L’écrin disparu/21

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 74-77).

XXI

L’ORAGE INTIME.


Pendant qu’à la chambre No 113 de l’Hôtel Windsor, tombait le voile, qui neuf années durant, avait caché le mystère qu’Hippolyte venait enfin de découvrir, dans une charmante résidence de la ville d’Outremont, un jeune séminariste en congé, converse avec sa pieuse mère.

Assis devant la fenêtre ouverte, les yeux reposant sur le site pittoresque qui s’étage sur les pentes du Mont-Royal, la mère et le fils, tels Monique et Augustin aux rivages d’Ostie, s’entretiennent des intérêts moraux d’âmes bien chères.

— Continue à bien prier pour ton père, mon cher Gaston. Crois-moi, ce n’est pas la fortune qui fait le bonheur. Quand tu étais enfant, et que vivant à la gêne nous habitions une rue étroite au centre du vieux Montréal, ton père n’avait qu’un mot à la bouche : L’argent.

Aujourd’hui que la réputation et la fortune sont arrivées, il lui manque encore quelque chose pour être heureux.

— Oui, Maman, je devine votre pensée. Ce qui manque à Papa, ne s’achète pas au poids de l’or. Combien j’ai hâte de pouvoir monter à l’autel et de payer à Dieu ce don précieux par l’offrande de son divin Fils.

Il allait continuer, lorsque la grande pendule de bronze sonna sept heures et demie ; tirant alors sa montre, le jeune abbé s’étonna :

— Déjà l’heure du retour ?… comme le temps passe vite dans la compagnie de sa bonne mère !… Puis l’ayant embrassé en lui réitérant ses pieuses intentions, celle-ci ajouta : « Au revoir, mon enfant, que le bon Dieu te bénisse et nous protège. »

Un instant après, le timbre de la porte retentit d’un son vigoureux et prolongé. C’était Hippolyte qui rentrait. En quittant l’Hôtel Windsor, hâtivement, il s’était dirigé vers le Bureau de monsieur Giraldi. Il sentait en lui gronder comme une tempête… Ah ! ce nom de Giraldi, qui, il y a quelques heures à peine, lui inspirait une sorte de vénération, comme il le hait, maintenant qu’il sait tout.

Oui, c’est aux dépens d’un malheureux jeune homme, c’est sur les ruines de son bonheur et de sa réputation qu’il a échafaudé sa propre fortune, assis sa vaste renommée.

Il n’a pas hésité, tout en sachant qu’il existait par le monde, un enfant innocent, couvert d’un injuste opprobre. Et cette somme acquise illégalement, a été le premier échelon de ses richesses, quelque chose comme l’étrier de la gloire du parvenu !

Mais comment n’y a-t-il pas songé plus tôt !… N’aurait-il pas dû s’en douter vraiment ! Ne savait-il pas que ce simple employé n’avait rien, il y a neuf ans, et que pour construire ses premiers appareils, faire des essais, il lui avait fallu de l’argent ?

— Cet argent, c’était la valeur de l’écrin qu’il avait dû troquer peut-être contre un prix exorbitant, prêtant aux diamants, une valeur qu’ils n’avaient pas. Et de suite, il en avait disposé, sans la moindre crainte de soupçons possibles, tellement certaine, était aux yeux de tous, la culpabilité de Rodolphe Raimbaud.

D’ailleurs, bien hardi qui eût osé mettre en doute la fierté, l’honnêteté, l’intégrité de monsieur GIRALDI ; pour le moins, on lui eût ri au nez !…

Ah ! comme sa haine trouvait un aliment délicieux à cette pensée, qu’on allait voir le grand homme tomber de son piédestal de gloire et rouler dans la boue. Sans doute, il ne pourrait savourer la joie atroce de traîner la réputation de ce mauvais riche devant un tribunal public, sous la honteuse inculpation de vol… Mais quelle campagne de diffamation, ne pouvait-il pas payer au besoin, en étalant dans les journaux la vérité toute pure, si humiliante soit-elle, pour cette idole, que lui-même naguère révérait encore, mais dont les pieds d’argile allaient causer la pulvérisation…

Et que pourrait répondre l’inculpé ? Rien, pas un mot : il était fini, anéanti ; il n’avait plus qu’à disparaître telle une étoile filante, dont on oublie la traînée lumineuse aussi brillante qu’éphémère…

Au premier coup de timbre, la femme de chambre était accourue.

Le Secrétaire immobile au haut de l’escalier, lui avait jeté ces mots d’un ton dur et hautain :

— Le Maître est-il ici ?

— Monsieur est sorti avec Madame. Seule Mademoiselle est au salon. Et ouvrant une porte, elle dit dans une révérence :

— Si Monsieur veut entrer…

Machinalement Hippolyte suit la domestique, et pénètre dans la pièce où assise près d’une fenêtre, Madeleine lit attentivement.

La jeune fille se levant, lui dit dans un demi-sourire :

— Mes parents ne sont pas encore rentrés, Monsieur, mais ils ne tarderont guère.

Il balbutia quelques mots que Madeleine ne compris pas. C’est alors seulement que remarquant la figure changée, les yeux méchants, tous les traits pâles et tirés, du Secrétaire, elle s’écria stupéfaite :

Mais, Monsieur Hippolyte, vous êtes souffrant !…

Celui-ci ne répond pas, il reste là, debout, immobile comme figé dans son indignation, tandis que de son regard étrange et mauvais, il jette à l’innocente créature, toute la haine méprisante qu’il professe pour le père.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Puis, soudain, sa physionomie s’adoucit, ses traits se détendent, sa bouche s’entr’ouvre et murmure :

— Pardon Mademoiselle.

Il redevient calme, sans comprendre la raison de cette métamorphose. Sans doute le vague effroi qu’il a causé à Madeleine, le candide étonnement qu’il a lu dans son regard limpide ont suffi pour lui rendre son sang-froid.

Il répéta d’une voix tremblante d’émotion :

— Pardon, Mademoiselle : c’est fini, voyez…

Et il songe qu’il a failli effrayer l’aimable et pieuse enfant qui le regarde encore craintive et tout étonnée : que d’un mot il aurait empoisonné cette existence si sereine, ruiné à jamais un bonheur si pur.

Ah ! qu’elle ne sache pas, elle la fille de cet homme ; non, qu’elle ne sache jamais !…

Et il s’assied, il cause : machinalement, il prononce les mots qu’il faut dire !

— Un malaise. Mademoiselle, une indisposition qui m’arrive parfois : mais rien de grave, rassurez-vous. Voyez, c’est déjà passé… Et il a la force de sourire… Pour apaiser l’orage de passions haineuses, qui tout à l’heure l’avait fait se ruer tête baissée vers la vengeance, il a suffi de cette âme limpide, du voisinage de la vertu.

Et Madeleine rassurée, sourit elle aussi.

Elle ne sait pas ; elle ne peut pas deviner.

Alors, Hippolyte se lève ; il s’excuse de ne pouvoir attendre, échange quelques phrases encore, puis s’en va.

Il se retrouve dans la rue, marchant droit devant lui, sans savoir… Et cheminant, soudain une parole de la jeune fille dite il y a quelques jours, lui revient à la mémoire :

« Qui croit en Dieu, ne peut haïr » et il lui semble qu’à ce souvenir, déjà sa haine diminue ; seulement, il se sent bien malheureux…

Et ne pouvant rien démêler dans le chaos de pensées et de sentiments contraires qui l’assiègent, il a comme honte de sentir qu’il ne veut plus ou ne pourra plus se venger.

— Et en lui, une voix perfide semble l’exciter disant :

« Comment ?… c’est bien toi à cette heure, Hippolyte ?… »