L’élite chinoise/I

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Nouvelles Éditions Latines (p. 13-20).

I


FONDEMENTS
DE LA CIVILISATION CHINOISE


Depuis trente-quatre ans que le régime républicain a remplacé en Chine le régime impérial, nombreux sont les aspects sous lesquels l’ancien domaine des Fils du Ciel a été étudié, analysé, scruté non plus seulement comme autrefois par des philologues, des archéologues, de courageux explorateurs, des missionnaires, mais encore par des voyageurs de toute sorte : ingénieurs, gens d’affaires, reporters, médecins, juristes, économistes, collectionneurs, etc. Peu à peu, le voile épais qui jusque là recouvrait encore la Chine a été soulevé ; d’année en année, une connaissance plus grande de ce pays s’est répandue. La Chine un peu rébarbative des savants s’est humanisée, s’est mise à la portée de tout le monde ; celle des archéologues s’est généreusement ouverte aux simples amateurs de bibelots, et au lieu de la Chine, « pays charmant » qu’on imaginait si lointaine et si étrange qu’on renonçait à la connaître dans sa vie intérieure, dans ses ressources, ses possibilités de tous ordres, la Terre des fils de Han prit pour un grand nombre d’entre nous l’aspect concret d’un pays lourd d’avenir autant que de — passé, appelé à une participation certaine à la vie politique et économique, de plus en plus mêlée et solidaire de tous les peuples.

En même temps, elle apparaissait à quelques-uns de ses habitants eux-mêmes sous un jour nouveau. Certains d’entre eux la voyaient dans la nécessité de suivre l’exemple du Japon et d’adopter les progrès matériels des pays étrangers tout en conservant ses traditions morales et spirituelles. D’autres prétendaient que la civilisation matérielle et la civilisation morale forment un tout et que si l’on voulait faire œuvre utile, force était de faire table rase d’une civilisation millénaire qui n’était peut-être plus de mise ; la preuve en était que les réformateurs qui n’avaient jamais manqué en Chine, qui y avaient expérimenté tous les systèmes politiques n’étaient pas parvenus à lui faire suivre l’ascension des autres pays, parce qu’ils s’étaient heurtés aux traditions.

Ceux qui parlaient de la sorte oubliaient d’abord qu’un peuple quel qu’il soit ne peut jamais rompre complètement avec son passé et qu’il n’y gagnerait rien d’ailleurs, car il y puise ses vertus propres qui valent toujours et sans lesquelles il ne serait qu’une proie délibérément offerte à qui voudrait s’en saisir. Ils oubliaient ensuite que c’est grâce à son étonnante et unique civilisation, la plus durable de toutes, que la Chine à traversé les siècles et résiste aux attaques de tous ses ennemis qu’elle a fini par gagner à ses habitudes, à sa manière de vivre et de penser.

Or cette civilisation est encore un fait actuel, elle constitue un passé encore vivant, si bien qu’on a pu dire que la Chine était moins une nation qu’une civilisation, faute d’avoir passé de l’idée de famille qui d’après Confucius devait indéfiniment lui suffire, à l’idée de patrie, de l’idée de patrie à l’idée de nation. De cette formation incomplète et perpétuée au cours des siècles, il est resté, comme la écrit Paul Claudel, que le peuple chinois, énorme, original et très social fut incapable de parachever son ouvrage. « Il ne se sauve de la destruction que par sa plasticité, montre partout comme la nature un caractère antique et provisoire, délabré, hasardeux, lacunaire ». Caractère dont il tend à présent à s’affranchir, comme nous le verrons plus loin.

Quelles bases de granit avait donc cette civilisation que rien n’ait pu la détruire ? Quelles vertus secrètes cachait-elle qui l’ait ainsi préservée de l’anéantissement ?

Il faut lire admirable raccourci qu’en a fait, au début de son Histoire de la Chine (Fayard) M. René Grousset. On voit alors d’une façon saisissante comment « la terre jaune et la Grande Plaine ont façonné le Chinois pour l’éternité ». Peuple essentiellement agricole dont la vocation s’explique par la fertilité des immenses plaines d’alluvions qu’il habite, don du Fleuve-Jaune, et où il vénère des héros divins tels que Chen-nong qui a appris aux hommes à défricher en incendiant la brousse, Heou-tsi, le Prince Millet, Yu le Grand qui sauve la terre des eaux en menant les fleuves à la mer, le Comte du Fleuve, divinité des eaux, etc., le peuple chinois modelait sa vie sur le rythme des saisons[1]. Il s’astreignait à le faire d’autant plus strictement qu’il redoutait les inondations, les sécheresses, les famines et cherchait à se concilier, même par le sacrifice de victimes humaines, les puissances qui disposaient de ces fléaux.

Peuple de paysans, il calquait le cycle de sa vie sur le cycle agraire. Période de réclusion, l’hiver était réservé aux travaux des femmes, aux tisserandes en premier lieu. Puis le printemps venu, la période des travaux agricoles commençait pour les laboureurs. En même temps, la fécondation de la terre annonçait celle de la race. Les unions, interdites pendant l’hiver s’accomplissaient en plein air, dans les lieux consacrés, les Lieux Saints, hors des champs cultivés et où se tenaient les grandes fêtes qui étaient comme des foires.

« Lorsque dans le Lieu Saint, écrit Granet, la glace des rivières fondait aux souffles du printemps, lorsque les eaux redevenaient vives et que les fontaines longtemps taries jaillissaient, lorsque tombait enfin la douce pluie fécondante et qu’apparaissait la rosée, quand les fleurs précoces poussaient dans les coins humides, au temps des feuillages renouvelés, des pruniers, des pêchers fleuris, des hirondelles revenues, pendant que les pies bâtissaient leurs nids et que les oiseaux par paires se poursuivaient en chantant, garçons et filles pensaient, lorsqu’eux mêmes s’unissaient sur la terre sacrée, que leurs jeunes unions coopéraient au renouveau… Ils croyaient que leurs noces printanières favorisaient la germination universelle, qu’elles appelaient la pluie de saison et qu’enfin, désacralisant la terre, interdite pendant l’hiver aux travaux humains, elles ouvraient les champs aux œuvres fertiles. »[2].

Dans la maison, les unions sur le sol étaient comme dans le Lieu Saint des unions avec le sol. « Ce sol, dit encore Granet, était la terre des femmes. Celles-ci concevaient dans la demeure natale, au contact des grains où de la vie semblait enclose. Entre les mères de famille, les semences engrangées et le sol domestique, s’établit une communauté d’attributs. Auprès des grains et du lit, une masse confuse d’Âmes ancestrales semblait, attendant le temps des réincarnations, séjourner dans le sol maternel, cependant que, donnant la fécondité aux femmes et la recevant d’elles, la Terre paraissait une Mère[3]. »

À côté du cycle agraire ou saisonnier dont l’homme cherchait à se rapprocher le plus possible dans l’agencement de sa propre existence, il y avait le cycle ancestral ou des fêtes du culte des ancêtres. Ce culte résidait dans des offrandes qui continuaient à faire participer à la vie de la famille le défunt représenté par sa tablette funéraire, laquelle était placée dans la maison, à côté des semences.

Par ce culte s’exprimait la piété filiale qui d’ailleurs ne s’adressait pas seulement aux morts, mais commençait pendant la vie de l’ancêtre et le préparait à sa précellence future par des hommages, des « politesses »[4].

« Les différents sentiments d’amour dans la famille, enseigne Confucius, les différents degrés de vénération pour les Sages, ont donné naissance à la Politesse, aux cérémonies ». Et il précise ainsi : « Quand les parents sont vivants, les servir et traiter selon la Politesse. Quand ils sont morts, les inhumer selon la Politesse et faire des oblations selon la Politesse ».

« À vrai dire, écrit M. Henri Maspero, le culte des Ancêtres était de chaque jour et de chaque instant ; il remplissait l’existence de menues pratiques ; avant chaque repas, le père de famille faisait une libation et offrait une bouchée aux ancêtres, et s’il avait reçu de son patron, ou du prince, ou du roi, la faveur d’un plat ou d’un morceau de sa table, les Ancêtres devaient en avoir leur part les premiers ; il ne goûtait pas aux produits nouveaux de la saison, grain, gibier, poisson, etc., avant de leur en avoir offert les prémices dans un sacrifice : au quatrième mois, le grain de blé encore laiteux avec la viande de porc ; au septième mois, le millet ; au neuvième mois, le riz ; au douzième mois, le poisson. Mais outre ces petites cérémonies courantes, les quatre saisons ramenaient chacune une grande fête au temple ancestral chez ceux qui en avaient un ou devant l’autel des ancêtres chez les autres[5] ».

Le culte des ancêtres devint commun à toute la population chinoise, mais il était réservé primitivement aux gens de la classe intellectuelle, aux lettrés, qui seuls possédaient une âme capable de survie.

  1. Fleurs, montagnes, voire certaines céréales étaient tellement apparentées aux dignitaires qu’on les revêtait de titres nobiliaires. Le millet fournissait l’essentiel de la nourriture des Chinois qui en cultivaient plusieurs espèces dont l’une servait à faire une boisson fermentée.
  2. Marcel Granet, La religion des Chinois, p. 14 (Gauthier-Villars)
  3. Marcel Granet, La civilisation chinoise, p. 205 (La Renaissance du Livre).
  4. Le caractère chinois li est formé de « chants, vases, influx célestes ». Il fut employé d’abord pour les cérémonies, rites, manifestations extérieures des sentiments de politesse puis on l’employa par déviation pour « cadeaux ».
  5. Henri Masrero, La Chine antique, p. 248 (Boccard).