L’élite chinoise/II

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Nouvelles Éditions Latines (p. 21-28).

II


LE RÔLE DU SOUVERAIN


Culte agraire et culte ancestral étaient les fondements sur lesquels reposait la civilisation des Chinois. C’est par là qu’ils entraient avec la nature dans une collaboration que concrétaient primitivement les unions équinoxiales des Lieux Saints. Peu à peu, il fut réservé au Chef ou seigneur du village, puis au souverain de déterminer cette collaboration par de simples proclamations.

Le village était l’unité territoriale et administrative initiale et fondamentale qui traduisait l’ordre universel. « Tous les domaines, domaine royal et domaines seigneuriaux, étaient divisés en ce qu’on appelait des tsing, c’est-à-dire de grands carrés de terrains partagés en neuf carrés plus petits dont huit, appelés champs privés (sseu t’ien), étaient donnés chacun à un chef de famille pour sa nourriture et son entretien, à charge de cultiver en commun entre eux huit le neuvième lot, celui du centre, le champ commun (kong t’ien), dont les produits revenaient au seigneur. Ces terres, le paysan les cultivait mais ne les possédait pas : elles appartenaient au seigneur ; le terme de « champs privés » ne doit pas faire illusion[1] ».

En été, les paysans abandonnaient complètement le village et allaient s’installer dans le champ commun du tsing. Alors qu’en hiver chaque famille vivait recluse dans sa maison, en été tout au contraire, le groupe familial se perdait dans la communauté. Au printemps et en automne, les deux genres de vie s’entremêlaient.

Le chef du village et plus tard, avons-nous dit, le souverain lui-même déterminaient la collaboration de l’homme avec la nature, la concordance, le lien mystique entre le Ciel et la Terre. Pour cela, ils accomplissaient certaines cérémonies dont la première consistait à rouvrir, au printemps, les travaux des champs.

Après avoir fait le grand sacrifice (kiao) au Seigneur d’En-haut, Chang-ti, sur la butte ronde qui lui était consacrée, le souverain faisait la cérémonie du labourage et traçait trois sillons ; ses grands dignitaires, les nobles et enfin les paysans complétaient le labourage des mille arpents de Chang-ti. À partir de ce moment, les travaux des champs pouvaient commencer après toutefois que les chefs des villages avaient accompli des cérémonies du même genre.

Ainsi s’ouvrait, en même temps que l’année agricole, l’année religieuse, par une série de cérémonies qui descendaient du souverain jusqu’au peuple. Elle se continuait par la cérémonie de l’établissement de l’Été et toute la vie religieuse de la Chine était rattachée à la vie agricole.

L’importance qu’avait la pluie dans les immenses régions sèches de la Chine donnait lieu à des cérémonies où les rapports de la conduite personnelle du souverain et de la marche de l’univers apparaissaient le mieux. Tout ce culte en effet était destiné à aider au mouvement régulier du monde et en particulier à la marche des saisons. Aussi n’était-il exercé que par ceux qui ayant une charge administrative avaient une responsabilité dans les affaires publiques et d’abord par le souverain qui était le premier à labourer, à se vêtir d’habits chauds ou légers, à chasser, à manger des fruits de la saison etc. Pour obtenir de la pluie, le souverain ne se contentait pas d’offrir des victimes, mais il s’accusait publiquement de ses fautes. (On retrouve ce sentiment de contrition jusque dans l’abdication du dernier empereur en 1912). Si la pluie ne tombait pas, c’est que son gouvernement avait cessé de plaire au Seigneur d’En-haut. Si la pluie tombait, la vie religieuse se calmait ; des cérémonies qui en fait la constituaient à elles seules, il n’était plus question, tout le temps était pris par les travaux des champs. Toutefois au troisième mois d’automne un grand sacrifice, à l’inverse du kiao du printemps qui avait préludé à l’abandon des villages par les paysans, préparait le retour de ceux-ci dans leurs maisons. Un suovetaurile, (tai-lao), était offert par le Souverain au Dieu du Sol ; le taureau immolé était noir.

Indispensables étaient ces cérémonies qui assuraient l’équilibre de la Chine en en faisant une vaste famille. « Les cérémonies, dit Confucius, il est impossible de les négliger, car sans elles rien ne prospère et l’on n’obtient rien. Cette maxime, il faut la redire et l’affirmer. »

En accomplissant les rites de ces cérémonies, le souverain entendait amener par son exemple ses sujets à vivre selon les lois dérivées de l’ordre universel qui régissait à la fois le monde et les hommes. L’heureuse fortune des laboureurs était un effet de la vertu du souverain qui possédait alors le « mandat du ciel » (Tien-ming). Pendant des siècles et jusqu’à la chute de l’Empire, le pouvoir du Souverain se justifiera sans constitution écrite par son talent à « rendre sensibles les principes d’ordre et de hiérarchie qui gouvernent l’Univers comme l’individu. Ce qui compte avant tout, ce sont les manifestations par lesquelles le Ciel montre qu’il confère, maintient ou retire son mandat. La survenance de prodiges ou simplement de faits en contradiction avec l’ordre normal des choses, atteste que la faveur du Ciel s’éloigne de l’Empereur, que la vertu dynastique est prête à s’éteindre[2] ». L’analyste et astrologue Sieu-Ma-Tsien, au IIe siècle avant J.-C., écrit : « Une seigneurerie doit avoir l’appui de ses Monts et de ses Fleuves. Quand s’écroulent les monts, quand tarissent les rivières, c’est présage de ruine ». À partir de ce moment, rien ne protège plus le souverain qui peut être tué, suivant la théorie du régicide de Mencius.

Qu’on ne s’étonne donc pas que jusqu’à la révolution de 1912, par la vertu d’un conformisme traditionaliste, les cérémonies aient été célébrées comme par le passé, avec des modifications sans doute, mais avec le même caractère religieux. À noter que les cérémonies des fêtes saisonnières et celles du culte des Ancêtres n’étaient pas les seules. Les actes importants de la vie du Souverain et de ses sujets : naissance, prise du bonnet viril, mariage, maladies, guérisons, inondations, sécheresses, en nécessitaient d’autres. Ce fut une véritable religion des cérémonies. Religion assez particulière, mais qui correspondait à l’esprit positif, pratique d’un peuple qui n’éprouva jamais et pas davantage aujourd’hui qu’autrefois le besoin de vérités transcendantes. « La religion, a écrit M. Michel Revon dans son magistral ouvrage Le shintoïsme (Ernest Leroux), est le suprême épanouissement de toute civilisation humaine. C’est en elle qu’un peuple exprime la synthèse de son développement moral ». Le développement moral des Chinois, avec le confuciisme à la base, ne pouvait se synthétiser dans une religion plus expressive, plus conforme à l’esprit de ces derniers.

Qu’on ne s’étonne pas non plus que vu le caractère à la fois religieux et gouvernemental des cérémonies, il y ait eu un Ministère des Cérémonies ou des Rites qui avait une importance particulière et dura jusqu’à la chute de l’Empire. L’accroissement des cérémonies et des rites créait l’harmonie entre l’ordre universel et l’ordre social. Le Ministère des Cérémonies n’était donc pas un simple office du protocole, mais un conservatoire des rites, c’est-à-dire des moyens matériels de traduire et d’assurer cette harmonie. Ne comportait-il pas un bureau de la musique officielle dont Confucius recommandait du point de vue politique de conserver les principes comme un « coin de discipline morale » ?

Il disait : « Une expression sonore lugubre et lente jusqu’à mourir donnera au peuple des pensées de deuil. Une harmonie nombreuse, aisée, large et puissante, donnera au peuple une satisfaction. robuste. Une harmonie grossière, violente, commençant par l’abondance mais finissant par la confusion, rendra le peuple dur et hargneux. Une harmonie limpide, correcte et bien liée rendra le peuple respectueux et amène. C’est pourquoi les anciens avaient inventé la musique, les cérémonies et la Politesse, pour être la règle modératrice des hommes ».

Telles sont, en un bref aperçu, les bases de la civilisation paysanne et familiale chinoise qui s’explique d’une part par la géographie et l’état du sol et d’autre part, par la nécessité, pour tirer parti de celui-ci, d’une organisation stabilisée au début dans les limites réduites aux forces physiques d’un groupe restreint de personnes. Mais vu la permanence de ces deux éléments fondamentaux : aspect géographique et fertilité du sol, les occupations de la population chinoise, essentiellement paysanne, se sont perpétuées suivant des modalités différentes, ainsi que nous le verrons plus loin, mais dans le même esprit qu’autrefois.

Ce fut l’avantage et le désavantage de la civilisation chinoise, parfaitement adéquate à la terre sur laquelle elle florissait et s’épanouissait généreusement, mais par là-même fermée et condamnée à la privation séculaire des dons du dehors ; civilisation appelée à n’être fatalement un jour, en dépit de multiples expériences politiques et sociales faites en vase clos, qu’un magnifique objet de curiosité au milieu des activités puissantes d’un monde en perpétuelle évolution.

  1. Henri Maspero, op. cit, p. 108 et suiv.
  2. Jean Escarra. La Chine, p. 86 (Armand Colin).