L’élite chinoise/VI

La bibliothèque libre.
Nouvelles Éditions Latines (p. 53-70).

VI


SUN YAT SEN ET LA RÉVOLUTION


Sun Yat Sen[1] naquit en 1866 dans la province méridionale du Kouang-Toung. Tout enfant, il partit avec sa mère pour les îles Hawaï et commença dans un collège d’Honolulu ses études qu’il continua à Queen’s College de Hong-Kong. Il obtint dans une école de médecine tenue dans cette ville par un missionnaire protestant, le Dr  Cantlie, le titre de docteur et s’employa quelque temps dans une pharmacie de la même ville. Il n’est donc pas un produit de la culture chinoise ; c’est un déraciné, élevé et façonné aux méthodes d’instruction des Européens.

De bonne heure, la politique le passionna et l’idée de renverser la dynastie naquit en lui et ne le quitta plus. Mais à la différence de Kang Yeou Wei et de Leang Ki Tchao, qui voulaient obtenir les réformes de l’empereur lui-même, à la différence de Leang Ki Tchao qui plus tard voulait seulement le remplacement de la dynastie mandchoue par une dynastie nationale, Sun Yat Sen, lui, voulait la République.

Il songe alors à créer un parti selon ses idées. Pour en former les cadres, il s’adresse aux sociétés secrètes qui sont nombreuses en Chine et qui ont jusqu’en Europe de curieuses ramifications. À l’étranger, ses agents et porte-paroles, sont les étudiants chinois. En 1895, il profite des circonstances malheureuses où la victoire du Japon a mis la Chine pour tenter un soulèvement antidynastique à Canton. Il échoue et s’enfuit à Macao puis à Hong-Kong d’où il rejoint son frère à Honolulu. De là, il se rend à New-York puis à Londres, où le 11 octobre 1896, il est saisi par le personnel de la légation de Chine qui le relaxe sur les instances du gouvernement anglais. Il part alors pour le Japon.

À la fin de 1900, la répression de l’insurrection des Boxeurs, la fuite de la Cour de Pékin, lui paraissent être de nouveau, ainsi qu’à ses partisans, favorables à un soulèvement dans le sud de la Chine. Nouvel échec. Il regagne le Japon où il vit plusieurs années sous le nom du Dr  Takano ou Ano. Il voyage, va à Singapour, en Indochine, à Bangkok, à Manille, à Batavia, usant partout des sociétés secrètes pour grossir son parti et trouver dans les colonies chinoises les fonds nécessaires à sa propagande.

Il coordonne si bien ses efforts qu’en 1904, lorsqu’il publie une brochure intitulée : Comment résoudre la question chinoise, ce n’était que la proclamation officielle du parti qui en fait existait déjà depuis trois ou quatre ans, le Kouo-Ming-Tang « parti du mandat national » qui devint le Kouo-Min-Tang « parti national » (Kouo — nation, Min — peuple, Tang — parti), dénomination qui a prévalu.

« Nous voulons, lisait-on dans ce manifeste, une révolution d’indépendance, parce que nous n’acceptons pas qu’un groupe mandchou monopolise toutes nos richesses ; une révolution politique, parce que nous n’admettons pas qu’un seul homme profite de tous les privilèges ; une révolution socialiste, parce que nous ne voulons pas qu’un petit groupe de capitalistes concentre en ses mains l’actif de tout le pays… Donner au peuple chinois la possibilité de se gouverner par lui-même, établir un régime républicain, réaliser l’idée d’un état socialiste : tel est notre programme. »

Dans l’idée de Sun Vat Sen une ère nouvelle allait s’ouvrir non seulement pour la Chine, mais pour le « genre humain », car la paix universelle, pensait-il, suivrait sûrement la régénération de celle-ci, l’activité économique des pays civilisés y trouvant « un champ si grand qu’on n’avait pas osé le rêver » ; tandis qu’au contraire, « la corruption et la faiblesse du gouvernement mandchou menaçaient de détruire l’équilibre politique mondial et d’entraîner la Chine à la ruine ».

La jeunesse étudiante chinoise répondit avec enthousiasme. Les conceptions prudentes de Kang Yeou Wei et de Lean Ki Tchao furent délaissées, tournées en dérision même. Ce n’était plus « une amélioration réformiste », mais un « changement révolutionnaire », à l’aide de mesures pacifiques si possible ou violentes s’il le fallait, que voulaient les partisans de Sun, membres du Kouo-Min-Tang. Ceux-ci se comptaient à présent par milliers, avaient des bureaux de propagande, possédaient de l’argent et des armes.

Cependant, plusieurs années se passent avant que la révolution éclatât. Pendant ce temps, Yuan Che Kai s’imposait de plus en plus à Tseu-Hi, lui faisait signer le 2 septembre 1905 un décret supprimant l’antique système des examens, pierre angulaire de l’administration, et la décidait à envoyer des gens en Occident étudier les différents systèmes d’administration. Mais les conservateurs réagissent : Yuan Che Kai doit se retirer à Tien-Tsin au milieu de son armée. Les réformateurs semblent une seconde fois réduits à l’impuissance.

Cependant le Kouo-Min-Tang déploie une activité fébrile. Au milieu de juillet 1906, la révolte couve dans le sud. Grâce à la famine, elle recrute des adeptes chaque jour plus nombreux. Un décret du premier septembre annonce l’intention du gouvernement impérial de « se préparer à établir un gouvernement constitutionnel » quand les réformes urgentes seraient réalisées, c’est-à-dire au bout de quelques années. Les naïfs célèbrent cette première promesse par des fêtes, mais les révolutionnaires manifestent leur méfiance dans de violents articles. Sun Yat Sen déchaîné se dépense en discours contre les Mandchous. Vers la fin de mai 1907 l’insurrection éclate simultanément dans six provinces.

« Tseu-Hi comprend que la répression ne suffira pas. Elle appelle au pouvoir celui-là même que les conservateurs avaient réussi à écarter peu de temps auparavant : Yuan Che Kaï. Elle décide en outre que « suivant les vœux du peuple, un Sénat et une Chambre seront le fondement de la Constitution » et elle établit une « Cour de contrôle constitutionnel » chargée de « préparer insensiblement l’avènement des deux grandes assemblées représentatives ».

L’opposition se dresse comme précédemment. La lutte est âpre entre les conservateurs d’une part, Yuan Che Kai et l’impératrice d’autre part.

Le 19 octobre 1907, un décret préconise la réunion de Conseils provinciaux composés de notables lettrés et marchands pour « examiner au nom du peuple toutes les questions administratives, politiques et économiques intéressant le bien-être et la prospérité de leur région ». Le 22, un édit institue dans chaque capitale provinciale un « bureau d’examen administratif » chargé de surveiller l’application des lois, afin qu’en dépit des usages locaux, « l’administration de l’empire soit égale partout ». Dans chaque ministère, un « bureau politique » centralise les propositions de réformes. Le 24 décembre, la Constitution est une fois de plus promise solennellement.

Mais tout cela restait à l’état de promesses que les conservateurs entendaient bien ne pas laisser réaliser. Ils redoublent leurs attaques. L’impératrice ne cède pas. Le 22 juillet, elle invite la Cour de contrôle constitutionnel à présenter au trône un programme de réformes. Le 27 août, ce programme rapidement élaboré est rendu exécutoire par décret. Ses différents articles énoncent les réformes à réaliser en une période de neuf années de 1908 à 1917. Ainsi se trouve institué un gouvernement constitutionnel.

Ce n’était pas ce qu’avaient poursuivi les partisans de Sun Yat Sen. Mais le 15 novembre 1908, Tseu-Hi meurt ; quelques jours seulement après la mort de son neveu Kouang-Siu. Un enfant né le 11 février 1906 devient empereur sous le nom de Siuang-Tong. Son père, le prince Tchouen, frère cadet de Kouang-Siu est chargé de la régence.

L’agitation s’étend. Sun-Yat-Sen, alors aux États-Unis, soulève contre la dynastie par sa campagne de libelles la jeunesse plus ou moins européanisée de Chine. Le pays est dans un état d’anarchie indescriptible. La disette, le brigandage, les émeutes sévissent presque partout. Des bruits de partage de la Chine par les Puissances circulent, auxquels l’accord russo-japonais du 4 juillet 1910 et l’annexion de la Corée, le 20 août, par le Japon, viennent donner une couleur de vraisemblance. Les délégués des provinces en profitent pour réclamer hautement la convocation de l’Assemblée consultative prévue par le décret du 27 avril 1908, afin, disent-ils, de résister aux intrigues des Puissances.

L’Assemblée s’ouvre le 3 octobre 1910. Elle demande la convocation d’une Chambre élue et un régime constitutionnel. Devant les atermoiements de la Cour, la révolte éclate. Le 11 octobre 1917, les insurgés, maîtres de la basse vallée du Yang-Tsé, de Chang-Hai à Hankéou, organisent à Ou-Tchang qui n’est séparée de cette dernière ville que par le fleuve, un gouvernement provisoire républicain présidé, en l’absence de Sun Yat Sen toujours en Amérique, par Li Huang Hong, leur général. À ces nouvelles, l’insurrection éclate à Canton, entraînant toute la Chine du sud, et en même temps au Seutchouen, la grande province occidentale, qui jusque là était demeurée calme.

Le régent effrayé rappelle Yuan Che Kaï qu’il avait écarté dès son arrivée au pouvoir. Celui-ci reprend Hankéou, mais au lieu de chercher à écraser les insurgés, il se sert d’eux contre la dynastie ; il affole les princes mandchous en leur déclarant que seule la démission du régent les calmerait.

C’est alors seulement que Sun revient des États-Unis. Malgré sa longue absence et les échecs répétés de ses tentatives révolutionnaires suscitées par sa propagande, on le reçoit triomphalement. Il fallait à la évolution un homme représentatif, et par son passé de propagandiste errant dont la tête avait été mise à prix par le gouvernement impérial, il était plus désigné que tout autre pour être cet homme.

Le 30 décembre, les délégués de seize provinces réunis à Nankin lui donnent la présidence effective du gouvernement provisoire de la République.

Nous ne suivrons pas Sun Yat Sen à travers les péripéties de la politique jusqu’à l’abdication de l’empereur Suen-Tong le 12 février 1912. Sa démission, son remplacement par Yuan Che Kaï ont lieu quelques semaines après l’abdication. Son rôle politique officiel est pour longtemps terminé. Les évènements qui suivent, savoir : les élections législatives du début de 1913, l’ouverture du Parlement le 8 avril, la promulgation de la nouvelle Constitution, le premier mai 1914, la dictature de Yuan Che Kaï, l’offre de souveraineté qui lui fut bientôt faite, sa mort survenue Le 15 juin 1916, la restauration impériale de douze jours, du 1er juillet 1917, enfin la déclaration de guerre de la Chine à l’Allemagne et à l’Autriche du 2 août de la même année, le retrouvent propagandiste et agitateur, se réfugiant le plus souvent au Japon ou dans la concession française de Chang-Haï, plus encore qu’homme politique[2]. Ce n’est qu’en 1921 que Canton s’étant constituée en République indépendante, Sun Yat Sen est mis à sa tête. Mais Pékin ayant déclenché contre Canton une action militaire, Sun se réfugia cette fois à Hong-Kong d’abord, puis à Chang-Haï. Un peu plus tard, grâce aux relations qu’il avait nouées avec les représentants des Soviets en Chine, il peut revenir à Canton où il exerce une véritable dictature. C’est de là qu’en 1924, il donne une série de seize conférences qui réunies en volume, devaient endoctriner la Jeune Chine, sous le titre de San Min Tchou I, les trois principes du peuple couramment appelés : Le Triple démisme ou plus brièvement Tridémisme.

L’année suivante, le 12 mars 1925, il mourait à Chang Hai où il avait encore dû se réfugier à la suite de difficultés avec les Cantonais.

La révolution, on l’a vu, s’était faite sans lui. La propagande d’idées occidentales et le despotisme mandchou y ont eu une certaine part ; Sun Yat Sen sut mettre en évidence dans ses écrits et ses paroles les premières et le second. Cependant cela ne suffit pas à l’expliquer.

La révolution eut des causes multiples. Outre la haine des usurpateurs mandchous et l’attirance de la civilisation matérielle de l’Occident avivée par les succès japonais contre les Russes, les idées subversives que les Jeunes Chinois instruits au Japon, en Europe ou en Amérique rapportaient de leur séjour à l’étranger, créaient une atmosphère favorable à un mouvement révolutionnaire. Les sociétés secrètes qui pullulaient en Chine et qui travaillaient depuis longtemps au renversement de la dynastie sans la moindre coordination, reçurent de ces novateurs un programme de liberté et de réformes qui donna à leur action une unité qu’elle n’avait pas.

D’autre part, le gouvernement mandchou fortement amoindri, humilié par les étrangers, cherchait depuis quelques années à se relever par des réformes subies plutôt qu’acceptées par lui. Il construisait des chemins de fer, prohibait l’usage de l’opium afin de se donner une apparence de moralité. « Mais ses efforts même pour échapper à l’abime vers lequel il se précipitait, allaient lui créer des ennemis parmi les vieux Chinois. Les chemins de fer ruinaient les auberges et les marchands qui vivaient des mandarins et de la suite nombreuse qui les accompagnait dans leurs pérégrinations sut les grandes routes de Chine ; les anciens cultivateurs du pavot, source de l’opium, s’empressèrent dans le Yunnan, de se joindre aux rebelles et de reprendre la culture de la plante proscrite lorsque le mouvement se produisit. Et ainsi de suite. On peut dire que la révolution a été faite autant par les vieux partis que par les réformateurs[3] ».

Si Sun Yat Sen apparaît incontestablement comme animateur du mouvement révolutionnaire, il faut aussi reconnaître qu’il n’avait pas de programme très défini. Les réalités ne lui suggéraient pas d’idées pratiques. Ce n’était pas un organisateur. Certes, il eut trois idées qui le menèrent loin — lui et son pays : l’abolition du régime impérial, la suppression des intérêts étrangers, la révolution sociale. N’est-ce donc pas un programme, dira-t-on ? Sans doute, mais il n’en précisa en rien l’exécution. Il n’était pas homme à étreindre suffisamment la réalité pour amener une idée jusqu’à sa réalisation ni même pour se représenter les difficultés de celle-ci. Il sentit par exemple la nécessité d’un important réseau de chemins de fer dans un vaste pays comme la Chine, mais il en conçut la construction d’une façon un peu trop simple. Ne s’attendait-il pas à voir en peu de temps le pays sillonné de voies ferrées, alors que la Chine ne possédait ni ingénieur, ni usine, ni matériel d’aucune sorte et qu’en outre il prêchait lui-même le renvoi pur et simple des étrangers pourtant indispensables à l’exécution de son projet ! En un mot, il fut surtout comme on l’a dit « un merveilleux démolisseur ». Son action sociale se traduisit par l’élaboration de principes vagues et ses rapports avec l’étranger furent passablement incohérents. On a recueilli de sa bouche les propos les plus contradictoires sur tel pays ou tel autre, de sorte qu’on lui a prêté suivant les circonstances des opinions non moins contradictoires en politique étrangère. Agitateur, il le fut jusqu’à sa mot.

Ce jour-là, l’idée simple du grand homme, du culte d’un évangile dont les hommes ont toujours besoin descendit sur les villes chinoises. Alors, monuments funéraires, banderoles portant ces exhortations : Organisez des unions ouvrières ! Combattez l’impérialisme britannique ! Vive Lénine ! Vive Sun Yat Sen !… L’encens devant de grandes photos du personnage, mets délicats offerts à ses mânes… Bref, la Chine avait son nouveau Bouddha.

Dans son livre intitulé : L’Énigme chinoise (Payot), le comte Sforza a pu écrire : « Mort, il acquiert une autorité qu’il n’eut jamais de son vivant. Vivant, il rappelait Kerenski ; mort, il rappelle Lénine. »

Il est regardé, en effet, par la Jeune Chine comme un héros national ; mieux encore, sa personnalité est presque devenue celle d’un dieu. Longtemps des cérémonies obligatoires faisant partie du rituel du Kouo-Min-Tang eurent lieu en son honneur dans les casernes, les ministères, les bureaux des administrations provinciales et les écoles : le maître, le chef, lisaient le testament de Sun Yat Sen, puis trois profondes salutations (K’oteau) devant son effigie, le tout se terminant par ces mots : « Combattez, camarades, pour abolir les traités inégaux ! » Et l’on se mettait au travail. C’est assez pour qu’une idée vive. Ce culte extérieur est aujourd’hui relâché, mais l’idée vit.

Cependant l’œuvre de Sun Yat Sen n’a pas été celle d’un constructeur, d’un chef d’État, dont il n’avait pas l’étoffe au dire de la grande majorité des étrangers qui l’ont bien connu. Les trois Min, c’est-à-dire les trois principes du peuple qu’il a posés, comme tout ce qu’il a publié, comme tout ce qu’il a prêché, n’auraient pas créé, nous le répétons, de véritable mouvement si d’autres causes n’y avaient collaboré. « Schématiquement résumées, ses idées présentent un amalgame de notions empruntées à Montesquieu, au droit constitutionnel anglo-américain, à la Chine impériale[4] ».

Les trois Min qui composent ce que l’on a voulu appeler sa doctrine peuvent être formulés de la façon suivante : Premier principe : nationalisme ou égalité des races. Les individus des cinq races (chinoise, mandchoue, mongole, musulmane et tibétaine) qui composent la démocratie chinoise forment un seul peuple et sont tous égaux. Deuxième principe : droit du peuple ou démocratie. La souveraineté nationale réside dans le peuple. Troisième principe : principe économico-social ou droit de ne pas manquer du nécessaire. Le peuple a droit à toutes les ressources nationales.

Le troisième principe reste vague. Est-ce le communisme ? Sun a écrit : « Le communisme est l’idéal du troisième principe » et il ajoute : « C’est lorsque le peuple aura le désir d’une communauté de toutes choses que sera véritablement atteint le but de notre troisième principe et c’est là aussi la grande paix mondiale que rêvait Confucius. »

Dans le catéchisme nationaliste publié à Hankéou en mai 1927 pour être distribué au sud du Fleuve Bleu, on lit :

D. — Puisqu’on parle tant de bolchevisme et de propagande rouge dans la presse, le parti Kouo-Min-Tang est-il donc communiste ?

R. — Nullement. La Chine est maintenant un pays industriel. La production n’est pas encore très grande, mais elle doit être encouragée.

D. — Cependant, le Dr . Sun a déclaré que le principe des moyens d’existence du peuple est aussi du communisme. Est-ce vrai ou non ?

R. — Oui, il a fait cette déclaration. Et de fait, ce sont des choses qui ont une relation étroite. Le communisme est l’idéal du principe des moyens d’existence pour le peuple, et, en pratique, quand les moyens d’existence du peuple sont améliorés, nous arrivons au communisme, ou à la division égale de la production. La doctrine de Marx d’une société meilleure s’applique à un état d’économie sociale supérieure.

Pendant la période transitoire la lutte de classe est inévitable…

Tout cela est bien peu clair et il est bien difficile de se prononcer d’après cela sur le degré du communisme des admirateurs de Sun Yat Sen. Pour certains, l’élite chinoise est communiste. Pour d’autres, elle cherche encore sa voie.

Le 11 avril 1919, les étudiants chinois écrivirent au peuple soviétique de Russie : « Vos hauts faits sont uniques dans l’histoire des révolutions et inaugurent une ère nouvelle. Nous vous admirons et vous sommes extrêmement reconnaissants de votre offre de vous aboucher avec nous. Nous ferons notre possible pour y répondre et créer dans notre pays une ardente sympathie pour votre nation rénovée. »

Les relations russo-chinoises sont passées depuis lors par des phases diverses. À la suite des guerres intestines qui se sont déroulées en Chine et qui y multiplièrent le brigandage, c’est sous le signe et avec l’aide de Moscou que s’organisèrent des bandes qui s’étendirent du sud au nord du pays. Une république communiste fut créée dans la province sud-orientale du Kiang-Si et s’y perpétua jusqu’en 1933-36, époque où Tchiang Kaï Chek la détruisit. Au cours d’une campagne célèbre, celui-ci poussa les communistes vers la province du nord-ouest, le Chen-Si, qui est encore actuellement leur région.

Si beaucoup d’intellectuels sont toujours attirés par une doctrine qui correspond à leurs naturelles tendances démocratiques, l’application a souvent vite fait de les en détacher. Au moment où nous écrivons, le communisme est en régression parmi l’élite.

En résumé, on aurait tort de refuser à Sun Yat Sen une grande part dans la préparation de la révolution chinoise. « Pendant quarante ans, écrit-il dans ce qu’il est convenu d’appeler son testament et qui n’est peut-être qu’un texte écrit de mémoire par Wang Ching Wei, son disciple, je me suis occupé de la révolution nationale de la Chine. Mon but le plus cher a été d’élever la Chine au rang d’une nation de liberté et d’indépendance ».

Ce que l’on peut dire en toute certitude et en toute impartialité, c’est qu’un mouvement politique est issu de Sun Yat Sen dont les conséquences sont sous nos yeux, la première étant la fin du régime impérial, la seconde les entraves mises aux intérêts étrangers en Chine.

Mais il y a une autre conséquence de ce mouvement politique qui fait précisément l’objet de cette étude : l’apparition d’une nouvelle élite chinoise qui est l’expression vivante du désir de Sun Yat Sen qu’on vient de lire : « Mon but le plus cher a été d’élever la Chine au rang d’une nation de liberté et d’indépendance ». Elle est, cette élite, l’écho constant d’un tel vœu. Il s’agit à présent de savoir dans quelle mesure elle s’inscrit dans la réalité, autrement dit jusqu’où l’idée de Sun a encore trouvé là, sans lui, une réalisation pratique, car pas plus en matière de formation des élites qu’en d’autres matières, il n’a laissé de conseils précis et de directives positives.

  1. Sun Yat Sen en dialecte cantonais, le nom qui fut popularisé ; Souen Yi Sieu en langue mandarine. On l’appelait aussi Souen-Wen.
  2. Nous eûmes plusieurs fois l’occasion de nous entretenir avec Jui à Chang-Hai en 1919, dans la villa qu’il habitait dans le quartier des « résidences » de la concession française. Assis près d’une fenêtre qui donnait sur un jardin, il exposait des généralités sur un ton de confidence et avait toujours cet air chagrin qui a frappé beaucoup de ceux qui l’ont approché.
  3. Henri Cordier, La Chine, p. 130 (Payot).
  4. Jean Escarra, op. cit, p. 164.