L’économie rurale en Angleterre/03
EN ANGLETERRE.
CONSTITUTION DE LA PROPRIETE ET DE LA CULTURE.[1]
On attribue assez généralement la supériorité de l’agriculture anglaise à la grande propriété ; cette opinion est vraie à certains égards, mais il ne faut pas la pousser trop loin. D’abord il n’est pas exact que la propriété soit aussi concentrée en Angleterre qu’on se l’imagine communément. Il y a sans doute dans ce pays d’immenses fortunes territoriales ; mais ces fortunes, qui frappent les regards de l’étranger et même du régnicole, ne sont pas les seules. À côté des colossales possessions de la noblesse proprement dite se trouvent les domaines plus modestes de la gentry. Dans la séance de la chambre des communes du 19 février 1850, M. Disraeli a affirmé, sans être contredit, qu’on pouvait compter dans les trois royaumes 250,000 propriétaires fonciers. Or, comme le sol cultivé est en tout de 20 millions d’hectares, c’est une moyenne de 80 hectares par famille, et, en y ajoutant les terrains incultes, de 120. Le même orateur, en évaluant, comme nous, à 60 millions sterling ou 1,500 millions de francs le revenu net de la propriété rurale, a trouvé, à raison de 250,000 copartageans, une moyenne de 6,000 fr. de rente, soit 4,800 fr. en valeur réduite.
Il est vrai que, comme toutes les moyennes, celle-ci ne donne qu’une idée fort incomplète des faits. Parmi ces 250,000 propriétaires, il en est un certain nombre, 2,000 tout au plus, qui ont à eux seuls un tiers des terres et du revenu total, et, dans ces 2,000, il en est 50 qui ont des fortunes de princes. Quelques-uns des ducs anglais possèdent des provinces entières et ont des millions de revenu. Les autres membres de la pairie, les baronnets d’Angleterre, d’Ecosse et d’Irlande, les grands propriétaires qui ne font pas partie de la noblesse, s’échelonnent à leur suite. En partageant entre ces 2,000 familles 10 millions d’hectares et 500 millions de revenu, on trouve 5,000 hectares et 250,000 francs de rente par famille.
Mais plus la part de l’aristocratie est considérable, plus celle des propriétaires du second ordre se trouve réduite. Ceux-là cependant possèdent les deux tiers du sol, et jouent conséquemment dans la constitution de la propriété anglaise un rôle deux fois plus important. Leur lot moyen tombe à 80 hectares environ, et leur revenu foncier à 4,000 francs ; en appliquant à ce revenu la réduction de 20 pour 100, il n’est plus que de 3,200. Comme il y a nécessairement beaucoup d’inégalité parmi eux, on doit en conclure que les propriétés de 1,000, 2,000, 3,000 francs de rente ne sont pas aussi rares en Angleterre qu’on le croit, et c’est en effet ce qu’on trouve quand on y regarde de près.
Un autre préjugé qui repose également sur un fait vrai, mais exagéré, c’est la persuasion où l’on est généralement que la propriété foncière ne change pas de mains en Angleterre. Cependant, si la propriété y est beaucoup moins mobile que chez nous, elle est loin d’être absolument immobilisée. Ici encore c’est un fait spécial qui a été généralisé outre mesure. Certaines terres sont frappées de substitutions ou autres droits, mais le plus grand nombre est libre. Il ne faut que parcourir les immenses colonnes d’annonces des journaux quotidiens, ou entrer un moment dans un de ces offices pour les ventes des immeubles si nombreux à Londres et dans toutes les grandes villes, et on restera convaincu de ce fait, que les propriétés rurales de 50 à 500 acres, c’est-à-dire de 20 à 200 hectares, ne sont pas rares en Angleterre, qu’il s’en vend même journellement.
Dans les journaux, ces annonces sont généralement rédigées ainsi : — A vendre, une propriété de tant d’acres d’étendue louée à un fermier solide, substantial ! avec une résidence élégante et comfortable, un bon ruisseau à truites, une belle chasse, des jardins potagers et d’agrément, à proximité d’un chemin de fer et d’une ville, dans un pays pittoresque, etc. — Dans les offices, on vous montre en outre un plan de la terre et une vue peinte assez bien faite de la maison et de ses alentours. C’est toujours un joli bâtiment presque neuf, parfaitement entretenu, avec des ornemens extérieurs d’assez mauvais goût, mais d’une disposition intérieure simple et commode, situé au milieu d’une pelouse plus ou moins grande, avec des bouquets d’arbres à droite et à gauche, et quelques vaches qui paissent sur le premier plan. Il y a deux cent mille résidences de ce genre réparties sur la verte surface des îles britanniques.
Malgré le goût très vif des Anglais pour la possession de la terre, qui les porte tous à devenir landlords dès qu’ils le peuvent, le prix des propriétés rurales n’est pas plus élevé qu’en France proportionnellement au revenu. On achète généralement à raison de trente fois la rente, c’est-à-dire sur le pied d’environ 3 pour 100. Dès qu’un homme un peu enrichi dans les affaires a quelques milliers de livres sterling à mettre dans une maison de campagne, dix domaines d’une valeur de 100,000 francs à 1 million se disputent son choix. Dans un pays où l’hectare de terre vaut en moyenne 2,500 francs, il ne faut pas plus de 20 hectares pour constituer une propriété de 100,000 fr., il n’en faut pas plus de 300 pour faire 1 million, en y comprenant la valeur de l’habitation et de ses dépendances.
Assurément la terre est, en France, beaucoup plus divisée : tout le monde connaît le chiffre célèbre des onze millions et demi de cotes foncières qui semble indiquer le même nombre de propriétaires ; mais tout le monde doit savoir aussi maintenant, depuis les recherches de M. Passy, à quel point ce chiffre est trompeur. Non-seulement il arrive souvent qu’un seul contribuable paie plusieurs cotes, ce qui suffit déjà pour mettre une incertitude à la place d’un fait en apparence si positif ; mais les propriétés bâties des villes figurent au nombre des recensées, ce qui réduit le nombre réel des propriétés rurales à 5 ou 6 millions au plus.
Ce n’est pas tout. Le taux des cotes a bien aussi sa valeur, et de même qu’il faut écarter en Angleterre, pour connaître l’état le plus général de la propriété, ces vastes possessions de quelques grands seigneurs qui font illusion pour le reste, de même il faut en France réduire à leur rôle véritable cette multitude de petits propriétaires qui abaisse tant la moyenne. Sur onze millions et demi de cotes, cinq millions et demi sont au-dessous de 5 francs, deux millions sont de 5 à 10 francs, trois millions de 10 à 50 francs, six cent mille de 50 à 100, cinq cent mille seulement sont au-dessus de 100 fr. ; c’est dans ce demi-million que réside la propriété de la plus grande partie du sol. Les onze millions de cotes au-dessous de 100 fr. peuvent s’appliquer à un tiers environ de la surface totale, ou 18 millions d’hectares ; les deux autres tiers, ou 32 millions d’hectares, appartiennent à quatre cent mille propriétaires, déduction faite de ceux qui ne sont qu’urbains, ce qui donne une moyenne de 80 hectares par propriété.
Ainsi, en retranchant d’une part les très grandes propriétés et de l’autre les très petites, qui occupent dans les deux pays un tiers environ du sol, la moyenne serait en France, pour les deux autres tiers, égale en étendue à la moyenne anglaise. Cette égalité apparente cache une disproportion, en ce que le revenu est, à surface égale, bien plus élevé en Angleterre que chez nous ; mais, tout compte fait, la différence réelle n’est pas ce qu’on suppose. Il y a en France environ 100,000 propriétaires ruraux qui paient au-delà de 300 francs de contributions directes, et dont les fortunes sont égales en moyenne à celles de la masse des propriétaires anglais ; 50,000 d’entre eux paient 500 francs et au-dessus. Des terres de 500, 1,000, 2,000 hectares se rencontrent encore assez souvent, et les fortunes territoriales de 25 à 100,000 fr. de rente et au-delà ne sont pas tout à fait inconnues. On peut trouver environ un millier de propriétaires par département qui rivalisent, pour l’étendue de leurs domaines, avec la seconde couche des landlords anglais, celle qui est de beaucoup la plus nombreuse. Ce qui est vrai, c’est que nous en avons proportionnellement moins que nos voisins, et qu’à côté des châteaux de notre gentry fourmille l’armée des petits propriétaires, tandis que la gentry anglaise a derrière elle les immenses fiefs de l’aristocratie. Dans cette mesure, mais dans cette mesure seulement, il est exact de dire que la propriété est plus concentrée en Angleterre qu’en France.
Cette concentration est favorisée par la loi de succession, qui, à défaut de testament, fait passer les immeubles du père de famille sur la tête du fils aîné, — tandis qu’en France les immeubles se divisent également entre les enfans ; mais l’application de ces deux législations, si opposées en principe, n’a pas dans la pratique des effets aussi radicalement contraires. Le père de famille peut, dans les deux pays, changer par sa dernière volonté les dispositions de la loi, et il profite quelquefois de cette liberté ; d’autres causes plus puissantes et plus générales agissent aussi. En France, les mariages refont en partie par la dot des filles ce que la loi de succession défait ; en Angleterre, si les immeubles ne sont pas partagés, les biens meubles le sont, et dans un pays où la fortune mobilière est si considérable, cette division ne peut manquer d’exercer, par des ventes et achats, son influence sur la répartition de la propriété immobilière. Le progrès de la population, beaucoup plus rapide chez nos voisins que chez nous, est à son tour, quoi qu’on fasse, un élément de division. En fait, beaucoup de propriétés se divisent en Angleterre, et tous les jours de nouvelles résidences de campagne se construisent pour de nouveaux country-gentlemen ; en même temps, beaucoup de propriétés se recomposent en France, et on a remarqué, dans le mouvement des cotes foncières, que les grosses s’accroissaient plus vite que les petites.
De même qu’on s’exagère en général la concentration de la propriété en Angleterre, de même on s’exagère l’influence que la grande propriété y exerce sur le développement de l’agriculture. Cette influence est réelle comme l’existence même de la concentration ; mais, comme elle aussi, elle a ses limites. Qui dit grande propriété ne dit pas toujours grande culture. Les plus grandes propriétés peuvent se diviser en petites exploitations. Il importe assez peu que 10,000 hectares soient possédés par un seul, s’ils se partagent, par exemple, en 200 fermes de 50 hectares chacune. Nous verrons tout à l’heure, en traitant de la culture proprement dite, que c’est en effet ce qui arrive le plus souvent ; l’influence de la grande propriété est alors à peu près nulle. Reconnaissons cependant qu’à prendre les choses dans leur ensemble, la grande propriété est favorable à la grande culture, et que sous ce rapport elle a une action directe sur une partie du sol anglais ; cette action est-elle aussi féconde que l’ont cru quelques publicistes ? et tout ce qui n’est pas elle est-il aussi nuisible qu’ils l’ont affirmé ? Voilà la question.
Nous avons vu que dans le royaume-uni il y a en quelque sorte deux catégories de propriétés : les grandes et les moyennes. Les grandes ne s’étendant que sur un tiers du sol, et une portion de ce tiers étant divisée en petites fermes, il s’ensuit que l’action de la grande propriété ne se fait sentir que sur un quart environ. Ce quart est-il le mieux cultivé ? Je ne le crois pas. Les terres immenses de l’aristocratie britannique se trouvent principalement dans les régions les moins fertiles. Le plus grand propriétaire foncier de la Grande-Bretagne, le duc de Sutherland, possède d’un seul bloc plus de 300,000 hectares dans le nord de l’Ecosse, mais ces terres valent 50 francs l’hectare ; un autre grand seigneur, le marquis de Breadalbane, possède dans une autre partie du même pays presque autant de terres qui ne valent guère mieux. En Angleterre, les vastes propriétés du duc de Northumberland sont situées en grande partie dans le comté de ce nom, un des plus montueux et des moins productifs ; celles du duc de Devonshire, dans le comté de Derby, et ainsi de suite. C’est surtout dans de pareils terrains que la grande propriété est à sa place ; elle seule peut y produire de bons effets.
Les parties les plus riches du sol britannique, les comtés de Lancaster, de Leicester, de Worcester, de Warwick, de Lincoln, sont un mélange de grandes et de moyennes propriétés. Dans le plus riche de tous, même au point de vue agricole, celui de Lancaster, c’est la moyenne et presque la petite propriété qui dominent. En somme, on peut affirmer, surtout si l’on fait entrer l’Irlande dans le calcul, que les terres les mieux cultivées des trois royaumes ne sont pas celles qui appartiennent aux plus grands propriétaires. Il y a sans doute des exceptions éclatantes, mais telle est la règle. On peut même trouver, non pas précisément en Angleterre, mais dans une possession anglaise, l’Ile de Jersey et ses annexes, un pays où fleurit exclusivement la petite propriété. Les lois normandes sur la succession, qui prescrivent le partage égal des terres entre les enfans, n’ont pas cessé d’y être en vigueur. « L’effet inévitable de cette loi, dit David Low, agissant depuis plus de neuf cents ans dans les étroites limites de cette petite île, a été de réduire tout le sol du pays en petites possessions. À peine pourrait-on trouver dans l’Ile entière une seule propriété de 40 acres (16 hectares) ; beaucoup varient de 5 à 15, et le plus grand nombre a moins de 15 acres (6 hectares). » L’agriculture en est-elle plus pauvre ? Non assurément. La terre ainsi divisée est cultivée comme un jardin ; elle est affermée en moyenne de 4 à 5 livres sterling par acre (de 260 à 300 fr. par hectare), et, dans les environs de Saint-Hélier, jusqu’à 8 et 12 livres (de 500 à 750 francs par hectare).
Malgré ces fermages énormes, les cultivateurs vivent dans une abondance modeste sur des étendues qui seraient insuffisantes partout ailleurs pour faire subsister le laboureur le plus pauvre. Ajoutons que le sol de Jersey est granitique et maigre, et qu’il a fallu beaucoup d’industrie pour le rendre aussi productif. L’aspect de l’île a quelque chose de charmant : on dirait une forêt d’arbres fruitiers, entrecoupée de prairies et de petits champs cultivés, avec une foule d’habitations élégantes tapissées de vignes et de myrtes, et des sentiers qui serpentent sous les ombrages. David Low remarque en même temps que le morcellement du sol, qui semblerait devoir être infini à la suite de tant de générations, dans une île aussi petite et aussi populeuse, s’est limité de lui-même en vertu d’arrangemens pris dans les familles pour l’arrêter quand il devient onéreux. Cet exemple doit rassurer de plus en plus ceux qui craignent de voir le sol français tomber en poussière.
En France, il y a aussi deux catégories de propriétés, les moyennes et les petites. Les pays où la culture est le plus avancée sont en général ceux où dominent les petites. Tels sont les départemens du Nord et du Bas-Rhin, et presque tous les cantons riches des autres départemens. C’est par la division îles propriétés que le progrès se manifeste habituellement chez nous. Ainsi le veut le génie national. Le même fait se reproduit dans d’autres pays, en Belgique, dans l’Allemagne rhénane, dans la Haute-Italie, et jusqu’en Norvège. Partout ailleurs qu’en Angleterre, c’est-à-dire en Espagne, en Allemagne, en Hongrie, les très grandes propriétés ont fait plus de mal que de bien à l’agriculture. Le seigneur féodal vit en général loin de ses domaines ; il ne les connaît que par les revenus qu’il en retire, et qui, avant d’arriver jusqu’à lui, passent par les mains d’une foule de domestiques et d’intendans, plus occupés de leurs propres affaires que de celles du maître. La terre, dépouillée sans relâche par des mains avides, ne recevant jamais les regards qui pourraient la féconder, abandonnée à des tenanciers aussi pauvres qu’ignorans, languit dans l’inculture, ou ne donne que les maigres produits qu’elle ne peut s’empêcher de livrer. En Angleterre, il n’en est pas tout à fait ainsi ; beaucoup de grands seigneurs tiennent à honneur de gérer eux-mêmes leurs domaines, et de consacrer à l’amélioration du sol la plus grande partie de ce qu’ils en retirent ; mais le vice essentiel des très grandes propriétés n’est pas absolument détruit, et pour ceux qui remplissent admirablement leur devoir de landlord, combien en est-il qui négligent leur héritage !
Est-il donc à propos, comme on l’a fait, de vanter exclusivement la grande propriété, de vouloir la transporter partout, et de proscrire la petite ? Évidemment non. En ne considérant la question qu’au point de vue agricole, le seul qui doive nous occuper ici, les résultats généraux plaident beaucoup plus en faveur de la petite ; propriété que de la grande. Ce n’est pas d’ailleurs chose facile que de changer artificiellement la condition de la propriété dans un pays. Cette condition tient à un ensemble de causes anciennes, essentielles, qu’on ne détruit pas à volonté. Attribuer à la grande propriété en Angleterre un rôle exclusif, en faire le principal et presque le seul mobile du progrès agricole, prétendre l’imposer à des nations qui la repoussent, c’est s’exposer à se donner tort quand on peut avoir raison, et poser en principe que le développement de la culture ne peut avoir lieu qu’à la condition d’une révolution sociale impossible, ce qui est heureusement faux.
Je n’en reconnais pas moins que l’état de la propriété en Angleterre est plus favorable en général à l’agriculture que l’état de la propriété française ; je n’ai voulu combattre que l’exagération.
La question a été mal posée par suite d’une confusion. Ce qui importe à la culture, ce n’est pas que la propriété soit grande, mais qu’elle soit riche, ce qui n’est pas tout a fait la même chose. La richesse est relative : on peut être pauvre avec une grande propriété et riche avec une petite. Entre les mains de mille propriétaires qui n’ont chacun que 10 hectares et qui y dépensent 1,000 fr. par hectare, la terre sera deux fois plus productive qu’entre les mains d’un homme qui possède à lui seul 10,000 hectares et qui n’y dépense que 500 fr. Tantôt c’est la grande propriété qui est la plus riche, tantôt c’est la petite, tantôt c’est la moyenne ; tout dépend des circonstances. La meilleure organisation de la propriété rurale est celle qui attire vers le sol le plus de capitaux, soit parce que les détenteurs sont plus riches relativement à l’étendue de terre qu’ils possèdent, soit parce qu’ils sont naturellement entraînés à y dépenser une plus grande partie de leurs revenus. Or il n’est pas douteux que, dans l’état actuel des choses, nos propriétaires français sont moins riches en général que les propriétaires anglais, et conséquemment moins disposés à faire des avances au sol. Les plus petits sont parmi nous ceux qui traitent le mieux la terre, et c’est une des raisons qui ont fait prendre tant de faveur à la petite propriété. En Angleterre, au contraire, si ce n’est pas précisément la très grande propriété, c’est du moins la meilleure moitié de la propriété moyenne qui peut être et qui est en effet la plus généreuse envers le sol. Les terres les mieux cultivées et les plus productives sont celles dont les possesseurs jouissent en moyenne de 1,000 livres st. de revenu. Là en effet se rencontrent habituellement à la fois et le capital, qui manque trop souvent aux propriétaires inférieurs, et le goût des améliorations agricoles, l’intelligence des intérêts ruraux, qui manquent quelquefois aux trop grands propriétaires, faute de communications suffisantes avec les champs.
Quand cet amour des intérêts ruraux se rencontre chez un très grand propriétaire, c’est la perfection. Toute l’Angleterre se souvient avec reconnaissance des immenses services que le duc de Bedford, le duc de Portland, lord Leicester, lord Spencer, lord Yarborough et plusieurs autres ont rendus à l’agriculture nationale. Dès que la volonté de faire le bien est unie à la puissance que donnent le rang le plus élevé et la plus colossale fortune, de véritables merveilles deviennent possibles. La famille de Bedford, entre autres, a doté son pays de magnifiques entreprises agricoles. Par elle, des comtés entiers ont été conquis sur les eaux de la mer, d’autres qui n’offraient que dévastes landes sont devenus riches et productifs. L’héritier de cette noble maison jouit de 100,000 livres sterling ou 2 millions et demi de revenu en biens-fonds, et il est digne, par l’usage qu’il en fait, de succéder au grand agronome, son ancêtre, dont la statue orne un des squares de Londres, appuyée sur un soc de charrue.
Il est sans doute regrettable que cet élément nous manque, et les causes qui ont détruit chez nous la très grande propriété sont plus regrettables encore que cette destruction même ; mais il faut savoir se résigner aux faits irréparables, il faut éviter surtout de se grossir la gravité du mal. Les avantages de la très grande propriété peuvent être en partie remplacés par l’action de l’état, par une bonne administration des impôts locaux, par l’esprit d’association ; c’est ce qui arrive déjà sur beaucoup de points. Même en Angleterre, où l’aristocratie a tant fait pour la gloire et la prospérité nationales, sous tous les rapports, ce n’est pas elle qui a le plus fait, et, si éclatans que soient ses services, ils ne doivent pas rendre injustes pour ceux plus nombreux et plus efficaces que rend tous les jours le corps honorable de la gentry.
En France, où les habitudes d’économie sont plus générales qu’en Angleterre, une moyenne de 25,000 fr. de rente n’est pas nécessaire. Pour que la propriété bourgeoise soit chez nous dans de bonnes conditions, il suffit que le possesseur jouisse de 5 à 6,000 fr. de revenu au moins. Sur ce revenu, une famille de propriétaires ruraux peut vivre convenablement dans l’état actuel de nos mœurs, et mettre de côté tous les ans pour des dépenses productives. Au-dessous commencent les embarras, à moins que l’économie ne s’accroisse en proportion. Quant à la petite propriété, comme le possesseur est en même temps cultivateur, elle prospère dans des conditions beaucoup plus humbles. Une famille de paysans peut très bien vivre d’ordinaire avec un revenu de 1,200 francs, et pourvu qu’elle ait un excédant de quelques centaines de francs, la terre ne souffre pas entre ses mains, au contraire ; nulle part elle n’est l’objet de soins plus assidus, nulle part elle ne rend avec plus d’usure les embrassemens affectueux qu’elle reçoit.
Il n’est pas nécessaire d’ailleurs, et c’est là une des principales causes de l’erreur où tombent les partisans exclusifs de la grande propriété, que le revenu du détenteur lui vienne tout entier de la terre elle-même. Une portion notable de ce revenu peut sortir de toute autre source, d’une fonction quelconque ou d’une rente mobilière chez le bourgeois, d’un salaire extérieur chez le paysan. Dans ce cas, plus la propriété rurale est petite relativement au revenu, plus elle peut recevoir l’infusion féconde du capital. Presque toujours la propriété n’est négligée que parce qu’elle est trop grande pour le revenu du possesseur. C’est ce qui arrive surtout quand celui-ci est endetté ; dans ce cas, plus la propriété est étendue, plus sa condition est mauvaise ; ce n’est plus alors qu’une fausse apparence, une illusion funeste.
Le grand fléau de la propriété, c’est la dette, non celle qui a été contractée pour faire valoir son bien et qui est presque toujours avantageuse, quoique rare, mais celle beaucoup plus commune qui porte sur le fonds lui-même, et qui laisse le propriétaire nominal sans ressources pour l’entretenir en bon état. Voilà le mal réel de la propriété française, non la division du sol proprement dite. Il se peut même que le remède à ce mal soit, dans beaucoup de cas, une plus grande division. La plupart de nos plus grands propriétaires gagneraient à posséder moins de terre et plus d’argent. En même temps, ceux qui ont au-dessous de 5 à 6,000 francs de revenu net auraient presque tous avantage à renoncer au sol, et parmi les petits, il en est un grand nombre aussi qui feraient mieux de ne plus s’acharner à résoudre un problème insoluble. Que cette liquidation, si elle avait lieu, dût profiter à la grande, à la moyenne ou à la petite propriété, c’est ce qu’on ne pourrait dire d’avance et ce qui importe en réalité fort peu.
La dette du sol fait moins de mal en Angleterre qu’en France, non qu’elle y soit précisément moindre, elle y est au contraire supérieure, puisqu’on l’évalue à la moitié de la valeur totale, mais parce qu’elle porte en général sur des familles plus riches. L’intérêt de la dette payé, il reste encore aux propriétaires anglais un revenu net plus élevé qu’aux nôtres. L’immense quantité de valeurs mobilières qu’ils possèdent pour la plupart contribue, avec la plus grande valeur du sol, à accroître considérablement leur richesse moyenne. Cependant l’attention publique a été attirée aussi, de l’autre côté du détroit, sur les inconvéniens de la dette hypothécaire ; on commence à s’en préoccuper sérieusement, et si jamais on prend des mesures pour en diminuer le poids, la révolution qui en sortira sera plutôt défavorable qu’avantageuse à la grande propriété. C’est en effet la plus grande propriété qui est la plus obérée, et une liquidation, en appelant plus largement à la possession du sol les fortunes commerciales et industrielles, diminuerait d’autant la part actuelle des fortunes exclusivement territoriales. Cette révolution a déjà commencé en Irlande, et elle y marche à grands pas, en vertu d’une législation spéciale.
Je reconnais que le droit d’aînesse est pour quelque chose dans la supériorité de richesse des propriétaires anglais, en ce qu’il empêche la division forcée des terres ; mais la substitution, qu’on présente aussi comme favorable à la culture, n’a que de mauvais effets, parce qu’elle met obstacle à la libre transmission. Il est sans doute fâcheux qu’une propriété sorte des mains qui la possèdent héréditairement, et la mobilité de la propriété en France, surtout avec les lois fiscales qui grèvent chaque changement, est un de ses plus grands vices ; mais ce qui est déplorable, c’est la cause qui pousse le propriétaire à vendre, ce n’est pas la vente elle-même. Dès qu’un propriétaire est endetté, appauvri, il est à désirer, pour le bien commun, que sa propriété sorte de ses mains le plus tôt possible : elle ne peut plus y prospérer. Sous ce rapport, la loi française, qui ne met que peu d’obstacles à la transmission, vaut mieux que la loi anglaise. Quant aux successions, c’est différent. La division obligatoire des immeubles est un mal réel, et le jour viendra, je l’espère, où, dans un intérêt économique, on corrigera ce qu’elle a d’excessif. De leur côté, les Anglais seront probablement conduits, par le progrès de la richesse rurale, à supprimer la substitution ; ils en ont déjà beaucoup atténué dans la pratique les fâcheux embarras, et il n’est nullement impossible de s’en affranchir quand on le veut bien. Telles qu’elles sont, les qualités et les défauts des deux législations se balancent à peu de chose près, et la supériorité du système anglais, bien que réelle, n’est pas très sensible. Ce n’est pas là la cause la plus puissante du progrès agricole.
Cette question méritait d’être posée dans ses véritables termes ; elle a été obscurcie par trop de passions et de préjugés qui n’ont rien de commun avec l’économie rurale. Si jamais il doit être question en France de donner au père de famille plus de latitude dans ses dispositions testamentaires, ou de faciliter l’indivision des immeubles dans les successions ab intestat, on fera bien de ne pas y mêler des considérations sur la grande propriété, qui ne sont d’aucune application. Ce n’est pas la loi qui a réduit en France la grande propriété, c’est la révolution, et non-seulement tout retour artificiel à la grande propriété est impossible, mais, avec le cours qu’ont pris les choses, il serait fort douteux qu’il fût utile.
La seconde cause qu’on donne généralement à la prospérité agricole de l’Angleterre, c’est la grande culture. Cette cause a, comme la première, quelque réalité ; mais là encore il y a dans les esprits beaucoup d’exagérations. Le sol britannique n’est pas plus partagé en fermes immenses qu’en immenses propriétés. Il y a sans doute de très grandes exploitations, comme il y a de très grands domaines ; mais ce n’est pas la majorité. On y trouve en même temps une foule de fermes plus que modestes, qui passeraient pour telles en France même, et le nombre des petits tenanciers y est infiniment plus grand que celui des petits propriétaires. On ne compte pas moins de 200,000 fermiers dans la seule Angleterre, ce qui donne une moyenne de 60 hectares par ferme. Dans certaines parties, comme les plateaux de Wilts, de Dorset, de Lincoln et d’York, les fermes de plusieurs centaines et même de plusieurs milliers d’hectares ne sont pas rares ; mais dans certaines autres, comme les districts manufacturiers en général, celles de 10 à 12 hectares sont les plus communes. Dans le comté de Chester, on en trouve beaucoup au-dessous de 10 acres ou 4 hectares. Sur ces 200,000 fermiers, la moitié environ cultivent par leurs propres bras et ceux de leur famille.
En Écosse, le nombre des fermiers dépasse 50,000. La Haute-Écosse contient des fermes de 10,000 hectares ; mais dans les low-lands, leur étendue moyenne n’est pas plus grande qu’en Angleterre. Quant à l’Irlande, c’est un pays de petite culture si jamais il en fut. Il n’y avait pas moins de 700,000 fermiers avant 1848 ; la moyenne des fermes était de 7 à 8 hectares seulement, et on en comptait 300,000 au-dessous de 2 hectares.
Nous avons en France l’équivalent de l’Irlande dans nos cinq ou six millions de petites exploitations au-dessous de 7 ou 8 hectares, mais nous avons en même temps l’équivalent de la Grande-Bretagne dans les quatre ou cinq cent mille qui ont une étendue moyenne de 50 à 60. Les fermes de plusieurs centaines d’hectares ne sont pas chez nous tout à fait sans exemple ; on en trouve notamment dans les environs de Paris qui présentent le plus beau et le plus complet spécimen de la grande culture. Il ne nous manque que ces fermes immenses peu nombreuses en Angleterre, qui ne se rencontrent que dans les parties les plus stériles, comme les déserts de la Haute-Ecosse ou les plateaux crayeux du sud, uniquement bons à servir de pâturages à moutons. Ce n’est donc pas précisément par l’étendue des fermes que la culture anglaise l’emporte sur la nôtre. Le rapprochement est même plus grand sous ce rapport que sous celui de la propriété. La véritable supériorité de cette constitution agricole, au moins pour la Grande-Bretagne, car l’Irlande demande à être examinée à part, se manifeste par deux signes principaux : 1° l’usage à peu près universel du bail à ferme, qui fait de l’agriculture une industrie spéciale ; 2° la quantité de capital que possèdent les fermiers et qu’ils ne craignent pas d’engager dans la culture.
Les avantages du bail à ferme sur les autres modes d’exploitation du sol, et en particulier sur le métayage, se font sentir dans les parties de la France où il est usité. C’est le grand principe de la division du travail appliqué à l’agriculture. Une classe particulière d’hommes voués de bonne heure au métier des champs, y consacrant leur vie entière, se forme par-là. Ces hommes ne sont pas précisément des ouvriers ; ils sont plus aisés, plus éclairés, et ils portent le poids d’une responsabilité plus grande. Pour eux, la culture est une profession, avec toutes les chances de perte et de gain, et si les chances de perte sont suffisantes pour tenir leur attention éveillée, les chances de gain suffisent aussi pour exciter leur émulation. L’Angleterre est pleine de fortunes faites dans la culture ; ces exemples font de cette carrière une des plus recherchées pour le profit en même temps qu’elle est une des plus agréables, des plus honorées, des plus saines pour l’esprit et pour le corps.
Les partisans exclusifs de la grande propriété ont prétendu que c’était elle qui était la cause déterminante du bail à ferme ; c’est une erreur. Le bail à ferme ne se trouve pas partout où est la grande propriété, et il se rencontre où elle n’est pas. En Russie, en Espagne, en Hongrie, il y a de grands propriétaires qui ont des métayers, des paysans de corvée, et point de fermiers ; en France, dans les départemens qui avoisinent Paris, c’est la propriété moyenne qui domine, et il y a des fermiers. Le bail à ferme se concilie plus aisément avec la grande propriété qu’avec toute autre, mais il est possible avec toutes les espèces de propriété, même avec la petite. On dit que les longs baux sont nécessaires pour faire fleurir le fermage, et que la grande propriété peut seule en faire de pareils : c’est encore une erreur. Les longs baux sont utiles sans doute, mais ils ne sont pas nécessaires. En Angleterre, ils sont à peu près inconnus, ou, pour mieux dire, il arrive assez souvent qu’on n’ait pas de bail du tout. Les trois quarts des fermiers sont ce qu’on appelle at will, à volonté, c’est-à-dire que de part et d’autre on peut se quitter en se prévenant six mois d’avance. le ne dis pas que ce soit là le meilleur contrat, je sais qu’il n’est praticable que dans certains cas, je sais même que dans ce moment-ci la tendance est en Angleterre à faire des baux et de longs baux ; mais je dis, ce qui ne saurait être contesté, que la prospérité agricole de ce pays a été obtenue avec des fermiers qui n’avaient pour la plupart que des baux annuels.
On sait déjà quel est le capital dont ces fermiers disposent. On évaluait en Angleterre, avant 1848, à 8 liv. sterl. par acre ou 500 fr. par hectare le capital nécessaire à un bon fermier. Beaucoup sans doute n’en avaient pas autant, mais quelques-uns en avaient davantage. Tous font des avances à la terre avec une confiance absolue. Dans ce pays où l’industrie et le commerce sollicitent de tous côtés les capitaux et leur promettent une brillante rémunération, il en est un grand nombre qui aiment mieux se porter sur l’agriculture. Pendant que nos cultivateurs tondent, comme ils le disent eux-mêmes, sur un œuf, et considèrent ce qui est épargné comme le premier gagné, c’est à qui mettra en Angleterre le plus d’argent sur le sol. Cette confiance tient bien par quelque chose à la grande culture. C’est surtout par la grande culture que les dépenses considérables ont commencé, c’est elle qui donne tous les jours les plus frappans exemples de l’esprit d’industrie appliqué à l’exploitation du sol ; mais la moyenne et la petite la suivent de près. Le petit fermier qui n’a que quelques milliers de francs pour patrimoine n’hésite pas plus que le grand capitaliste qui en a dix fois, cent fois davantage. Les uns et les autres se lancent en même temps, et le plus souvent sur la foi d’un simple bail annuel, dans des dépenses qui paraîtraient énormes chez nous et que des propriétaires seuls voudraient entreprendre ; quand on demande de longs baux, c’est pour pouvoir se livrer avec sécurité à ces avances toujours croissantes.
On attribue généralement à la grande culture le remplacement des bœufs par les chevaux et des bras par les machines pour le travail des champs. Il en est de même des grands achats d’engrais et d’amendemens, des dépenses pour l’établissement et l’entretien des chemins et des clôtures, des travaux de nivellement, de défoncement, d’assainissement, d’irrigation, etc. Nouvelle confusion. L’usage de ces procédés perfectionnés, c’est-à-dire l’emploi intelligent du capital, est un signe de culture riche et éclairée plutôt que de grande culture. Petits et moyens fermiers en comprennent les avantages tout aussi bien que les grands, soit en Angleterre, soit partout où la culture est aussi avancée ; on ne les trouve méconnus que par les cultivateurs pauvres et ignorans. Or, si la culture anglaise est riche, elle n’est pas moins éclairée et habile. Les fermiers anglais, même les plus petits, ont toute sorte de moyens de se tenir au courant des moindres progrès qui se font dans leur art. Ils mettent volontiers leurs enfans en apprentissage chez ceux d’entre eux qui se distinguent par une habileté particulière, et ils ne craignent pas de payer pour eux des pensions qui feraient reculer les nôtres bien loin. Ils tiennent de fréquens meeting où ils se communiquent mutuellement le résultat de leurs réflexions et de leurs expériences. Ces concours d’animaux et de charrues, que le gouvernement est obligé d’instituer et de défrayer en France, sont établis depuis longtemps sur une foule de points du royaume-uni au moyen de souscriptions particulières. Les plus grands seigneurs, à commencer par les princes du sang et par le mari même de la reine, tiennent à honneur de présider ces concours et ces assemblées agricoles, de prendre part aux discussions et de disputer les prix. Une foule de journaux spéciaux en rendent compte, et les grands journaux eux-mêmes enregistrent avec soin toutes les nouvelles qui peuvent intéresser la première des industries. Pas plus que la pauvreté, l’ignorance n’est considérée dans ce pays-là comme l’attribut de la profession agricole.
En France, la culture n’est pas une industrie à proprement parler ; on y compte peu de fermiers, et la plupart de nos cultivateurs, qu’ils soient propriétaires, fermiers ou métayers, n’ont qu’un capital insuffisant. Voilà nos vrais maux. On peut, avec quelque apparence de raison, en accuser la petite propriété. Un cultivateur qui possède quelque chose aime mieux en général, chez nous, être propriétaire que fermier. C’est le contraire qui arrive en Angleterre. Il y avait autrefois beaucoup de petits propriétaires dans ce pays ; ils formaient une classe importante dans l’état ; on les appelait les yeomen, pour les distinguer des gentilshommes campagnards, qu’on appelait des squires. Ces yeomen ont disparu à peu près complètement, et il faut bien se garder de croire que ce soit une révolution violente qui les ait détruits. Ils se sont transformés volontairement, un à un, sans que le moment précis de leur disparition puisse être indiqué nulle part. Ils ont vendu leurs biens pour se faire fermiers, parce qu’ils ont trouvé qu’ils y avaient plus d’avantage, et comme ils ont presque tous réussi, la plupart de ceux qui survivent ne tarderont probablement pas à faire de même.
Pourquoi beaucoup de nos petits propriétaires ne prennent-ils pas le même parti ? C’est qu’ils n’y ont pas encore un intérêt immédiat. Les yeomen anglais ont, eux aussi, attendu longtemps avant de se décider. Cette transformation a besoin de circonstances favorables qui ne se sont pas encore généralement présentées, et il ne suffit pas de désirer les révolutions agricoles pour les accomplir. Aussi bien est-ce moins l’extension du bail à ferme proprement dit que celle du capital d’exploitation qui est désirable parmi nous. La supériorité du bail à ferme n’est sensible que dans le cas où les propriétaires qui cultivent par eux-mêmes n’ont pas un capital suffisant. Là où la culture est une profession pour les propriétaires et où ils possèdent tout ce qu’il leur faut, leur action vaut bien celle des fermiers : ils ont un intérêt direct, permanent, héréditaire, à l’amélioration du sol. Seulement ils ont besoin d’un double capital qui se rencontre rarement, un premier comme propriétaires, et un second comme cultivateurs. Quand cette double condition est remplie, et qu’elle vient se joindre à l’expérience traditionnelle, à l’activité qu’excitent l’esprit de famille et ce qu’on a justement appelé le démon de la propriété, il n’y a pas de mode d’exploitation qui puisse lutter contre celui-là, en même temps il n’y a pas pour un état de classe d’hommes plus morale et mieux trempée, ce qui n’est pas à dédaigner. Tout est donc dans ces deux mots : le capital et l’habileté. La grande culture sans habileté et sans capital vaut moins que la petite avec l’un et l’autre, et réciproquement. Il peut y avoir des cas où le capital et l’habileté se rencontrent surtout avec la grande culture, et d’autres où ils se rencontrent surtout avec la petite. Ces différences doivent décider.
Il viendra certainement un moment où bon nombre de petits et même de moyens propriétaires français comprendront qu’il y a avantage pour eux à sortir plus ou moins de la propriété pour s’adonner davantage à la culture. Le capital placé en terre rapportant tout au plus 2 ou 3 pour 100, et le capital placé dans la culture devant rapporter de 8 à 10, quand il est bien employé, le calcul est facile à faire. Ce jour-là disparaîtront une foule de petites et de moyennes propriétés qui sont aujourd’hui dans des conditions déplorables ; mais cette révolution ne sera jamais générale, et il n’est pas utile qu’elle le soit. La petite culture est, comme la petite propriété, plus conforme à notre génie. Les capitaux étant plus divisés chez nous qu’en Angleterre, il est nécessaire, pour que le capital d’exploitation soit suffisant, que les exploitations soient plus petites. Beaucoup de nos propriétaires aimeront mieux diviser leurs propriétés que s’en séparer tout à fait, et même, en supposant la transformation complète, bien peu d’entre eux pourront réaliser assez d’argent pour exploiter convenablement de grandes fermes.
L’étendue des fermes se détermine d’ailleurs par d’autres causes, comme la nature du sol ou du climat et les espèces de cultures dominantes. La France est encore destinée par ces causés à être, plus que l’Angleterre, un pays de petite culture. Beaucoup de ses industries agricoles exigent un grand nombre de bras et rendent la division des exploitations nécessaire. La grande ressource du pâturage est moins généralement à notre portée. Presque partout la terre de France peut répondre au travail de l’homme, et presque partout il est avantageux à la communauté que le travail de l’homme la remue avec énergie. Je connais des parties de notre pays où la petite culture est un fléau ; j’en connais d’autres où c’est un bien inestimable, que la grande ne pourrait jamais suppléer.
Plaçons-nous au centre de la France, dans les montagnes du Limousin. Nous y trouvons un sol pauvre, granitique, un climat pluvieux et froid ; les céréales y viennent mal et ne paient pas leurs frais de culture ; toutes les cultures industrielles sont impossibles : c’est le seigle qui domine, et il ne donne que de faibles produits. Les herbes et les racines prospèrent au contraire. Les irrigations sont rendues faciles par l’abondance des sources, la qualité fécondante des eaux et les pentes du terrain : l’élève et l’engraissement des animaux peuvent se faire dans d’excellentes conditions. C’est, à peu de chose près, le sol et le climat de la plus grande partie de l’Angleterre. Tout y appelle la grande culture : malheureusement, par suite de circonstances étrangères à la question agricole, c’est la petite qui règne ; elle y est nécessairement peu productive. Les céréales épuisent le sol que ne répare pas un engrais insuffisant. La main-d’œuvre est excessive pour le résultat obtenu ; les bestiaux, mal nourris et exténués par le travail, ne donnent aucun profit ; la rente est presque nulle, le salaire misérable.
Transportons-nous, au contraire, dans les grasses plaines de la Flandre, sur les bords du Rhin, de la Garonne, de la Charente, du Rhône ; nous y retrouvons la petite culture, mais bien autrement riche et productive. Toutes les pratiques qui peuvent féconder la terre et multiplier les effets du travail y sont connues des plus petits cultivateurs et employées par eux, quelles que soient les avances qu’elles supposent. Sous leurs mains, des engrais abondans, recueillis à grands frais, renouvellent et accroissent incessamment la fertilité du sol, malgré l’activité de la production ; les races de bestiaux sont supérieures, les récoltes magnifiques. Ici c’est le froment et le maïs, là c’est le tabac, le lin, le colza, la garance, ailleurs c’est la vigne, l’olivier, le prunier, le mûrier, qui demandent, pour prodiguer leurs trésors, un peuple de travailleurs industrieux. N’est-ce pas aussi à la petite culture qu’on doit la plupart des produits maraîchers obtenus à force d’argent autour de Paris ?
On a vu que, même en Angleterre, elle n’a pas tout à fait cédé le terrain. Tout cependant paraît contribuer à la proscrire ; elle n’a pas, comme en France, le point d’appui de la petite propriété et de la division des capitaux ; elle a contre elle les théories des agronomes et le système général de culture. Depuis Arthur Young, elle est en baisse, et les progrès modernes de l’agriculture nationale ont été obtenus par des voies opposées. Elle persiste cependant, et tout porte à croire que, sur quelques points au moins, elle persistera. L’industrie des fromages, par exemple, s’en accommode parfaitement. C’est une industrie toute domestique : le soin de dix à douze vaches suffit pour occuper avec fruit une famille de cultivateurs qui se servent rarement de secours étrangers. Rien n’est charmant comme l’intérieur de ces humbles cottages, si propres, si bien tenus, où respirent la paix, le travail et la bonne conscience, et on aime à s’imaginer qu’ils ne sont pas menacés de périr.
Même dans les conditions les plus favorables à son développement, la grande culture a des bornes, posées par la nature même des choses. Les trop grandes fermes anglaises sont sujettes à des inconvéniens reconnus, à moins qu’elles ne soient exclusivement en pâtures. Dès que les céréales font partie de l’exploitation, les distances à parcourir par les hommes, les chevaux et les instrumens, même avec les moyens perfectionnés inventés de nos jours, deviennent des pertes notables de temps et de force. Un seul chef peut difficilement porter son attention sur tous les points à la fois. J’ai vu de ces fermes appartenant à des grands seigneurs, et conduites directement par leurs agens, qu’on appelle des fermes de réserve, home farms, et qui frappent l’imagination par leur caractère grandiose, mais où le gaspillage atteint aussi des proportions homériques. Les possesseurs attachent un orgueil héréditaire à ces gigantesques établissemens, monumens de richesse et de puissance ; mais le plus souvent ils gagneraient beaucoup à les réduire pour en louer une partie à de véritables fermiers.
Si la nécessité d’employer tous les jours un capital plus considérable à la culture, pour répondre par l’accroissement de la production à l’accroissement de la consommation, doit certainement diminuer encore le nombre des petites fermes, elle ne peut manquer d’avoir aussi pour effet de réduire l’étendue des plus grandes. On commence à parler couramment en Angleterre de 1,000 francs de capital d’exploitation par hectare, et ce n’est pas trop pour les procédés nouveaux que le progrès de l’art agricole suggère tous les jours. Or, s’il est difficile à beaucoup de cultivateurs qui exploitent par eux-mêmes de fournir une pareille somme, il ne l’est pas moins, même en Angleterre, de trouver des entrepreneurs de culture qui aient un capital de plusieurs centaines de mille francs. Il est donc probable que le nombre des grandes et des petites fermes diminuera à la fois, et que les moyennes, celles de 50 à 100 hectares, 125 à 250 acres, les plus répandues déjà, se multiplieront. Cette dimension paraît la meilleure pour le genre de culture le plus généralement adopté, mais ce n’est pas là de la grande culture, à proprement parler.
Il est probable aussi qu’en France une révolution du même genre se produira, à mesure qu’il deviendra possible de consacrera la culture un plus grand capital. Les petites exploitations disparaîtront là où-elles supposent la pauvreté, et il s’en formera de nouvelles là où elles indiquent la richesse. En somme, l’étendue moyenne pourra être, sans inconvénient, inférieure de beaucoup à la moyenne anglaise ; dans l’organisation de la culture, comme dans celle de la propriété, une transformation radicale n’est pas à désirer. Encore un coup, là n’est pas la véritable question. Pourquoi la culture et la propriété sont-elles, non pas précisément plus grandes, mais plus riches en Angleterre qu’en France ? Voilà ce qu’il faut rechercher.
Selon moi, cette richesse agricole dérive de trois causes principales. Celle qui se présente la première, et qui peut être considérée comme le principe des deux autres, est le goût de la portion la plus opulente et la plus influente de la nation pour la vie rurale.
Ce goût ne date pas d’hier ; il remonte à toutes les origines historiques, et ne fait qu’un avec le caractère national. Saxons et Normands sont également enfans des forêts. Avec le génie de l’indépendance individuelle, les races barbares dont le mélange a formé la nation anglaise avaient toutes l’instinct de la vie solitaire. Les peuples latins suivent d’autres idées et d’autres habitudes : partout où l’influence du génie romain s’est conservée, en Italie, en Espagne, et jusqu’à un certain point en France, les villes l’ont de bonne heure emporté sur les campagnes. Les campagnes romaines avaient été abandonnées aux esclaves ; tout ce qui aspirait à quelque distinction affluait vers la ville. Le nom seul de campagnard, villicus, était un terme de mépris, et le nom de la ville se confondait avec celui de l’élégance et de la politesse, urbanitas. Dans les sociétés néo-latines, ces préjugés ont survécu. De nos jours encore, la campagne est pour nous, et encore plus pour les Italiens et les Espagnols, une sorte d’exil. C’est à la ville que tous veulent vivre ; c’est là que sont les plaisirs de l’esprit, les belles manières, la vie en commun, les moyens de faire fortune. Chez les peuples germains, et surtout en Angleterre, ce sont les mœurs contraires qui règnent : l’Anglais est moins sociable que le Français ; il a toujours en lui quelque chose des sauvages dont il est descendu ; il répugne à s’enfermer dans les murs des villes, et le grand air est son élément naturel.
Quand les peuplades barbares tombèrent de tous côtés sur l’empire romain, elles se répandirent dans les campagnes, où chaque chef, presque chaque soldat essaya de se fortifier à part. C’est de cette disposition universelle que naquit le régime féodal, et il n’est pas de pays qui ait reçu plus fortement que l’Angleterre l’empreinte de ce régime. Le premier soin des conquérans fut de s’assurer de grandes étendues de terres où ils pussent vivre sans contrainte, comme dans leurs forêts natales, ajoutant aux plaisirs de la chasse l’abondance des biens que donne la culture. Les rois barbares ne se distinguaient de leurs vassaux que par l’étendue de leurs domaines. Même en France, les rois des deux premières races n’étaient que de grands propriétaires, vivant dans de vastes fermes, aussi fiers du nombre de leur bétail et de la quantité de leurs récoltes que de la foule des hommes d’armes qui marchaient à leur voix. Le plus grand de tous, Charlemagne, n’a pas été moins remarquable comme administrateur de ses propriétés rurales que comme chef d’un immense empire.
En Angleterre, cette tendance, commune à toutes les races du Nord, se donna d’autant plus carrière, que le pays était moins peuplé, moins civilisé, moins modifié par la domination romaine. Comme il n’y avait pas de populations savantes et lettrées qui pussent lutter en faveur de la vie policée, comme les villes bretonnes n’étaient que des villages pauvres qui n’offraient rien à piller, la possession des campagnes fut seule enviée. Ces peuplades n’avaient que le sol pour tout bien, et ne pouvaient lutter que pour l’usage du sol. « Non, chantaient les poètes cambriens en se réfugiant dans les montagnes galloises contre les attaques des Saxons, nous ne céderons jamais à nos ennemis les terres fertiles qu’arrose la Wye. » A leur tour, c’est pour la défense de leurs terres que les Saxons combattirent contre les Normands, et le premier effet de la grande conquête du XIe siècle fut le partage des terres des vaincus entre les vainqueurs.
L’importance exclusive attachée par les Normands à la propriété du sol se révèle par ce monument extraordinaire du génie des conquérans, qui est resté unique, propre à l’Angleterre, et qui a exercé une si grande influence sur le développement ultérieur de ce pays. Je veux parler du relevé général des propriétés exécuté, vers 1080, par ordre de Guillaume, et qui a reçu des Saxons dépossédés le nom de livre du dernier jugement (Domesday-Book), parce qu’il consacrait définitivement l’expropriation à peu près universelle de leur race. Ce livre, conservé jusqu’à nos jours à l’échiquier, est devenu le point de départ de la propriété foncière anglaise ; aujourd’hui encore il n’y a de propriété absolue, véritablement légale, que celle qui peut remonter incontestablement à cette souche commune. Aucune nation ne peut se vanter de posséder un cadastre aussi ancien, aussi détaillé, aussi authentique.
Quinze ans environ s’étaient écoulés depuis la bataille d’Hastings, quand le Domesday-Book fut entrepris. Les nouveaux propriétaires s’étaient depuis plusieurs années établis sur leurs domaines, et la plupart d’entre eux s’occupaient déjà d’agriculture. Ils élevaient en grand nombre des chevaux et du bétail ; multum agriculturœ deditus, dit la vieille chronique en parlant de l’un d’eux, ac injumentorum et pecorum midiitudine plurimùm delectatus. Le travail ordonné par le roi avait pour but, non-seulement de recueillir les noms des possesseurs, mais de faire connaître avec détail le nombre des mesures de terre ou hydes, comme on les appelait alors, la quantité des animaux domestiques et des charrues, etc. L’enquête dura six ans, et constata un développement agricole assez avancé. Elle comprit tous les pays véritablement soumis à la domination normande, c’est-à-dire l’Angleterre entière jusqu’au-delà d’York. Les montagnes du Northumberland furent seules exceptées.
Toute l’histoire d’Angleterre au moyen âge est remplie des luttes des barons pour s’assurer la possession de leurs terres, contestée par la couronne. Une première fois, en 1101, ils obtiennent de Henri Ier un édit ainsi conçu : « Je concède en don propre à tous les chevaliers qui se défendent parle casque et l’épée la possession sans redevances des terres cultivées par leurs charrues seigneuriales, afin qu’ils se munissent d’armes et de chevaux pour notre service et la défense du royaume. » Un siècle après, en 1215, ils profitent de la faiblesse du roi Jean pour lui arracher la grande charte, qui confirme leur droit de propriété et leur donne le moyen de le défendre dans des assemblées souveraines. Forcés de s’appuyer, pour vaincre la résistance des rois, sur la population tout entière, ils avaient dû stipuler en même temps quelques droits en faveur des communes, et c’est ainsi que l’origine de la liberté politique s’est confondue en Angleterre avec la consécration de la propriété féodale.
Depuis le roi Jean jusqu’à nos jours, c’est toujours dans les campagnes que se trouve la nation véritable, la nation armée ; les villes ne sont rien. Les rois eux-mêmes, cédant à l’esprit national, cherchent moins qu’ailleurs à diminuer la puissance des seigneurs féodaux. Quand Henri VIII supprime les couvens, il se croit obligé, malgré l’autorité absolue dont il jouit, de distribuer entre les nobles une partie des dépouilles des moines. C’est de là que tirent leur origine les immenses propriétés de quelques maisons. Quand sa fille Elisabeth voit les mêmes nobles sortir de leurs châteaux pour affluer à sa cour, elle les engage elle-même à revenir dans leurs terres, où ils auront plus d’importance : « Voyez, leur dit-elle, ces vaisseaux accumulés dans le port de Londres ; ils y sont sans majesté, sans utilité, les voiles abattues et les flancs vides, confondus et pressés les uns contre les autres ; supposez qu’ils enflent leurs voiles pour se disperser sur l’immensité des mers, chacun d’eux sera libre, puissant et superbe. » Comparaison pittoresque et vraie, mais que Henri IV, contemporain d’Elisabeth, et son petit-fils Louis XIV n’auraient jamais faite.
Dans les révolutions du XVIIe siècle et les agitations politiques du XVIIIe, la noblesse de campagne ne cesse pas de tenir la tête ; c’est elle qui fait l’établissement de 1688, qui maintient la maison de Hanovre sur le trône, qui soutient la lutte contre la révolution française ; c’est elle qui forme à peu près à elle seule les deux chambres du parlement, jusqu’au moment où le bill de réforme donne une plus large place aux représentans des villes, devenues riches et populeuses ; c’est encore elle qui, dans ce moment même, travaille avec énergie à maintenir sa suprématie menacée, et tient en échec les nouveaux réformateurs. Tous les grands et glorieux souvenirs de l’histoire nationale se rattachent à cette classe. De là le respect séculaire dont elle jouit ; non-seulement la vie rurale est recherchée pour elle-même, pour la liberté, l’aisance, l’activité paisible, le bonheur domestique, ces biens si chers aux Anglais, mais elle donne encore la considération, l’influence, le pouvoir, tout ce que désirent les hommes quand leurs premiers besoins sont satisfaits.
À la possession des propriétés rurales se rattachent certains privilèges. Le plus riche propriétaire d’un comté est en général lord-lieutenant, titre plus honorifique qu’utile, mais qui donne à quiconque en est revêtu un reflet de l’éclat paisible et incontesté de la royauté anglaise. Les plus riches après le lord-lieutenant sont juges de paix, c’est-à-dire les premiers et presque les seuls magistrats administratifs et judiciaires, les représentans de l’autorité publique. En France, les fonctionnaires sont presque tous étrangers au département qu’ils administrent, ils ne tiennent par aucun lien aux intérêts locaux. En Angleterre, ce sont les propriétaires eux-mêmes qui sont fonctionnaires dans leur pays, et quoique la couronne les nomme en apparence, ils sont fonctionnaires par ce seul fait qu’ils sont propriétaires. Il n’y a peut-être pas d’exemple qu’une commission de juge de paix ait été refusée à un propriétaire riche et considéré.
On comprend quelle importance une pareille organisation donne à la résidence. En France, quand un propriétaire a l’ambition de jouer un rôle, il faut qu’il quitte sa terre et son manoir ; en Angleterre, il faut qu’il y reste. Aussi, dans ce pays de commerce et d’industrie, tout tend vers la propriété rurale ; quiconque a fait fortune achète une terre ; quiconque travaille à s’enrichir n’aspire qu’à suivre un jour le même chemin. Le préjugé va si loin sous ce rapport, que, quand on a eu le malheur de naître à la ville, on le cache tant qu’on peut ; tout le monde veut être né à la campagne, parce que la vie de campagne est la marque d’une origine aristocratique, et quand on n’y est pas né, on veut au moins y mourir, pour transmettre à ses enfans le noble baptême. Lisez la liste des membres de la chambre des lords dans les publications officielles : ce n’est jamais leur adresse à Londres qui suit l’indication de leur nom, c’est leur résidence à la campagne. Le duc de Norfolk est porté comme résidant à Arundel-Castle, dans le comté de Sussex ; le duc de Devonshire, à Chatsworth-Palace, dans le comté de Derby ; le duc de Portland, à Welbeck-Abbey, dans le comté de Nottingham, et ainsi de suite. Chaque Anglais connaît au moins le nom de ces habitations seigneuriales aussi illustres que les noms mêmes des grandes familles qui les possèdent. Outre la magnificence qu’y déploient leurs propriétaires, quelques-unes d’entre elles ont une origine qui se lie à la gloire nationale. Le nom du duc de Marlborough est inséparable de celui de Blenheim, magnifique château donné par l’Angleterre au vainqueur de Louis XIV, et une même origine associe le manoir de Strathfieldsaye au souvenir des victoires du duc de Wellington.
Il en est des membres des communes comme des lords. Quiconque possède une habitation rurale ne manque pas de l’indiquer comme sa résidence habituelle. Personne n’ignorait, par exemple, le nom de la maison de campagne de sir Robert Peel, — Drayton-Manor. L’apparence est ici parfaitement d’accord avec la réalité. Les membres des deux chambres n’ont guère à Londres qu’un pied à terre, où ils ne viennent que pour la saison du parlement. Ils passent le reste de leur temps à la campagne ou en voyage. C’est pour la campagne que chacun réserve son luxe ; c’est là surtout qu’on se visite, qu’on se donne des fêtes, des rendez-vous de plaisir.
La littérature nationale, expression des mœurs et des habitudes, porte partout les traces de ce trait distinctif du génie anglais. L’Angleterre est le pays de la poésie descriptive, presque tous ses poètes ont vécu aux champs et ont chanté les champs. Même au temps où la poésie anglaise essayait de se modeler sur la nôtre, Pope célébrait la forêt de Windsor et écrivait des pastorales ; si son style était peu rural, ses sujets l’étaient. Avant lui, Spencer et Shakspeare avaient eu des élans admirables de poésie champêtre ; le chant de l’alouette et du rossignol retentit encore, après des siècles, dans les ravissans adieux de Juliette à Roméo. Milton, le sectaire Milton, a consacré ses plus beaux vers à la peinture du premier jardin, et au milieu des révolutions et des affaires, ses rêves le portaient vers la campagne idéale du Paradis perdu. Mais c’est surtout après la révolution de 1688, quand l’Angleterre, devenue libre, peut être tout à fait elle-même, que l’amour de la vie rurale pénètre profondément tous ses écrivains. Alors paraissent Gray et Thompson. Le premier dans ses élégies célèbres et entre autres dans le Cimetière de Campagne, le second dans son poème des Saisons, font résonner avec délices cette corde favorite de la lyre britannique. Les Saisons abondent en descriptions admirables ; il suffit de citer la fenaison, la moisson, la tonte des moutons, qui était déjà une grande affaire pour l’Angleterre au temps de Thompson, et parmi les plaisirs de la campagne la pêche de la truite. Les membres actuels du club des pêcheurs peuvent trouver dans ce petit tableau de genre tous les détails de leur art chéri. Partout on sent l’impression vive et spontanée, l’enthousiasme réel et profond pour les beautés de la nature et les joies du travail. Thompson y joint cette douce exaltation religieuse qui accompagne presque toujours la vie solitaire et laborieuse en présence du prodige éternel de la végétation. Son poème tout entier en est imprégné, surtout dans cette éloquente conclusion où il assimile le réveil de l’âme humaine après la mort au réveil de la nature après l’hiver.
Thompson chantait ainsi les charmes et les vertus de la vie champêtre vers 1730, c’est-à-dire au moment où la désertion des campagnes avait atteint en France ses dernières limites. Les grands seigneurs, attirés à la cour par Richelieu et Louis XIV, avaient fini de perdre dans les orgies de la régence tout souvenir des terres paternelles. L’agriculture, exténuée par les exigences insensées du luxe de Versailles, perdait peu à peu toute âme et toute vie, et la littérature française, occupée d’autre chose, n’avait encore consacré aux cultivateurs que cette terrible page de La Bruyère qui restera comme un cri de remords du grand siècle : « On voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée, et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines ; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé. »
On a dit avec raison que, dans la Henriade, qui parut vers le même temps que les Saisons, il n’y avait même pas d’herbe pour les chevaux. Cet oubli complet de la nature physique s’est maintenu jusqu’au moment où l’imitation des idées anglaises fit irruption de toutes parts dans la littérature et dans la société, c’est-à-dire jusqu’aux vingt-cinq années qui précédèrent la révolution de 1789.
Les romans anglais du XVIIIe siècle touchent tous par quelque côté à la vie rurale. Pendant que la France en était aux contes de Voltaire et aux romans de Crébillon fils, l’Angleterre lisait le Vicaire de Wakefield, Tom Jones et Clarisse. « Le héros de cette histoire, disait Goldsmith lui-même de M. Primrose, réunit en lui les trois caractères les plus respectables de la société : il est prêtre, agriculteur et père de famille. » Cette phrase résume tout un ordre d’idées particulier à l’Angleterre protestante et agricole. Le roman tout entier n’en est que le commentaire ; c’est le tableau d’un intérieur de famille au fond d’un pauvre presbytère de campagne. Le ministre protestant, ayant une femme et des enfans, a d’autres devoirs que le prêtre catholique ; il faut qu’il fasse vivre les siens, et cette nécessité le force à mêler quelques travaux temporels à ses occupations spirituelles. La ferme que M. Primrose a louée n’est pas bien grande, elle n’a que vingt acres ou huit hectares ; mais elle suffit à son ambition. Il la cultive avec amour et avec fruit, aidé de son fils Moïse, pendant que sa femme, qui n’a pas sa pareille pour le vin de groseilles, prépare le modeste repas du ménage. Le dimanche, quand le temps est beau, la famille va s’asseoir, après l’office divin, sur un banc ombragé d’aubépine et de chèvrefeuille ; on met la nappe sur un tas de foin, et on dîne gaiement en plein air, pendant que deux merles se répondent en chantant d’une haie à l’autre, et que le rouge-gorge familier vient becqueter des miettes de pain dans les belles mains des filles du vicaire. C’est au milieu d’une de ces scènes heureuses que vient tomber le cerf poursuivi par les chiens, et qu’apparaît sur son cheval de chasse le gentilhomme du manoir voisin.
Les héros des autres romans vivent tous à la campagne. M. Western, entre autres, est le type du squire, grand chasseur et grand buveur, tel que toutes les traditions nous l’ont conservé. À mesure qu’on se rapproche de notre temps, l’amour de la nature champêtre devient de plus en plus un lieu commun. Tous les arts s’en emparent. Les poètes ne chantent plus que les beautés du paysage anglais ; les peintres ne représentent que des intérieurs de ferme. Une école spéciale, celle des lacs, s’inspire des scènes les plus agrestes. Plus la guerre déploie ses fureurs sur le continent, plus l’imagination nationale aime à se transporter, par un de ces contrastes naturels à l’homme, dans le calme et la sécurité de la vie rurale. C’est surtout quand les révolutions balaient le monde que l’âme cherche à respirer la fraîcheur de l’éternelle idylle. L’Angleterre savoure à longs traits ce bonheur ; un même sentiment de protestation et de salut la ramène vers les idées conservatrices et vers les habitudes agricoles.
Écoutez, entre autres, les vers de Coleridge, qui expriment si bien cette félicité nationale, défendue par l’Océan :
O Albion ! o my native isle ! etc.
Fille des mers, dans tes riches vallons,
Un doux soleil éclaire tes gazons ;
Sur tes coteaux aux pentes ondulées
L’écho ne dit que la voix des troupeaux ;
Tout rit et dort, tes monts et tes vallées,
Sous le rempart des rochers et des eaux ;
Et l’immense Océan, dans son fracas sauvage,
Ne parle que de paix à ton calme rivage.
Un homme d’esprit disait en parcourant L’Angleterre il y a quarante ans : « Je ne conseille pas aux chaumières de s’insurger ici contre les châteaux, elles seraient bien vite écrasées, car les châteaux sont vingt contre un. » Il le dirait bien plus encore aujourd’hui, car le nombre des habitations aisées s’est toujours accru. Le même observateur remarquait qu’en Angleterre « on balaie les pauvres comme des ordures, pour les mettre en tas dans un coin. » Ce mot, d’un pittoresque brutal, mais vrai, peint parfaitement l’aspect des campagnes anglaises, où la pauvreté ne paraît à peu près nulle part. On l’a balayée vers la ville, qui est le coin où on la dépose. Comme on soigne partout ailleurs les beaux quartiers des grandes cités, ainsi on soigne la campagne en Angleterre ; on la nettoie de tout ce qui peut blesser l’œil et l’âme, on ne veut y trouver que des tableaux de paix et de contentement.
Quand on voyage dans l’intérieur, on est frappé à chaque pas de ce contraste entre la ville et la campagne, si opposé à celui que présentent la France et le continent en général. Les plus grandes villes, comme Birmingham, Manchester, Sheffield ou Leeds, ne sont habitées que par des ouvriers et des commerçans ; leurs immenses quartiers ont pour la plupart un aspect pauvre et triste. Peu ou point de monumens, peu ou point de luxe ; on n’entend que le bruit des métiers, on ne voit que clés gens affairés. L’étranger comme l’habitant a hâte de sortir de cette fumée et de cette boue, pour respirer au dehors un air plus pur et pour échapper au spectacle de ce travail incessant qui ne conjure pas toujours la misère. Même à Londres, on cherche plus à travailler qu’à jouir, et c’est ce qui dépayse si fort nos bons Parisiens quand ils y vont : ils n’y retrouvent plus leurs habitudes.
Je n’ai jamais si bien senti cette différence qu’un jour où je quittai Chatsworth pour me rendre à Sheffield. Chatsworth est la plus belle de ces fastueuses résidences où les chefs de l’aristocratie anglaise déploient un luxe de roi. Un parc immense, de plusieurs lieues de tour, tout peuplé de cerfs, de daims, de moutons et de vaches qui paissent pêle-mêle, entoure de ses pelouses et de ses ombrages un palais magnifique. Des eaux jaillissantes, des cascades artificielles, des bassins ornés de statues, qui rivalisent avec les décorations célèbres de Versailles et de Saint-Cloud ; une serre immense en fer et en verre, qui a servi de modèle pour le palais de l’exposition universelle, et où les arbres des tropiques forment une haute forêt ; un village entier construit par le maître pour loger ses ouvriers, et composé d’élégans cottages pittoresquement groupés ; une véritable rivière, la Derwent, traversant le parc avec des contours gracieux qu’on dirait dessinés par l’art, et autour de ce tableau déjà si grand, les montagnes du Derbyshire., formant comme à souhait une ceinture de merveilleux horizons : — tout dans ce lieu respire le loisir opulent et la puissance satisfaite. Vous franchissez le faîte aride qui vous sépare du comté d’York, et vous arrivez à la ville voisine ; tout change : ce ne sont que fourneaux allumés, marteaux frappant sur l’enclume, cheminées vomissant des flots épais ; un peuple de forgerons noirs et ruisselans s’agitent comme des spectres au milieu de ces flammes ; on dirait l’enfer à la porte du paradis.
Ce que le château du duc de Devonshire est en grand, toutes les résidences des gentilshommes campagnards le sont en petit. Il n’est pas de propriétaire un peu aisé qui ne veuille avoir son parc ; le parc, diminutif de l’ancienne forêt, est le signe de la possession féodale, l’accessoire obligé de l’habitation. Le nombre des parcs est énorme en Angleterre, depuis ceux qui embrassent plusieurs milliers d’hectares jusqu’à ceux qui n’en comprennent que quelques-uns. Les plus grands, les plus anciens, ceux qui méritent seuls légalement le nom de parcs, sont marqués sur toutes les cartes. Dans ces enceintes closes, même les plus modestes, on entretient du gibier de toute espèce, on nourrit des animaux au pâturage. De sa fenêtre et de son perron, l’heureux propriétaire a sous les yeux une scène pastorale ; il peut, quand il lui plaît, galoper dans ses allées ou se donner le plaisir de la chasse à quelques pas de son manoir. C’est là qu’il aime à vivre avec sa famille, loin des agitations vulgaires, imitant l’existence du grand seigneur, comme le fermier imite à son tour celle du gentilhomme.
On connaît la passion des Anglais pour les exercices qui s’allient naturellement à la vie rurale, et qu’on appelle le sport, l’élégance suprême. Ceux des country gentlemen qui ne peuvent pas avoir de meute à eux se réunissent pour en entretenir une par souscription, Le jour où doit avoir lieu la chasse à courre est indiqué d’avance dans les journaux ; les souscripteurs arrivent à cheval au rendez-vous. À des époques précises de l’année, la mode appelle sur certains points de l’Angleterre ou de l’Ecosse des milliers de chasseurs en habit rouge qui courent de véritables dangers pour se livrer à cet amusement. Tantôt c’est le renard qu’on va poursuivre à Melton-Mowbray, dans le comté de Leicester ; tantôt ce sont les grouses qu’on va chercher sur les sommets les plus inaccessibles des highlands. Toute l’Angleterre s’en occupe ; les journaux insèrent les noms des plus adroits tireurs et des plus habiles cavaliers, ainsi que le nombre des « pièces tuées. Quand vient le temps des grandes chasses, le parlement vaque. Les femmes elles-mêmes préfèrent ces plaisirs à tous les autres ; donnez à une jeune fille anglaise le choix entre une promenade à cheval et une soirée au bal, son choix ne sera pas douteux ; elle aussi aime affranchir les,haies et à courir comme le vent.
Quand on a le malheur de n’avoir pas de campagne à soi, on veut au moins en avoir l’apparence. Toutes les villes ont des parcs publics, qui sont tout simplement de grandes prairies avec de beaux arbres. On voit à Londres des vaches et des moutons pâturer librement sur les pelouses de Green-Park et de Hyde-Park, au bruit incessant des voitures qui roulent dans Piccadilly. Celui que ses affaires entraînent sans relâche peut au moins apercevoir en passant un coin de l’Éden. Chacun cherche à se loger le plus loin possible du centre de la ville, pour être plus près des champs. L’été, on s’échappe dès qu’on peut pour visiter un ami dans sa ferme ou pour passer quelques jours en voyage dans une contrée renommée pour ses beautés naturelles. Tous les sites un peu pittoresques du pays sont parcourus tous les ans par une foule qui en jouit avec cette joie sereine et silencieuse particulière aux Anglais. Le grand bonheur est d’aller jusqu’en Écosse, pour respirer à l’aise la senteur des bruyères et rêver de la vie vagabonde des caterans de Walter Scott.
Les monarques anglais donnent les premiers l’exemple de cette prédilection universelle ; ils n’habitent la ville que lorsqu’ils ne peuvent pas faire autrement. Ce qui ne fut qu’un jeu gracieux et court pour Louis XVI et Marie-Antoinette, dans la ferme artificielle de Trianon, est une douce réalité pour la reine Victoria et le prince Albert. Le prince dirige à Windsor une vraie ferme où naît et s’engraisse le plus beau bétail des trois royaumes. Ses produits gagnent ordinairement les premiers prix dans les concours. À Osborne, où elle passe la plus grande partie de l’année, la reine surveille elle-même une basse-cour dont elle est fière, et tous les journaux ont annoncé dernièrement qu’elle venait de découvrir un remède à la maladie des dindonneaux quand ils prennent le rouge. Ce qui chez nous prêterait au ridicule est pris très au sérieux par nos voisins, et ils ont cent fois raison. Heureuse et sage entre toutes la nation qui aime à voir ses princes se livrer à ces utiles délassemens !
On devine sans peine ce que peut avoir d’effets pour la richesse des campagnes ce séjour habituel des premières familles du pays. Tandis qu’en France le travail des champs sert à payer le luxe des villes, en Angleterre le travail des villes sert à payer le luxe des champs. Là se dépensent presque tous les trésors que le plus industrieux des peuples sait produire. Il en revient une bonne partie à la culture. Plus le propriétaire touche de près sa terre, plus il est disposé à l’entretenir en bon état. L’amour-propre, ce grand stimulant, est sans cesse en jeu. On ne veut pas montrer à ses voisins des bâtimens en ruines, des chemins impraticables, des attelages défectueux, des animaux chétifs, des champs négligés ; on met son orgueil à des dépenses productives, comme ailleurs à des dépenses frivoles, par la contagion de l’exemple. On a une terre bien tenue, comme à Paris un bel hôtel et un riche mobilier.
L’impôt lui-même, qui est en France une machine à épuisement pour les campagnes, n’a pas du tout en Angleterre le même caractère. Tout l’impôt direct se dépense sur les lieux mêmes où il est payé. La taxe des pauvres, la dîme de l’église, sont à peine sorties des mains du cultivateur, qu’elles y rentrent par l’achat de ses denrées. Les autres taxes servent uniquement à des travaux d’intérêt local. La moitié des impôts indirects étant absorbée par le paiement de la dette publique, qui appartient en grande partie aux propriétaires du sol, il en revient encore beaucoup à la vie rurale. Quand un tiers au moins du budget français se condense à Paris et un autre tiers dans les grandes villes de province, les trois quarts des dépenses publiques se répandent en Angleterre sur les campagnes et contribuent, avec les revenus des propriétaires et fermiers, à y répandre l’abondance et la vie.
Nous sommes, hélas ! bien loin de ces mœurs ; espérons que nous nous en rapprocherons peu à peu. Depuis quelques années, tout semble y conspirer. L’encombrement de la classe aisée dans les villes, l’incertitude des carrières qu’on venait y chercher, l’air fiévreux qu’on y respire, tendent à rejeter vers la vie rurale les ambitions déçues et les imaginations lassées. Quiconque a de quoi vivre honorablement à la campagne est bien près de comprendre que le plus sûr, comme le plus digne, est d’y rester, et ceux qui ne le comprennent pas encore sont bien près d’y être contraints par la difficulté toujours croissante de trouver à la ville un débouché. Une circonstance nouvelle vient d’ailleurs changer complètement les conditions de la vie champêtre ; le perfectionnement continu des communications, et surtout l’extension des chemins de fer, en rapprochant les distances les plus éloignées, font que le séjour habituel des champs devient conciliable avec les plaisirs de la société, l’importance politique, la culture de l’esprit et tous les agrémens de la civilisation. Là est le principe d’une révolution salutaire pour nos campagnes délaissées. Nous ne serons probablement jamais aussi ruraux que les Anglais, nos villes ne deviendront jamais autant que les leurs de simples ateliers de commerce et d’industrie ; mais, pourvu qu’une portion toujours plus grande de la société aisée vienne repeupler nos manoirs déserts, ce sera toujours un bienfait.
Quant à l’impôt, il ne sera pas moins difficile de détourner le courant qui le porte vers Paris et les grandes villes ; mais, si quelque chose peut atténuer cette perpétuelle aspiration, c’est la résidence à la campagne des propriétaires influens, qui défendraient un peu plus leurs intérêts, s’ils les voyaient habituellement de plus près.
LEONCE DE LAVERGNE.
- ↑ Voyez les livraisons du 15 janvier et 1er mars.