hors de la portée de leur intelligence. L’enfance est le temps de semer, il ne faut pas forcer la récolte ; mais bien attendre la saison convenable, pour qu’elle soit abondante et à son point de maturité.

CAROLINE.

Hé bien, ma chère madame B., que dois-je faire ? Vous savez que j’aime l’instruction, et que je ne redoute pas l’application qu’elle exige. Vous pouvez vous souvenir du plaisir que je pris à l’étude de la chimie. Si je croyais que celle de l’économie politique fût aussi intéressante, sans être plus difficile, je vous prierais de me mettre sur la voie. Donne-t-on des cours sur ce sujet, ou peut-on prendre des leçons de quelque maître ? Car s’il s’agit de l’étudier dans les livres des savants, je suis rebutée par l’appareil des termes scientifiques. Quand le langage est aussi neuf que le sujet, on a trop d’obstacles à surmonter en commençant.

MADAME B.

La langue d’une science en est souvent la partie la plus difficile ; mais dans l’économie politique, il y a peu de termes techniques, et vous les entendrez aisément. Vous avez même déjà un certain fonds de connaissances acquises sur ce sujet ; mais ce sont des notions confuses et irrégulières ; c’est un mélange d’erreurs et de vérités, tel que votre tâche sera moins d’acquérir de nouvelles idées, que de choisir, de diviser, et d’ordonner celles que vous avez déjà. Je ne peux vous indiquer un maître ; il n’y en a point ; peut-être parce qu’il n’y a point d’élèves. Ceux qui veulent étudier l’économie politique, lisent les livres écrits sur ce sujet, en particulier l’ouvrage d’Adam Smith. On a donné quelquefois des cours d’économie politique dans quelques universités, entr’autres à Édimbourg ; et il y a, en conséquence, plusieurs étudiants versés dans cette science, parce qu’ils s’en sont occupés à l’âge où l’esprit est encore libre de préjugés.

CAROLINE.

Mais enfin que puis-je donc faire ? Je ne peux pas suivre les cours dont vous parlez ; et je crains bien de n’avoir jamais le courage de lire des traités qui m’ont paru si difficiles.

MADAME B.

Je pourrai, j’espère, vous aplanir le chemin. J’ai eu le bonheur de passer une grande partie de ma vie dans une société où cette science était un sujet fréquent de discussion ; l’intérêt que j’y prenais m’a engagée à l’étudier dans les ouvrages les plus estimés ; mais je dois vous avouer ingénument que je n’ai pas commencé cette étude en ouvrant ces ouvrages au hasard, ou en consultant Adam Smith sur quelque point isolé, avant d’avoir examiné son plan, ou avant d’avoir compris l’objet que ces écrivains avaient en vue. Je savais que pour apprendre il fallait commencer par le commencement. Si maintenant vous croyez que mon expérience puisse vous être utile, et si vous vous contentez d’une explication familière de ce qu’ont fait des hommes d’un talent et d’un savoir reconnus, je tenterai de vous servir de guide dans l’étude des premiers éléments de cette science, sans avoir la présomption de pénétrer dans ses parties les plus profondes et les plus difficiles.

CAROLINE.

Hé bien donc, me voilà décidée à en faire la tentative. Vous avez pour moi trop de bonté, madame B., de me permettre de devenir encore une fois votre élève. Mais vous êtes si pleine d’indulgence, que je ne crains point de vous laisser voir mon ignorance à découvert par les questions que j’aurai à vous faire, et qui mettront, je crains, votre patience à une rude épreuve.