L’élite chinoise/Avertissement

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Nouvelles Éditions Latines (p. 9-12).

AVERTISSEMENT


Le présent ouvrage a pour but de faire connaître aux lecteurs un problème qui ne leur est familier ni dans ses données ni dans la solution qu’il a reçue jusqu’ici : le problème des élites tel qu’il s’est posé à la Chine quand le régime républicain y remplaça le régime impérial.

À ce moment, les traditions séculaires — l’on peut dire millénaires — qui présidaient à la formation des élites chinoises, disparurent comme beaucoup d’autres pour faire place à des imitations plus ou moins fidèles de l’Occident. Mais le principe du remplacement une fois admis, il s’agissait de savoir comment il serait appliqué dans un pays où rien n’était prêt, où rien n’avait même préparé de transition. Sans doute, les réformes avaient été envisagées par quelques hommes depuis un certain temps, mais beaucoup plus nombreux étaient ceux qui s’y opposaient, et d’ailleurs ce que proposaient les réformateurs n’offrait ni la précision ni l’embryon de réalisation indispensables à toute entreprise de ce genre. Et surtout, ces derniers conservaient malgré tout des idées qui n’étaient pas en harmonie avec l’œuvre qu’ils prétendaient mener à bien. Il fallut qu’une impulsion de caractère plus positif et plus tranché fût enfin donnée à des projets qui jusque là ne valaient que par leur intention. Après quoi, le problème s’éclaira et se développa dans la mesure et au rythme qu’il pouvait avoir en Chine.

C’est toujours une tâche assez ingrate que de rechercher dans le chaos d’un changement de régime les causes matérielles et psychologiques qui ont supprimé certains usages devenus routiniers et en ont amené d’autres ; mais peut-être cette tâche est-elle plus malaisée encore lorsqu’il s’agit d’un pays comme la Chine dont les habitants sont si différents de nous et d’un sujet aussi particulier que celui qui nous occupe.

C’est pourtant cette tâche que nous assumons ici avec le désir de contribuer à éclairer les personnes qui s’intéressent aux affaires d’Extrême-Orient et qui, nous voulons l’espérer, nous tiendront compte de notre peine en nous lisant.

Afin de montrer la transformation de l’élite, il nous a fallu commencer par dire ce qu’avait été celle-ci autrefois et jusqu’à la chute de l’empire. Il fallait en indiquer les origines qui remontent à celles de la civilisation chinoise dont il fallait rappeler brièvement au moins les fondements. Il fallait ensuite dire le rôle qu’elle s’était fixé et pour cela rappeler celui du souverain, car l’idéal de l’ancienne élite était de les entremêler et de les confondre. Après quoi les caractères de la transformation ressortaient pour ainsi dire d’eux-mêmes ; il suffisait, une fois précisé l’esprit qui avait présidé à son éclosion, d’observer et de noter les attitudes et les manifestations de l’élite moderne, ce que nous avons fait, nous tenons à le souligner, en toute liberté d’esprit.

Néanmoins, nous souscrivons d’avance à toutes les critiques qui pourraient nous être adressées sur les jugements qu’il nous est arrivé de porter ça et la, bien qu’en somme nous n’ayons fait qu’œuvre de documentation. Mais la Chine, on l’a dit, est « le pays des contraires réunis et conciliés », le pays des paradoxes, aussi les opinions sur elle peuvent-elles être sincères quoi qu’étant les plus opposées. Un Anglais qui la connaissait n’a-t-il pas écrit :

« On ne peut dire une vérité sur la Chine sans dire en même temps un mensonge » ?

Notre souci fut de faire, à notre tour, œuvre sincère et objective ; notre souhait est que nos lecteurs le reconnaissent.