L’élite chinoise/VIII

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Nouvelles Éditions Latines (p. 83-99).

VIII


POSITION DE LA NOUVELLE ÉLITE


Sous l’empire, l’élite avait un idéal qui se confondait avec le but pratique qu’elle poursuivait : c’était d’aider le Souverain à remplir son rôle de créateur et mainteneur de l’ordre universel, en occupant un poste quelconque dans l’administration. Et même lorsqu’à la longue l’idéal s’abaissa par suite de l’arrivée de préoccupations plus précises et plus pressantes que celles de l’ordre universel, ce but qui avait provoqué la formation d’une hiérarchie entre tant de gens désireux d’offrir leurs services, ce but subsista intact : le fonctionnarisme, la charge, le mandarinat restèrent au premier rang des ambitions de la jeunesse chinoise.

Quand le régime républicain remplaça le régime impérial, le goût de l’élite pour la politique pure se marqua encore, sauf pendant les trois ou quatre années qui suivirent la révolution, par le nombre tous les ans très important des étudiants en droit. Gouverner à quelque titre que ce soit, fût-ce comme titulaire du plus modeste poste administratif est le but de tout étudiant en droit. Quant à son idéal, lorsqu’il en a un et qu’il ne songe pas qu’à son intérêt personnel, ce n’est plus d’aider le souverain, mais d’aider la Chine à devenir un État comme les États d’Europe et d’Amérique, c’est-à-dire un groupe humain appuyé sur des bases territoriales et spirituelles intimement soudées les unes aux autres, en mesure de soutenir son indépendance au moyen de ses propres ressources et dirigé par une autorité reconnue vers le but qu’il se propose ; de contribuer à transformer la civilisation chinoise en nation — l’État n’étant dans la sphère de droit que l’organe de celle-ci, « l’expression même de l’égoïsme national[1] » — par la création d’un sentiment national, d’un patriotisme que prêchent les manuels de morale mis à la disposition de la jeunesse depuis la révolution de 1972.

Ce patriotisme, on le trouve défini dans maints articles de presse traduits par le P. Wieger dans ses ouvrages, le Moralisme officiel et le Flot montant (Challamel). Par exemple, un élève de l’École des langues d’Ou-Tchang se demande dans la Revue des Étudiants : « Qu’est-ce que le patriotisme ? C’est un amour ardent mis au service de son pays. Le patriotisme est l’âme d’une nation. Un pays sans patriotisme ne serait pas digne d’exister… En cas de guerre, tout Chinois doit saisir un fusil et se placer, pour le défendre, devant le drapeau à cinq couleurs. Le citoyen doit faire corps avec son pays aussi bien dans l’adversité que dans la prospérité. »

Un ancien président du Conseil et ministre des affaires étrangères chinois, M. Lou Tseng Tsiang, écrivait en 1919 dans un rapport au président de la République chinoise, à son retour de la Conférence de la Paix où il avait représenté son pays : « Les gens qui s’inquiètent du sort de la Chine craignent fort que la crise financière ne cause sa perte. À mon humble avis, ce n’est pas cela, mais le défaut de patriotisme de nos compatriotes que nous devons redouter aujourd’hui. Les précédents que l’on pourra facilement trouver dans l’histoire, les récents exemples que nous donnent les Puissances amies sont là pour nous prouver que le seul moyen de sauver notre pays de la ruine est dans le relèvement du sentiment patriotique de notre peuple ».

Il n’est pas niable qu’un réel effort a été accompli dans ce sens et qu’en outre les évènements sont venus l’accentuer. Mais faut-il encore qu’après la guerre mondiale, l’horizon de la masse chinoise ne s’arrête plus à la famille et au village ; que la famille si solidement constituée jadis, et encore aujourd’hui pour elle l’unité fondamentale, se concilie d’une façon permanente avec la conception nouvelle de la patrie.

On lit dans un article du Bulletin de la YMCA chinoise, No 39, de janvier 1921 : « En Chine, nous avons une notion traditionnelle du but de la vie humaine, que j’appellerai familiale ou ancestrale. Elle a été déduite de l’idée que Confucius se faisait de la piété filiale. Elle se résume en trois points : propager la lignée des parents, la race des ancêtres, continuer et perpétuer les offrandes aux ancêtres défunts, développer la fortune laissée par les ancêtres. En dehors de cela rien. Que si parfois il est question de dévouement pour l’État, de sacrifice pour la société, la chose est toujours expliquée comme une commutation de la piété filiale, le fils se dévouant et se sacrifiant pour obéir à ses parents auxquels il a plu de lui donner cet ordre, non par amour de la patrie ou de la société. Avouons, la main sur le cœur, que nous ne nous sommes jamais élevés plus haut. Pour nous, la famille fut toujours et est encore tout. Le mot famille résume notre esprit national. »

Élargir définitivement pour le temps de paix l’horizon de cette masse paysanne qui demande seulement à vivre une vie régie par la famille et les guildes, pour qui le gouvernement n’est qu’un jeu à l’usage de quelques-uns, réviser ses valeurs traditionnelles, éveiller en elle l’idée de patrie, autrement dit faire du pays qu’elle habite une nation au lieu d’une civilisation, n’est pas chose aisée. D’aucuns la jugent impossible. Allez donc parler, disent-ils, de nos patries à des gens qui depuis des millénaires confondent leur empire avec le monde, à qui Confucius n’a parlé que de « pacifier l’univers », à qui les Taoïstes ont dit : « Lorsque les gouvernants s’adonnent uniquement aux intérêts d’un seul État, l’Univers tombe dans le désordre », à qui l’on apprenait que le rôle du Souverain était de « secréter » l’ordre universel, à des gens qui ne concevaient que l’ordre de la nature, qui devaient se modeler sur elle, qui en un mot vivaient sous le signe de l’universalisme, alors que nous ne concevons pas autre chose que le morcellement du monde en nations plus ou moins grandes !

Et allez donc parler de nation à un peuple dont la civilisation subjugua tous ses voisins. Allez donc vanter notre civilisation pour autre chose que ce qu’elle apporte de confort et de facilités matérielles à l’existence, à ce peuple convaincu de la supériorité morale de la sienne, de son universalité, de sa pérennité assurée par son écriture, cette force singulière et incomparable qui faisait dire par un Chinois au comte Sforza : « L’histoire des peuples occidentaux se répète constamment chez chacun d’eux : grandeur et décadence des Grecs, grandeur et décadence de Rome, grandeur et décadence des Arabes. Ce phénomène doit être expliqué en partie par l’excessive fluidité de l’écriture alphabétique, sur laquelle on ne peut pas compter pour conserver les idées solides. Les contenus intellectuels de ces peuples peuvent être comparés à des cataractes et des cascades plutôt qu’à des mers et des océans. Il n’y a pas de peuples qui soient plus riches d’idées qu’eux. Il n’y en a pas qui soient plus prêts à abandonner leurs idées. Par contre, le caractère chinois est, en tant que forteresse d’idées et de vérités, invulnérable à toutes les tempêtes ; il a protégé la civilisation chinoise pour plus de quarante siècles. Il est solide, carré ; magnifique, comme l’esprit qu’il représente ».

Et l’homme d’état italien faisait suivre sa citation de cette réflexion : « Voilà de l’orgueil solide, carré, magnifique, d’un tout autre métal que nos vanités de clochers. Inconsciemment ou non, les Chinois pensent tous ainsi. Et l’abîme ne se comblera jamais[2] ».

Ne croit-on pas entendre Kipling : « And never the twain shall meet ? » Et pourtant l’idéal de la nouvelle élite chinoise est, nous le répétons, de transformer en nation une civilisation de type essentiellement familial sur laquelle s’est placée pour commencer une façade républicaine. C’est ce qui explique son désir de tenir des emplois dans l’Administration et pour cela d’étudier le droit en Chine ou à l’étranger. En même temps, elle veut s’adapter aux études scientifiques de l’Occident, bien qu’elle y ait peu de dispositions, de l’avis des personnes les plus compétentes. Le Chinois se complait dans l’imprécision, il est imprécis ; une expression qui revient sans cesse dans la conversation : cha pou touo, signifie : à peu près. Tout se fait, s’exécute à peu près, se résout à peu près.

Par contre, la poésie, les lettres (romans, critique, sociologie, traductions) correspondent aux goûts et aux aptitudes des Chinois. Les étudiants s’orienteront donc vers le droit, les sciences sociales. Ceux qui se tournent vers les sciences exactes vont le plus souvent aux États-Unis, attirés par le confort et désireux d’y apprendre les raffinements mécaniques de la vie.

Cette recherche de bien-être, de « confort moderne », est quelque chose de nouveau qui s’ajoute au programme de l’élite chinoise. On la recommande du reste en haut lieu : Tchiang Kaï Chek lui-même, dans son discours prononcé à Nan-Tchang en juin 1934 pour la création de son mouvement « La Vie Nouvelle », s’exprima comme on va voir, à ce sujet. Après avoir insisté sur la nécessité de l’instruction et la rénovation des études, il exalta les vertus traditionnelles de la Chine et d’abord les vertus fondamentales, essence de la morale confuciiste, Li-I-Lien-Chih. Li = attitude réglée, I = conduite correcte, Lien = juste discernement, Chih = conscience intégrale. « Tous les intellectuels, dit-il, et surtout les jeunes étudiants, doivent être résolus à rénover et développer la morale, la civilisation et la gloire du passé de la Chine. C’est la rénovation des vertus traditionnelles de la Chine. » Mais il ajouta : « Le programme de l’élite chinoise est celui-ci : Éduquer le peuple chinois en adoptant le meilleur des deux civilisations en harmonie avec la vie moderne. Synthèse des deux civilisations pour servir de principes à l’éducation des masses selon la doctrine de Sun Yat Sen, le Tridémisme… Les Chinois doivent, d’une part, adopter l’esprit scientifique occidental, mais le modifier en abandonnant tout ce qu’il y a d’excessif dans cette civilisation matérielle et d’autre part rénover les vertus traditionnelles de la Chine, mais aussi en abolir toutes les manières de vivre qui ne sont pas en conformité avec les besoins et les nécessités modernes ».

Le malheur est que nombre de jeunes Chinois qui vont étudier en Amérique en reviennent infatués d’eux-mêmes après un séjour qui souvent aurait pu être employé avec plus de profit à certaines conditions qui du teste valent pour tous. Il faut tout d’abord ou bien que les jeunes gens qui veulent étudier à l’étranger aient terminé leurs études chinoises, c’est-à-dire qu’ils aient reçu cette formation littéraire sans laquelle un Chinois, eut-il tous les diplômes des facultés étrangères, sera sauf exception tenu à l’écart par ses compatriotes des classes élevées ; ou bien que ces jeunes gens soient mis en état dans le pays où ils étudieront, d’achever les études commencées dans le leur.

Il faut ensuite qu’avant leur départ ils aient reçu une initiation suffisante à la langue du pays où ils vont, qu’ils soient capables de suivre les cours.

Les returned students comme on les appelle là-bas se montrent d’abord en général ambitieux, avides d’exercer leurs talents fraîchement acquis ; mais sans conteste, ce sont ceux qui reviennent d’Amérique qui sont les plus fortement marqués par la rééducation. Ils critiquent avec une suffisance sans indulgence ce qu’ils retrouvent en Chine, en particulier la lenteur, le désordre, le manque d’hygiène de la population. Ils sont pour la manière forte, ils bousculeraient volontiers tout. Leurs critiques ne sont pas toujours sans fondement : l’urbanisme, par exemple, a fortement besoin de progresser dans les villes et les campagnes. Mais critiquer est une chose, améliorer en est une autre. Il y faut la manière. fortiter in re, suaviter in modo. Et puis combien de ces jeunes gens, au bout de quelques mois ou de quelques années, sont « rechinoisés » par la vie du foyer, la reprise des anciennes habitudes ! Seuls ceux qui appartiennent à des familles riches peuvent s’offrir le luxe de conserver l’empreinte étrangère, et encore faut-il qu’ils s’y appliquent. Les autres ne peuvent qu’intriguer pour obtenir dans un ministère ou chez un « entrepreneur » qui place des « techniciens » de toutes sortes, un emploi qui leur donne le moyen de vivre.

Il est rare que les uns et les autres continuent à travailler pour compléter leur bagage de connaissances qu’ils jugent pour la plupart suffisant. Leur appréciation à ce point de vue est fondée sur ce que leur mémoire qui est grande parce qu’exercée dès l’enfance et depuis des générations à retenir des caractères d’écriture, a pu absorber au cours de leur séjour à l’étranger. On connaît l’anecdote : Tchang Tche Tong, le fameux lettré, qui fut longtemps en France et à qui l’on montrait, un jour, un énorme livre de trigonométrie destiné à des étudiants français, déclara après l’avoir feuilleté, soupesé : « Pour nos élèves, c’est l’affaire d’un mois. » Apprendre par cœur : tel est le moyen d’assimilation du Chinois, d’assimilation superficielle s’il en fût et qui surprenait tellement, en le décevant d’ailleurs, M. Paul Painlevé, lors de sa mission en Chine, il y a une douzaine d’années[3].

Ce n’est pas par la mémoire que s’acquièrent les qualités de guides de la nation. Ceux qui devront chercher uniquement dans leur mémoire la solution des problèmes qui se posent continuellement à un pays, ne feront jamais que des dirigeants médiocres. La première difficulté les désarçonnera et tandis qu’ils inventorieront leur arsenal de solutions déjà éprouvées, ils laisseront passer l’opportunité de la résoudre eux-mêmes. Qu’importe qu’ils se souviennent ou non ! À quoi sert tel antécédent périmé ? Ce n’est pas dans leur mémoire qu’il leur fallait chercher, mais dans leur intelligence, à condition qu’elle ait pu absorber, digérer et se nourrir vraiment.

En somme, bien que l’élite chinoise soit plus éveillée, plus consciente de ses droits et de ses devoirs, bien qu’elle manifeste actuellement un sentiment patriotique nouveau pour elle, ce sentiment se traduit souvent en temps ordinaire par une simple agitation. Les étudiants interviennent dans les affaires publiques de telle façon que le gouvernement doit souvent compter avec eux. Ils se dépensent en paroles, en phrases creuses, réminiscences de lectures, de connaissances non assimilées, mais qui demeurent généralement à l’état de manifestations sans utilité.

« Ne vous étonnez pas, nous disait quelqu’un qui a vécu trente ans en Chine en contact avec la jeunesse instruite, ne vous étonnez pas que l’élite capable de s’organiser en vue d’une action féconde soit si rare. Savez-vous qu’il ne faut pas compter plus de trois ou quatre mille Chinois vraiment évolués ? Sans doute, il y en a infiniment plus qui sont plus ou moins travaillés par les idées occidentales et qui constituent, si l’on veut, la classe intellectuelle moderne, mais non point l’élite apte à faire évoluer la Chine d’une manière normale et raisonnée. Pour susciter de véritables élites, il faut d’abord créer un milieu politique stable, la solide charpente d’un Gouvernement et d’une Administration, ce qui permet une stabilité d’enseignement et d’étude. À vrai dire, nombre de gouverneurs de provinces ne s’intéressent guère à l’organisation de l’enseignement parce qu’il n’y a pas là de profit pour eux ; ce n’est pas comme par exemple les entreprises de construction. Il faut que tout rapporte, que même toute fonction ait un certain rendement ; c’est ce qu’on appelle le penn-senn, c’est-à-dire une situation, au sens péjoratif, nous dirions un « fromage ».

Tout en laissant à notre interlocuteur la responsabilité de son opinion sur les gouverneurs de province qui ressemblent à l’entendre aux mandarins d’antan, nous avons suffisamment nous-même l’expérience de la nouvelle Chine pour reconnaître que peu de jeunes Chinois ont le sens de l’organisation ; mais ceux-là l’ont et le prouvent.

Cependant quel que soit le degré d’évolution atteint par la nouvelle élite, nom que nous donnerons aux intellectuels de toutes spécialités, de tous rangs et de toutes valeurs, cette élite veut organiser le pays dans le cadre d’une nation, d’un État. Pour cela, elle veut gouverner comme autrefois les lettrés pour qui s’instruire et gouverner étaient synonymes.

Mais de même, l’État n’est-il pas aussi pour elle synonyme de famille ? « L’homme sage, disait Confucius, peut unir tous les peuples afin de ne faire qu’une seule famille ».

La famille comme le village sont encore à présent les seules institutions qui soient profondément enracinées. Les cérémonies du culte agraire et du culte ancestral ne sont plus officielles sauf, au cours de certaines périodes, celles du Temple de Confucius et quelquefois, pour que la pluie tombe, celles du Temple de la Terre ; les pèlerinages ne sont plus obligatoires, mais combien se font encore machinalement, sans la foi d’autrefois, mais pourtant avec régularité[4].

Et que dire précisément du culte de Confucius, qui subit de nos jours des poussées et des éclipses non pas dans la masse du peuple où il n’a jamais été particulièrement en faveur, mais dans l’élite ?

Les éléments avancés du Kouo-Min-Tang étaient entrés en guerre dès leur arrivée au pouvoir contre Confucius, personnage désuet, disaient-ils, chez qui la Jeune Chine n’avait plus rien à prendre et qu’ils avaient même brûlé en effigie, un jour de 1926, dans la capitale du Hounan. Pour eux, toute espèce de culte, fût-ce celui de Confucius, devait être banni, tout ce qui de près ou de loin rappelait la religion, ne devait plus avoir place dans la République chinoise.

Les religions laissent, il est vrai, la grande majorité des Chinois indifférente. Le bouddhisme depuis plusieurs siècles a sombré en Chine dans la pratique machinale ; le taoïsme n’y est plus qu’un code de superstition. Quant au christianisme, le nombre des catholiques et des protestants est infime en face du chiffre de la population. On peut noter toutefois une certaine influence morale plutôt que religieuse du protestantisme sur la jeunesse « américanisée ». Mais en dépit des conversions souvent temporaires des returned students, on en revient malgré soi au mot de Gobineau sur le Chinois qui « bien repu de riz et avec son habit de coton sur le dos, ne se soucia jamais d’affronter le bâton des hommes de police pour la plus grande gloire d’une abstraction[5] ».

Cependant, en 1934, le Gouvernement décidait soudain que l’anniversaire de la naissance de Confucius serait désormais fête nationale. Tchiang Kaï Chek lui-même exaltait les conceptions confuciistes.

C’est qu’au moment où les Chinois comme les autres Asiatiques veulent « l’Asie aux Asiatiques », cette mystique nouvelle, ils savent que le retour à Confucius, c’est le retour au fonds chinois, le retour à une morale qui ne propose d’autres fins que des fins humaines, qui correspond aux besoins sans plus de l’âme chinoise. L’élite, en professant généralement la supériorité des valeurs morales sur celles de l’intelligence rejoint d’instinct la doctrine confuciiste, tout en reconnaissant que cette doctrine ne s’équilibre pas avec le matérialisme et le progrès de l’Occident. D’où le drame chinois qui a commencé avec les premiers réformateurs de la fin du XIXe siècle et qui s’accentue plutôt qu’il ne se calme depuis la révolution de 1912 : celui du conflit entre les valeurs traditionnelles de la civilisation orientale et les brusques apports de l’Occident.

Patriotisme, nationalisme, sont en tête du programme de la Jeune Chine. Ils naissent peu à peu au cours des évènements, au milieu des vicissitudes que traverse la Chine, des épreuves qu’elle endure, des guerres qu’elle soutient pour défendre son patrimoine et aussi des exemples qu’elle puise au dehors.

Le temps n’est pas loin où le soldat fils unique qui désertait le champ de bataille, était encore comme jadis loué par les lettrés d’avoir ainsi préservé son existence pour nourrir son père et continuer le culte ancestral. Il n’en est plus ainsi. Le vieil axiome chinois : « De même qu’on ne fait pas un clou avec du bon fer, on ne fait pas un soldat avec un honnête homme », n’a plus cours non plus. Les Chinois se battent courageusement avec un sentiment plus haut, plus efficient, plus créateur d’action qui commence à se juxtaposer à celui de « la communauté chinoise ».

Ce n’est pour la masse qu’une juxtaposition, mais c’est tout de même quelque chose de nouveau ; pour l’élite, c’est déjà quelque chose de compris ou ce qui est mieux en l’espèce, de ressenti. S’instruire n’est pas tout à fait pour elle synonyme de gouverner, mais plutôt synonyme de contribuer à mettre la Chine au rang des nations modernes les plus puissantes, de l’y maintenir et de l’y défendre.

  1. Lucien Romier, Nation et civilisation, p. 91 (Kra).
  2. Comte Sforza, l’Énigme chinoise, p. 16 (Payot).
  3. Un professeur européen qui enseigna les sciences à des milliers de Chinois nous déclara : « Les Chinois ont des dispositions pour l’arithmétique même supérieure et l’algèbre, mais ni pour la géométrie ni pour la trigonométrie ; ils n’ont pas d’imagination scientifique. En physique, en chimie, de même qu’en médecine, ils abusent de leur mémoire. »
  4. Nous avons pu assister, à Pékin, à une cérémonie au Temple de Confucius. Le ministre de l’Éducation, accompagné du haut personnel de son département vint se prosterner et brûler des baguettes d’encens devant la tablette de Confucius où s’inscrivait en caractères d’or, sur fond noir, le nom du Sage. Les instruments de musique rituels tels que gongs, caisses de différents calibres, longues trompettes de cuivre, plaques de jade de diverses dimensions taillées en équerre, suspendues à des portiques et frappées en mesure afin de leur faire rendre des sons fort appréciés des oreilles chinoises : tout cela composait un concert assez singulier. Dans l’espace dallé qui s’étendait devant le temple, des officiants évoluaient lentement et se prosternaient dans un ordre parfait. Le ministre prononça un long discours. La cérémonie, en somme, ne manquait pas de grandeur et les Européens qui eurent le privilège d’y assister ne l’ont certainement pas oubliée.
  5. Gobineau, Essai sus l’inégalité des races humaines, p. 480, (Firmin-Didot).