L’élite chinoise/V

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Nouvelles Éditions Latines (p. 47-52).

V


LES PREMIERS
RÉFORMATEURS MODERNES


Les réformateurs n’ont jamais manqué en Chine, mais ils se sont heurtés à la résistance des traditionalistes. Malgré tout, les contacts prolongés avec les Occidentaux devaient peu à peu aider aux réformes. Ces contacts ne furent pas toujours empreints de douceur. En tout cas, c’est une guerre, la guerre sino-japonaise de 1894-1895, qui démontra à un certain nombre de Chinois l’intérêt qu’il y avait dorénavant pour eux à s’adapter à la civilisation matérielle des Occidentaux en imitant les Japonais. Ajoutons que les Chinois sentaient l’épuisement de la dynastie régnante au moment où le reste du monde se renouvelait sous l’influence de l’esprit scientifique.

L’histoire de la Chine nous montre les lignées impériales s’abâtardir après deux ou trois générations d’hommes de valeur. La décadence, cette fois, commença au début du XIXe siècle à la cour de l’empereur Kia-King. Les conséquences ne tardèrent pas à s’en faire sentir sous le règne de son fils Tao-Kouang. Le prestige de la Chine était alors grandement atteint par les conditions des traités signés à Nankin (1842) avec les Anglais, à Wanghia d’abord et à Whampoa ensuite avec les Américains.

L’empereur Tao-Kouang meurt en 1850. Son fils Hien-Fong, un incapable, doit à son tout signer avec les Anglais et les Français les traités de Tien-Tsin (1858) et la convention de Pékin, en 1860.

D’autre part, dès 1850 avait éclaté la révolte des Taï-ping qui ne devait être complètement réprimée qu’en 1864.

Un mouvement xénophobe suivait que la célèbre impératrice Tseu-Hi devait activer, tandis que son neveu, l’empereur Kouang-Siu se montrerait favorable aux réformes. De là une tragédie de Cour qui devait se terminer par la mort presque simultanée de ces deux personnages au milieu de novembre 1908.

Mais avant cela, bien des difficultés et des épreuves attendaient la Chine au Turkestan, au Yunnan, en Indochine ; enfin une guerre désastreuse avec le Japon, à propos de la Corée, allait préparer la chute de la dynastie.

Bien que Kouang-Siu eût atteint sa majorité et que la régence eût pris fin, l’influence de Tseu-Hi subsistait. Le jeune empereur, accablé par la défaite que les Japonais venaient d’infliger à la Chine après l’humiliation et les pertes territoriales qu’elle avait subies du fait des Puissances occidentales, ne voyait que dans des réformes hardies le salut du pays. Or dans les ports ouverts aux Européens ; principalement dans le sud, nombre de Chinois avaient la même conviction que lui. Un lettré cantonais du nom de Kang Yeou Wei qui avait résidé quelque temps au Japon proposait ce pays à ses compatriotes comme un modèle à suivre ; en même temps, il leur montrait une Russie occidentalisée par Pierre le Grand. Ses écrits frappèrent Kouan- Siu qui voulut le connaître, ainsi que quatre ou cinq autres propagateurs de réformes. Avec eux, il entreprit en 1898 de mettre sur pied un programme de réformes. Un « bureau des traductions » fut créé en vue de répandre les découvertes de la science occidentale.

Des décrets de réformes suivirent, mais la famille impériale et l’aristocratie dont les réformes menaçaient les privilèges ne tardèrent pas, Tseu-Hi en tête qui ignorait tout de l’Occident et qui ne pouvait supporter que son neveu prit la moindre initiative, à se dresser contre les réformes et les réformateurs. Ceux-ci furent saisis et exécutés à l’exception de Kang Yeou Wei et Leang Ki Tchao son disciple qui se réfugièrent à temps à l’Ambassade d’Angleterre d’où ils gagnèrent secrètement le Japon. Kouang-Siu fut déclaré par sa tante faible d’esprit et séquestré dans un kiosque au milieu du Lac du Nord qui bordait l’enceinte de la Ville Interdite. Il ne fut pas détrôné expressément, mais Tseu-Hi régna sous son nom et son premier soin fut de casser les décrets de réformes. Sa xénophobie s’exaspéra et l’affaire des Boxeurs[1] en 1900 montra à quel degré elle était arrivée. Encouragé d’abord secrètement par la Cour, ce soulèvement de xénophobes finit par l’être ouvertement. Le ministre d’Allemagne fut assassiné.

La réaction contre les réformes atteignait ainsi en quelque sorte son point culminant.

Malgré tout la forteresse des traditions chinoises avait reçu un premier choc, subi un commencement d’ébranlement. Ce fut d’abord la répression même de l’affaire des Boxeurs par une expédition internationale qui occupa Pékin. Tseu-Hi dut s’enfuir dans la capitale de la province de Chen-Si : Si Ngan-fou. Les conditions de la paix avec les Puissances furent sévères : châtiment des coupables et versement d’une indemnité de 450 millions de taels soit au taux du franc : 3 fr.  75 le tael, 1 milliard 687 500 000 de francs ; elles prouvèrent que décidément, il n’était plus possible de ne pas compter avec les étrangers et leurs puissants moyens.

Mais ce qui frappa encore les Chinois, ce fut la victoire remportée, cinq ans plus tard, par les Japonais sur les Russes. Du reste l’Asie tout entière frémit à la vue d’une armée asiatique battant une armée européenne et malgré l’antipathie ou la jalousie que rencontraient les Japonais, une certaine admiration pour ces frères de race se faisait jour parmi les Chinois. L’envie de les imiter s’empara d’eux. Il fallait s’instruire comme eux des sciences et des méthodes européennes et les appliquer comme eux. Tseu-Hi elle-même, regrettant sans doute la façon dont elle s’y était prise avec les réformateurs de 1898, mit à la tête des provinces des vice-rois partisans du progrès.

C’est alors que le fameux Yuan Che Kaï fut nommé gouverneur de la province de Pékin. Dès 1902, une réforme de l’enseignement a lieu ; en 1905, c’est une réforme militaire. En 1906, 1907, viennent les premiers essais de réforme constitutionnelle. En 1908, Yuan Che Kaï persuade Tseu Hi d’instituer des Conseils provinciaux élus, première ébauche d’une représentation populaire.

« Malheureusement, écrit M. Grousset, ces concessions venaient trop tard. Faites dix ans plus tôt, elles auraient rallié à la dynastie mandchoue tous les réformistes. Maintenant les intellectuels élevés au Japon, à Chang-Haï, à Hong-Kong ou à Singapour et qui de l’étranger dirigeaient le mouvement libéral, ne s’en contentaient plus. De loyaliste qu’elle était encore en 1898, l’opposition était devenue antidynastique[2] ».

Un des hommes qui, au Japon, la représentait le mieux, c’est-à-dire qui dirigeait contre la dynastie la campagne de presse la plus ardente, qui allait même jusqu’à réclamer pour la Chine le régime républicain, s’appelait Sun Yat Sen.

  1. Société des Kinan-fei où des Poings, d’où l’on a fait Boxeurs.
  2. René Grousset, Op. cit., p. 381.