L’écrin disparu/08

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Éditions Édouard Garand (p. 29-32).

VIII

DERRIÈRE LA FRONTIÈRE.


Honteux de lui-même, traqué par la police, craignant la rencontre de personnes connues, et jugeant impossible la vie dans son propre pays, Rodolphe résolut de mettre le 45ième parallèle entre lui et la ville où il s’était perdu de réputation. Pour prendre le train, il se rendit pédestrement jusqu’à une station de campagne, afin d’éviter tout regard connu, paya sa place du peu d’argent qui lui restait ; ayant heureusement échappé à l’inquisition faite à la frontière, il débarqua à Troy, sur l’Hudson, à onze heures et quarante-sept du soir.

Après une semaine de séjour aux États-Unis, les ressources du pauvre exilé étaient plus que modiques… Or, ce jour-là, il lui restait cinquante sous, tous comptes faits : non sans effroi, il palpait l’unique pièce dans sa poche, qui bientôt serait absolument vide. Il avait faim, et n’osait se décider à entamer sa dernière réserve ; quand elle aurait disparu, que lui resterait-il pour se nourrir, s’abriter ?… Dans cette cité de plus de quatre-vingt mille habitants, il ne connaissait âme qui vive ; il était là, perdu dans un bruyant centre industriel, comme l’atome roulé dans un tourbillon.

Dès le lendemain de son arrivée, il s’était mis à la recherche d’une position ; déjà, il avait frappé à plus de dix portes : magasins, bureaux, ateliers, etc…

Partout, on lui demandait :

— Avez-vous déjà travaillé ? Quelles sont vos aptitudes ? Que pouvez-vous faire ?… Le ton embarrassé de ses réponses, l’accent étrange de sa prononciation, ses traits tirés, l’apparence minable de ses vêtements, tout contribuait à le faire éconduire de chaque endroit, pas toujours poliment.

Bientôt, pressé par la faim, il pénètre dans la première boulangerie qui s’offre à sa vue : au moment de payer son emplette, il constate avec stupeur, que sa dernière pièce a disparu. La doublure déchirée de sa poche de veste, laisse deviner le chemin qu’a pris son argent. Honteux, craignant d’être soupçonné de fourberie, il s’excuse de son mieux, veut sortir, lorsque, mue par un sentiment de pitié devant cette jeune infortune, la boulangère lui dit :

— C’est bon : allez, emportez votre pain, on voit bien que vous ne faites pas la noce tous les jours.

Il reprend alors sa marche incertaine, va au hasard, coudoyé brutalement par les passants dans la nuit peuplée de lumières éblouissantes. Épuisé de fatigue, il avise un banc sur une grande place, à proximité d’une fontaine jaillissante ; il a juste de l’eau et du pain… ce sera son menu de ce soir… Mais : « De quoi demain sera-t-il fait, aurait-il pu se demander avec le poète, »… Accablé par la fatigue l’angoisse, la honte, sous la fraîcheur du soir, bientôt engourdi, il s’abandonne aux bras de Morphée.

Il dormait depuis un assez longtemps, lorsqu’un homme vint s’asseoir à ses côtés. À la lueur d’un globe électrique tout proche, l’étranger, d’un coup d’œil, a deviné une proie facile à capter.

— Eh bien ! ça ne va pas l’ami ? dit-il en lui secouant fortement l’épaule. Sans remarquer l’accent traînant et la physionomie équivoque de l’individu, le jeune homme balbutia ces simples mots :

— Non, j’ai faim.

L’autre se rapprocha, semblant s’apitoyer.

— Et sans le sou, hein ? ça se devine. Tiens, viens avec moi, on va tâcher de te tirer d’affaire.

Osant à peine en croire ses oreilles, le malheureux affamé, s’affectionnait déjà à l’inconnu. Ils entrèrent dans un piètre restaurant qui semblait désert. Bientôt Rodolphe vit devant lui la moitié d’un pain de quatre livres, du fromage et du jambon. Il y avait longtemps qu’il n’avait fait pareil festin. L’homme fit déboucher deux bouteilles de liqueurs douces, en vida une et dit à son protégé :

— Avale ça d’abord, puis tu finiras ceci ; en même temps, il sortait un flacon de sa poche, s’administrait les deux tiers du contenu, et tandis que l’odeur du brandy se répandait dans la pièce, le jeune homme achevait la consommation.

À présent qu’il n’avait plus ni faim, ni soif, Rodolphe néanmoins, se sentait accablé d’une lourde fatigue.

Ils sortirent du restaurant et l’homme s’empara de son bras.

— À présent, causons. Demain, je te donnerai de l’ouvrage. Tu veux bien, en attendant, me rendre un petit service hein ?

— Oh oui ! fit Rodolphe d’un élan : vous êtes si bon…

L’autre eut un petit ricanement :

— C’est la première fois que je me l’entends dire !… eh bien, voilà… il semblait chercher ses paroles.

— Nous sommes deux ou trois qui avons résolu de jouer une farce à un copain ; elle sera drôle, tu verras ; mais on ne voudrait pas être dérangé, comprends-tu ? Alors, tu demeureras dans la rue ; on te donnera un sifflet et si tu vois quelqu’un approcher, tu siffleras… C’est pas difficile hein ?

Abruti par la fatigue et la boisson, Rodolphe répondit d’un signe de tête, sans se rendre compte du rôle bizarre et équivoque qu’on lui assignait.

— Oh ! dit l’homme, j’oubliais : si tu vois des policiers tu siffleras aussi hein ? car ces gens-là, vois-tu, ça n’aime pas nos jeux.

Rodolphe attendit, incapable de réfléchir et de comprendre. Un homme alla se poster au bout de la rue ; les deux autres, bientôt à proximité d’une belle résidence, s’arrêtèrent en face d’une fenêtre, paraissant absorbés dans un travail mystérieux. Appuyé à un mur, le jeune homme, n’ayant ni la force de penser, encore moins celle de surveiller, tomba dans une indicible somnolence.

Un coup de sifflet strident le fit tressaillir, puis ce fut une course affolée : près de lui, deux hommes passèrent comme des flèches puis disparurent au coin de la rue. Avant que Rodolphe eût compris, deux agents de haute stature et pas mal ventripotents, étaient sur lui et le secouaient rudement.

— Ah ! tu faisais le guet, gibier de potence : si les autres nous échappent, du moins, nous te tenons. Allez ouff, en route et au Poste de police…

Revenu à lui, par la violence de l’émotion, le jeune homme éprouva la sensation d’un abîme s’ouvrant sous ses pas. La stupeur étouffait les mots dans sa gorge. Il ne saisissait pas encore le sinistre rôle qu’on lui avait fait jouer : il savait seulement qu’il était entre les mains de la police, qu’on allait l’interroger, qu’il serait forcé de dire son nom, et que demain, peut-être, les journaux des deux côtés de la frontière, avec son nom et sa photographie, publieraient à tous les échos, tant du Canada que des États-Unis que Rodolphe Raimbaud méritait le mépris, l’exécration de tous les honnêtes gens.

Cette cruelle pensée, entrant comme un poignard dans son cœur, qui était bien moins pervers qu’on ne l’aurait cru, y souleva une tempête si violente, que d’une brusque secousse, il s’arracha à l’étreinte des agents, et prompt comme un éclair se mit à fuir à toutes jambes. La peur lui donnant des ailes, il ne s’arrêta que, lorsque à bout de souffle, il se crut en sécurité. Mais, depuis longtemps, les agents de police, qui n’avaient ni son âge, ni son agilité, avaient renoncé à la poursuite.

Jusqu’au matin Rodolphe fit mine de marcher comme un commissionnaire affairé, pour dépister tous les soupçons de la police. Cependant, vaincu par l’épuisement, le soleil le surprit somnolant sur un banc en face de l’Hudson. Une fièvre intense faisait battre ses tempes ; sentant le besoin de changer de lieu pour ne pas attirer l’attention, il se leva péniblement pour traverser l’Avenue Lincoln ; mais voilà que pour éviter une automobile qu’il n’avait pas entendue, il recula si malencontreusement qu’il vint heurter un fiacre au trot, eut l’impression d’un choc extrêmement violent à la tête, entendit des cris, puis… plus rien…