L’émancipation de la femme/26

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Texte établi par Alphonse Constantau bureau de la direction de La Vérité (p. 115-128).


POSTFACE.


Ici s’arrêtait le manuscrit dicté par Mme Flora Tristan.

Terminons maintenant par quelques mots sur cette femme extraordinaire.

Il est des existences dont l’histoire appartient aux annales de l’humanité, et je crois que celle-ci en est une. La personnalité de Flora s’était tellement exaltée dans la lutte qu’à ses yeux mêmes elle était passée à l’état de mythe, elle se croyait la femme-Messie ; après avoir lutté comme un démon, elle rêvait la transfiguration du martyre pour s’envoler au ciel sur les ailes d’un ange ; c’était la Médée antique, jalouse de notre moderne Mme Guyon et sûre de la surpasser.

Voici ce qu’écrivait sur elle, un an avant sa mort, celui de ses amis qu’elle a chargé depuis d’écrire son testament religieux et littéraire.

L’article a paru dans un recueil inachevé qui devait avoir pour titre : Les Messies contemporains.

« Voici une femme dont il ne faut pas parler, mais qu’il faut connaître si l’on veut admirer et frémir. Allez la voir : elle vous forcera d’être son ennemi mortel ou son séide ; trop au dessus du bien ou du mal que vous pourrez en penser, elle confondra toutes vos idées ; et quand vous croirez la saisir en flagrant délit des vagues noirceurs dont on l’accuse, elle vous échappera, grandiose, sublime et souriant de pitié. Alors, devenu enthousiaste, vous vous lancerez à perte de souffle pour la suivre ; elle se retournera alors dédaigneusement, vous étreindra le cœur dans une main glacée et terrible, puis le rejettera brisé. Prenez-la pour un diable, elle déploiera deux magnifiques ailes d’azur et une chevelure étoilée priez-la comme un ange elle vous montrera les cornes.

C’est que Flora Tristan est la superbe personnification du plus complet et du plus implacable, orgueil. Le Satan de Milton doit être mort de dépit depuis qu’elle est au monde. Si elle n’est pas Satan lui-même en progrès, elle est parvenue, à force de grandir dans la révolte, à la quiétude et à une sérénité de front qui la rend véritablement dangereuse aux âmes, car elle les force à la haïr ou à l’adorer.

Trop superbe pour être vaine, Mme Tristan s’impose elle-même en abjurant sa personnalité. Tout lui appartient : vos idées, vos travaux, votre personne, et elle n’en estime pas même la propriété. Vous n’êtes rien elle non plus : Dieu est tout, mais elle est tout en Dieu et Dieu est tout en elle. De grâce, n’allez lui résister en rien ; baissez le front devant l’auréole de femme qui l’entoure ; ne lui demandez la raison de rien ; aimez-la, à la grande et unique condition qu’elle ne vous aimera pas. Singulière condition, direz-vous ; et qui l’imposera ? elle ! — Non ; vous, si vous êtes sages ; — car ceux qu’aime Mme Tristan, elle les tue (au moral, entendons-nous). C’est la Circé antique, moins la baguette ; c’est une sirène qui ne chante pas, mais qui dévore ; c’est un adorable vampire qui vous tue l’âme et qui vous laisse votre sang, afin qu’il vous étouffe lorsque vous la quitterez furieux, sans avoir même la consolation de la faire mettre en colère ; car elle est cruelle avec bonté, elle vous torture en souriant ; il y a une naïveté d’enfant et une conscience de sainte dans ses homicides moraux ; elle est simple et douce à vous jeter dans des accès d’hydrophobie, et vous sortez de ses amitiés caressantes avec je ne sais quelle envie de mordre quelqu’un… ou quelque chose, surtout si vous êtes à jeun.

Ange ou Satan, Dieu ou diable, telle apparaît la femme à ceux qui ont le bonheur ou le malheur de la connaître.

Passons maintenant aux idées.

Flora Tristan croit en Dieux (ne pas biffer l’x). Dieux selon elle, est père, mère et embryon, c’est-à-dire que dans le premier principe, elle reconnaît la génération active, la génération passive et le germe en progrès indéfini. L’intelligence et l’amour qui ne sont qu’un sont le principe actif qui anime la force et la force, de passive devenant active, féconde l’intelligence et l’amour ; alors l’intelligence aimante devient mère d’un fruit qui s’agrandit toujours sans jamais sortir du soin qui le limite toujours, et ce fruit qui est l’univers est pour cela nommé l’embryon divin.

Le principe se reproduit dans ses effets, et Dieu se manifeste dans l’humanité ; le principe créateur, l’amour intelligent devient la femme : la force est représentée par l’homme ; l’homme n’est donc que l’argile de Prométhée, et c’est la femme qui a reçu le feu sacré du ciel pour l’animer.

Aussi Flora n’accorde-t-elle pas à l’homme le titre de père. Selon elle, l’humanité figurée par le Christ n’a qu’une mère sur la terre et un père dans le ciel. La femme, maîtresse de ses faveurs, anime qui il lui plaît du feu sacré de l’amour, et celui qu’elle a choisi, elle le fait participer un instant à son privilége de mère. Elle ne se donne jamais à un homme, mais elle honore un homme de son choix, l’élève jusqu’à sa souveraine et le renvoie en lui imposant silence. Ainsi Flora ne réclame pas l’émancipation, mais bien la souveraineté et l’autocratie de la femme ; son utopie est la république des abeilles, et ce qu’elle paraît vouloir conquérir au nom du sexe le plus aimable et le plus opprimé, ce n’est pas l’égalité et la justice, c’est la réaction et la vengeance. Flora Tristan a beaucoup souffert.

Ainsi, pour répondre aux communistes qui prêchent la communauté des femmes, Flora, communiste aussi à sa manière, demande la communauté des hommes ; si c’était une ironie, elle serait amère, mais concluante. Du reste, madame Tristan a en horreur le nom même de la propriété et ne croit pas au libre arbitre. Elle oppose au mal le progrès, et aux erreurs de l’homme l’inspiration de la femme ; elle admet jusqu’à un certain point dans l’organisation sociale à venir les idées phalanstériennes ; mais le Christ, mais Fourier, mais Saint-Simon n’ont apporté que des brins de paille dont elle seule, hirondelle inspirée du printemps à venir, elle maçonne un nid où elle veut couver un monde nouveau sous ses ailes de mère. Folle ainsi, à force d’être devenue sublime elle aime l’humanité jusqu’à jalouser Dieu même. Ne cherchez rien de petit en elle, et ne craignez pas qu’elle faiblisse. Robespierre disait : « Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! » Flora dirait volontiers : « Périsse le monde plutôt qu’un de mes rêves ! » Et si les rêves de Flora pouvaient se matérialiser sous la forme d’un triangle de fer, je craindrais, ma foi ! pour la sotte espèce humaine une réalisation terrible du souhait de Caligula.

Terrible femme ! allez-vous dire. — Attendez !

— Avez-vous vu la captieuse douceur de ses magnifiques yeux noirs ? sa main d’ivoire antique faite à désespérer le ciseau de Phydias ? sa plantureuse et luxuriante chevelure que le temps jaloux, semblable à une araignée patiente voudrait enlacer dans un réseau d’argent ? son port de reine, sa parole infaillible, mais complaisante et facile, tomber de, ses lèvres si vermeilles et si pures ? Avez-vous vu Flora dans la coquetterie de son négligé dédaigneux ? Oui, n’est ce pas ? Eh bien alors, je conçois que vous la détestiez de tout votre cœur, mais ne m’en dites pas de mal ; vous êtes partie intéressée. Si vous ne l’avez pas vue… ma foi, tenez, n’en parlons pas en poltron, je vous plains.

Il y a de l’étoffe dans cette femme ; c’est une grande et magnifique nature que l’opinion devrait diriger et non pas flétrir. Mais, race étiolée que nous sommes, nous avons peur des natures fortes comme les écoliers paresseux ont peur de leur maître, et nous avons plus tôt fait de les crayonner furtivement en caricature derrière une porte que de profiter de leurs enseignements.

Les ouvrages de madame Flora Tristan sont : 1o les Pérégrinations d’une paria, histoire des voyages de l’auteur au Pérou, que l’on retrouve assez dans son ouvrage pour qu’on n’ait pas le droit de dire : Ce n’est pas lui. Le grand caractère de cette femme excentrique commence à se dessiner hardiment dans cet ouvrage, qui a été brûlé publiquement à Arequipa, et qui a fait supprimer une pension que madame Flora recevait de sa famille péruvienne.

2o Méphis, roman social à l’état d’ébauche, comme le disait l’auteur elle-même dans une lettre particulière. On y trouve une nouvelle et étonnante théorie sur l’amour avec les idées révolutionnaires les plus avancées.

3o Les Promenades dans Londres, ouvrage de statistique populaire vraiment consciencieux et utile ; l’auteur s’y élève déjà à la dignité d’apôtre humanitaire.

4o Enfin l’Union ouvrière, petit livre gros d’idées et d’avenir, qui seul peut absoudre madame Flora des petits travers de son génie incompris et qui la place définitivement à la tête des hommes d’action de notre époque.

La vie de cette femme, fut pleine de douloureux mystères. Victime tant de fois d’une société qu’elle se sentait de force à broyer à son tour sous ses pieds, elle ne se borna plus à se défendre ; elle osa attaquer, et l’ordre civilisé tout entier pâlit devant elle. Elle faisait horreur, mais elle faisait envie, et la paria se montra si calme et si belle dans son exil, au milieu du monde civilisé, que le démon victorieux parut plus heureux que les anges.

Elle sentait bien toutefois que la lutte n’était pas la condition éternelle de son existence ; l’unitéisme avait envahi cette belle nature comme la splendeur du soleil investit ceux qui montent au-dessus des nuages.

Jamais aspirations aussi ardentes vers la paix universelle ne firent palpiter un cœur de femme ; jamais rêves plus suaves d’angélique chasteté ne purifièrent un cœur ! Flora était une nature toute catholique, parce qu’elle était plus forte que tous les préjugés philosophiques. Née quelques siècles plus tôt, elle eût été sainte Thérèse, et, dans notre siècle de doute byronnien et de littérature satanique, elle ne fut jalouse de rivaliser avec Satan que pour le vaincre et le ramener à Dieu.

Née avec une ambition immense, elle légitima en quelque sorte cette passion en la dirigeant vers les véritables grandeurs ; si un instant elle rêva le Pérou et ses richesses fabuleuses, elle sentit bientôt que la supériorité de son intelligence lui permettait de créer elle-même des trésors inépuisables dont elle voulut doter la classe ouvrière.

Lors de son départ pour le tour de France, où elle a trouvé la mort, Flora, qui travaillait depuis longtemps à son ouvrage de l’émancipation de la femme, me remit ses notes dans une liasse de papiers presque indéchiffrable, et me chargea de mettre tout cela au net, et de lui renvoyer les autographes avec mes additions et mes remarques ; le paquet a été mis aux messageries pour Lyon avec son adresse. J’avais terminé la partie du travail que je publie, et je lui demandais la suite ; je fus un mois entier sans nouvelles, et un mois après j’appris que Flora était morte.

Dégoûté depuis longtemps des déceptions socialistes et politiques, j’avais alors résolu de ne plus rien publier sur ces matières si douteuses et si controversées. Entraîné par le charme de mes anciennes croyances, et ambitieux désormais de repos et d’oubli, j’ai hésité longtemps à publier un travail dont l’opinion pourrait peut-être me rendre responsable, et dans cette irrésolution j’avais essayé de l’arranger, de l’adoucir et de le mettre en harmonie avec mes convictions personnelles ; mais à travers tout cela un mécontentement intérieur me poursuivait, et j’en étais venu à comprendre les expiations des anciens pour apaiser les mânes. J’avais promis à Flora de recueillir et de publier ses dernières pensées, et, quel que soit mon éloignement pour telle ou telle de ses convictions, je ne devais pas m’en constituer le juge. Je lui rends donc le dépôt qu’elle m’a confié ; c’est à son âme d’en répondre.

Elle a été mon amie selon l’esprit, et pendant un temps toutes ses croyances ont été les miennes. Pourquoi ai-je changé ? Demandez au temps pourquoi tout change. Flora n’a pas changé de la même manière ; mais elle est morte, ce qui est un changement bien plus complet et bien plus terrible.

Or voilà un fait qui me paraît protester invinciblement contre toutes les utopies de ceux qui rêvent la perfection sur la terre : la mort !

Supposez le phalanstère organisé et le monde en pleine harmonie ; alors, plus épouvantable que jamais, un spectre ricanant se dressera devant vous comme, une négation terrible : la mort.

Nous n’avons donc pas de repos à chercher ici-bas, puisque nous mourrons !

Notre patrie est donc ailleurs que sur la terre, puisque après quelques jours d’agitation et de lutte, nous nous en allons tous dans la mort !

Où est maintenant cette grande armée dont l’empereur était la tête et l’âme, et qui a ébranlé le monde sous ses pas !

On en cherche et l’on en trouve à peine encore quelques débris.

Derrière elle tout est mort, et l’empereur où est-il ?

Que proclament donc les tombeaux depuis les pyramides de Chéops jusqu’au panthéon de Voltaire ?

Que la terre est un lieu de passage et que notre patrie est dans l’éternité.

Un moment est donné à l’homme ici-bas pour mériter par le dévouement une éternité de liberté et de gloire.

L’homme est donc libre et ses actions déterminent sa destinée.

Les animaux obéissent à des attractions fatales, aussi ne parlent-ils pas ; et que diraient-ils ?

La parole est impossible sans le jugement ; car la parole, le verbe n’est autre chose que l’énoncé d’un jugement.

L’homme est donc placé sur la terre comme un juge ; et, selon l’équité de ses jugements, il doit être jugé lui-même.

Or, pour que son jugement ne s’égare pas, un type parfait lui a été donné, et ce type c’est l’homme-Dieu.

Le Christ est donc l’unique Sauveur de l’humanité, et nous n’en attendons pas d’autre.

Aussi ce type d’unité a-t-il produit d’abord l’Église hiérarchique, qui est une dans son chef et multiple dans les fonctions de ses membres.

À l’époque du grand schisme, l’Église, sauvée par la France, est devenue essentiellement gallicane, et c’est dans le génie de la France qu’on retrouve de nos jours les vraies doctrines de l’association universelle, C’est ce génie français qui doit réagir, dans un avenir prochain, contre la force brutale du Nord alliée à la puissance industrielle de l’Angleterre.

Il viendra un moment où il faudra choisir entre la suprématie religieuse du pape et celle du czar ; mais le pape sera forcé alors, par la nécessité impérieuse des circonstances, d’adopter les idées françaises et de bénir la sainte alliance des peuples au nom de la religion et de la liberté.

Alors le premier peuple du monde, le peuple-roi sera le plus dévoué, comme, du temps du Christ, l’homme qui s’est dévoué jusqu’à la mort a été salué comme le véritable homme-Dieu et l’unique Sauveur du monde.

Voilà mes espérances ou mes rêves, et, en attendant ce bel avenir, je vais me taire et prier à l’ombre de l’antique métropole où j’ai reçu, avec un nom chrétien, l’eau mystérieuse du baptême.

Mais je crois à la légitimité de toutes les expansions du verbe humain et je n’ai pas cru devoir retenir captive la parole d’une amie qui n’est plus en ce monde pour s’en plaindre. Qu’elle me pardonne d’avoir ajouté quelques réflexions aux siennes, si, dans le meilleur monde où sans doute elle s’en est allée, on sait quelque chose encore des traces qu’on a laissées ici-bas !

Alph. Constant.