L’élite chinoise/IX

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Nouvelles Éditions Latines (p. 101-109).

IX


ÉMANCIPATION DE LA FEMME


Dans le chapitre de leur magistral ouvrage l’Empire du Milieu, qu’ils consacrent à la famille chinoise, Élisée et Onésime Reclus montrent l’état d’infériorité dans lequel les Chinois tiennent la femme. « L’écriture idéographique, écrivent-ils, jette souvent un jour très vif sur la conception de la vie par les Chinois. Le caractère que cette écriture consacre à la femme, le caractère nin, en serait une preuve excellente, en montrant avec clarté en quelle pauvre estime ils tiennent la compagne de l’homme. D’après Douglas, sinologue anglais, le redoublement de ce caractère répond au verbe se quereller ; quand on le triple, on représente l’idée d’intrigue ; l’idée de ruse se traduit par la juxtaposition du caractère femme et du caractère arme ».

Et plus loin : « Tous les actes symboliques des fiançailles et du mariage rappellent à la femme que la soumission est pour elle la vertu par excellence. Quelle que soit la conduite de l’époux envers elle, il convient de se résigner sans murmure. La plus illustre des lettrées chinoises, Pan-Hoeï-Pan, qui vivait au Ier siècle de l’ère vulgaire, à tracé le Devoir des femmes dans le mémoire classique des Sept articles. Elle nous raconte que l’ancien usage était d’offrir au père, lors de la naissance d’une fille, des briques et des tuiles, des briques parce qu’elles sont foulées aux pieds et des tuiles parce qu’elles sont exposées aux injures de l’air. Lorsque le mari fait choix d’une ou plusieurs femmes supplémentaires, la première épouse est tenue de les accueillir avec bienveillance et de vivre en paix avec elles ».

Tout cela est clair et suffit à vous édifier sur la condition de la femme chinoise. Tout au plus, y ajouterons-nous la mention de la mutilation des pieds des femmes dont on faisait — quel euphémisme ! — des « lis d’or » et que l’on explique généralement par le désir des maris d’empêcher leur femme de courir, en les obligeant à passer la plus grande partie du temps à la maison.

Dans une Histoire de la Chine et des Chinois, livre devenu rare et plein de détails curieux sur le caractère et la vie de ces derniers, écrit par un Anglais, Peter Parley, en 1840, on lit : « L’état de mariage pour une femme chinoise, n’est pas après tout, une chose digne d’envie : elle est complètement à la merci de son mari. Il peut la battre et, pourvu qu’il ne lui casse aucun membre, personne n’a à se mêler de ces corrections conjugales. Elle doit, de son côté, se conduire avec décence et gravité, ne jamais se plaindre, être douce en paroles et en manières à l’égard de son seigneur et maître, remplir ses devoirs avec exactitude ; en un mot, à moins que son mari ne l’aime sincèrement, elle n’est guère plus qu’une servante ».

Mais, dira-t-on, vous ne parlez que de ce qui se passait dans la vieille Chine ; or cela a changé : les lois et les mœurs ne sont plus à cet égard comme à bien d’autres ce qu’elles étaient autrefois !

Nous répondrons : s’il est vrai que la condition de la femme chinoise ait changé, le changement m’est pas aussi répandu qu’on pourrait le croire. Pour s’en faire une idée exacte, il faut prendre la peine de l’étudier.

Le mouvement d’émancipation des femmes n’est pas niable ; des articles de la presse chinoise reproduits par le P. Wieger dans le Flot montant sufiraient à le démontrer, mais les faits eux-mêmes prouvent d’abord que la femme chinoise est capable même très jeune, de tenir les mêmes emplois publics et privés que les hommes, et qu’ensuite son rôle social va se développant. Cela peut avoir, on le comprend, de grandes conséquences pour l’avenir du pays à cause des changements que cela entraîne dans les rapports des parents avec leur fille, la naissance de celle-ci n’étant plus considérée par eux comme un malheur, et dans les rapports du mari avec son épouse, celle-ci n’étant plus pour lui un être inférieur, un simple jouet.

Nous appellerons femmes modernes, des femmes qui s’habillent à l’européenne ou ont modernisé assez élégamment le costume traditionnel, qui coupent leurs cheveux, pratiquent les sports et en prennent à leur aise avec les traditions familiales.

Ce « modernisme » est peu à peu consacré par la loi. Le parti Kouo-Min-Tang, pour des raisons politiques, fut dès le principe, favorable à l’émancipation des femmes et proclama le dogme de l’égalité des sexes. Alors que les fiançailles avaient toujours été arrangées par les parents avec l’aide d’un devin sans l’avis des intéressés, le Code déclare à présent que les enfants peuvent se marier selon leur gré. En matière de succession, alors qu’autrefois le fils aîné était seul héritier, le principe du partage égal entre tous les héritiers, y compris les filles mariées, est aujourd’hui consacré par la loi.

Cependant ces dispositions, il faut le reconnaître, ne sont pas entrées dans les mœurs et sont loin d’être toujours appliquées dans la masse, de sorte qu’il ne faut pas encore changer grand chose à ce que Peter Parley disait de la famille chinoise, au milieu du siècle dernier, pour que ce soit généralement exact de nos jours.

Même dans les classes cultivées, le concubinat n’est pas près de disparaître. Du reste, nous dit M. Escarra : « Il est passé sous silence par la loi. L’institution existe en fait et les tribunaux ont dû en déterminer les effets[1] ».

Après la guerre de 1914, les femmes ont obtenu leur entrée dans les écoles et les universités. De nombreuses étudiantes ont conquis des grades universitaires avec une aisance remarquable en Chine ou à l’étranger. Il y a maintenant en Chine des femmes dans la politique, le journalisme, le professorat, la médecine, l’industrie, la banque, le commerce, etc.

Dans La Chine et le Monde, recueil d’études publiées par les Presses Universitaires de France, M. Scié Ton Fa, docteur en droit, conseiller d’ambassade, consacre une quarantaine de pages à « l’évolution psychologique et sociale de la famille chinoise ». Il nous dit que le titre spécial du code civil chinois de 1913 et de ses révisions successives de 1929, 1930 et 1931, consacré à la famille, comprend sept chapitres, articles 1317 à 1459. L’article 1332 fixe dans les conditions du mariage, l’âge de la puberté qui était autrefois de quatorze ans pour les femmes et de dix-sept ans pour les hommes, à seize ans pour les femmes et à dix-huit pour les hommes. « Une innovation importante, écrit-il, est le consentement des époux exigé pour le mariage. L’article 1331 dit en effet : le mariage est nul lorsque les deux partis n’ont pas eu l’intention de se marier. Le concubinage, poursuit-il, reste admis en principe quoique n’étant pas considéré comme une union de caractère juridique. Ce n’est pas un mariage, ni en droit, ni en fait, mais une coutume plusieurs fois séculaire. Il n’existe que dans la classe riche ou aisée. Les enfants issus du concubinage restent légitimes comme dans l’ancien droit, et le code, aux droits successoraux, leur reconnaît les mêmes droits qu’aux autres… Une autre innovation est la formalité extérieure du mariage. Alors que le mariage n’était qu’une affaire de famille, la loi moderne exige une déclaration publique. L’observation du délai de viduité en cas de remariage de la femme après dissolution ou annulation de son premier mariage, est un fait nouveau, stipulé par l’article 1336. La coutume exigeait autrefois, en cas de décès, trois années de deuil, mais aucun délai n’était requis pour le cas de divorce… Le divorce, y compris le divorce par consentement mutuel, avec consentement supplémentaire des parents est maintenu dans la législation moderne, mais doit être déclaré au magistrat ».

Enfin, la loi a fait une large place aux droits de la femme. Elle l’autorise à tester (art. 1490), à exercer la puissance paternelle (art. 1370), à administrer les biens des enfants (art. 1376). Elle peut demander l’interdiction judiciaire de son mari. Elle peut faire librement certains actes juridiques quand ses intérêts sont en opposition avec ceux de son conjoint, si elle est abandonnée, si le mari est interdit, s’il est atteint de maladies mentales, s’il est condamné à plus d’un an de prison. L’introduction de régimes matrimoniaux spéciaux dans la nouvelle législation est également une sauvegarde pour les biens propres présents et à venir de la femme.

Félicitons donc les Chinois de vouloir que leurs compagnes aient une autre condition que par le passé, même si les dispositions énumérées ci-dessus n’ont guère de valeur jusqu’à présent que sur le papier et s’il faut probablement de longues années pour que la masse en tienne compte.

Au reste, n’oublions pas que malgré la condition de la femme dans l’ancienne Chine, il s’y est trouvé des femmes, au cours de l’histoire, qui ont joué dans les arts, les lettres et même dans les affaires de l’État, un rôle de premier plan. Des concubines impériales sont passées à la postérité par leurs qualités d’esprit et de cœur ; témoin cette touchante Pan-Tsié-Yu, concubine de l’empereur Tcheng-Ti de la dynastie des Han, deux siècles avant J.-C. ; qui étant tombée en disgrâce, composa à cette occasion, triste entre toutes, cette pièce de vers devenue célèbre, intitulée « Chagrin d’amour » ou « L’éventail d’automne » :


J’ai coupé toute fraiche une pièce de soie du pays de
[Tsi,
D’une blancheur de neige immaculée,
Et j’en ai fait cet éventail, image de bonheur uni.
Rond comme une pleine lune, il entrera et sortira à
(votre gré de votre manche ou de votre veste,

Quand vous l’agiterez, il en sortira un vent léger,

Mais à l’automne, alors que la brise chasse la chaleur,
Vous l’abandonnerez et le mettrez de côté dans son
[écrin,
Comme vous avez fait de notre roman d’amour brisé
[au beau milieu.[2]

  1. Jean Escarra, op. cit, p. 159.
  2. L’éventail rond composé d’un disque de soie que l’on tient par un petit manche de bois ou d’ivoire, se plie par le milieu et peut ainsi être mis dans le vêtement.