L’émancipation de la femme (Daubié)/05

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CINQUIÈME LIVRAISON


CARRIÈRES PROFESSIONNELLES POUR LES FEMMES


ENSEIGNEMENT SECONDAIRE, SUPÉRIEUR ET PROFESSIONNEL.


Les réformes indiquées pour l’instruction primaire prépareront un métier à ces nombreuses femmes qui, faute de gagne-pain, deviennent inutiles ou nuisibles. Mais tout est à créer dans l’enseignement secondaire et supérieur, puisque l’Université a repoussé jusqu’à présent les femmes et que le second empire a même été jusqu’à faire rentrer dans l’instruction primaire les institutions libres d’enseignement secondaire pour les jeunes filles[1].

Cette injustice repose sur des préjugés étroits et égoïstes, que l’exposition seule de quelques principes suffit pour détruire.

Une considération générale montre que, lors même que l’individu ne tirerait pas un profit direct de ses facultés, l’ordre social bénéficie de la rectitude de jugement et de l’esprit de conduite que donnent les connaissances acquises. Il ne serait donc pas inopportun de démontrer que la moitié du genre humain vaut la peine d’être perfectionnée pour elle-même ; mais, abstraction faite de ce point de vue, nous pourrons nous convaincre que le développement moral et intellectuel des femmes dans la famille et dans la société est un précieux accroissement de la richesse nationale.

Il est en effet très-important pour le bien de la famille que la jeune fille prenne étendue d’esprit et solidité de caractère dans le calme de l’étude ; que l’épouse échange avec son mari des idées saines et communique à ses enfants des notions justes ; que la ménagère enfin, la maîtresse de maison intelligente, sache économiser et dépenser à propos. Les femmes oisives, futiles et prodigues sont de nos jours un tel fléau que, sous ce rapport déjà, on peut regarder toute instruction comme professionnelle, même pour la femme qui n’a pas besoin de recourir à un métier pour vivre.

Mais c’est la question du gagne-pain que j’examinerai surtout ici, en démontrant que la femme doit trouver dans l’ordre établi les moyens de remplir ses devoirs de famille et de société : d’acquérir des connaissances étendues et solides et d’arriver par la libre développement de ses facultés natives à une occupation productive de revenus. Ce point de vue est capital pour nous, car en France surtout la dissolution de la famille, les besoins nombreux que la licence et l’égoïsme créent trop souvent à l’homme, ont, nous l’avons vu, transformé le devoir paternel même en une vertu facultative et en quelque sorte surérogatoire. C’est ainsi que le mariage, devenu contrat mercenaire, n’est, dans des cas nombreux, qu’un accouplement de capital et de débauche, qui contribue à l’oppression de la femme au même titre que le célibat corrupteur.

De plus, la répartition imparfaite des fruits du travail, la prépondérance abusive du capital, le salaire trop souvent insuffisant de l’homme, le principe même de l’égalité civile, dont l’effet est d’isoler les individus, laissent des millions de femmes qui, dans le mariage, le célibat ou le veuvage, doivent souvent suffire seules à leur entretien personnel, et même à celui de leurs enfants, de leurs ascendants et de leurs collatéraux. Lorsqu’elles n’ont trouvé aucune initiative pour les professions de leur goût et de leur choix, elles subissent d’ordinaire des métiers improductifs, si elles ne descendent pas aux derniers degrés de la honte, ou ne figurent point parmi ces milliers de déclassées dont l’incapacité seule peut égaler l’outrecuidance. N’ayant professé dans leur jeunesse que le mépris du travail, l’amour de la dépense et du luxe, elles ont couru toutes les soirées, tous les bals, toutes les eaux, à la recherche d’un introuvable mari ; et, sur le retour, en face des nécessités de la vie, elles accusent le ciel et la terre qui ne leur offrent aucun emploi, quand la loi inflexible de la concurrence les repousse des professions qu’elles n’ont point apprises.

Si donc le travail rémunérateur est une cause de dignité, de liberté et de sécurité pour l’homme, à plus forte raison le deviendra-t-il pour les femmes qu’il rachètera d’un tel servage. Toute occupation qui donne indépendance à la jeune fille et lui permet l’épargne est en conséquence une force économique et morale de premier ordre.

Le droit des femmes au libre développement de leurs facultés, pour le choix de métiers salubres, d’où elles tirent rétribution, selon leur capacité et leurs œuvres, doit être envisagé comme un devoir fondamental par des civilisations dont les proclamations d’égalité ont enlevé à la jeune fille la fixité de position que le cloître, la famille ou l’industrie lui attribuaient autrefois avant sa naissance.

La liberté et la concurrence, ces deux pôles de notre vie civile, permettent à l’homme de corriger le sort par ses aptitudes. Dès qu’on enlève ces moyens à la femme, on la prive de sa valeur économique et on la rend ainsi victime d’une injustice préjudiciable à l’ordre général.

De ce préjugé individuel et social qui interdit à la femme d’agir dans la même sphère d’action que les hommes, de participer à leurs progrès, résulte pour elle une diminution de capacité intellectuelle et morale qui diminue d’autant celle des nobles attributs de l’humanité.

D’ailleurs, si le principe de l’initiative personnelle est vrai pour l’homme, l’harmonie sociale exige qu’il le soit pour la femme ; si ce principe est faux au contraire, tous, remis en tutelle, doivent être, comme ils l’étaient sous notre ancien régime, soumis à des réglementations et à des incapacités décrétées d’avance.




OBJECTIONS


Les électeurs hommes sont déjà trop ignorants et trop immoraux pour que nous désirions voir voter des femmes encore plus ignorantes et plus immorales qu’ils « ne le sont. »

Ô esprit généralisateur et centralisateur qui as perdu la France, voilà bien de tes coups ! Pour t’épargner la peine de la réflexion, tu comprends sous le nom d’électeur tout ce qui est immoral et illettré en France, et Dieu sait quand nous pourrons te faire sortir de là ! Petite tête à l’évent, tu as donc décidé, dans quelque case de ta cervelle étroite, que toute femme, si morale et si instruite qu’elle puisse être, est nécessairement plus immorale et plus ignorante que n’importe quel électeur masculin ; tu l’as dit, je m’incline ; je dois te reconnaître pour maître, puisque tu règnes encore des Alpes à l’Atlantique et aux Pyrénées : magister dixit.

Tout en subissant l’autorité écrasante de ton despotisme, je me permets pourtant de te faire remarquer que si le suffrage tel qu’il est actuellement organisé est un mal, il faut se garder de le tolérer plus longtemps ; que si, au contraire, par des réformes rationnelles, il peut devenir un bien, il faut se garder d’en limiter l’application.

Réfléchis à cela, aimable concitoyen, si toutefois ton cerveau est de taille à suffire à cette rude besogne. Sinon, je te rappelle que la parole est d’argent, mais que le silence est d’or.




LE VOTE DES FEMMES EN ANGLETERRE[2].


DISCOURS DE Mme  FAWCETT


Je suis chargée de vous présenter la motion suivante : « Notre meeting voit avec grande satisfaction la présentation à la chambre des Communes d’un Bill pour l’abrogation de l’incapacité électorale des femmes. »

Les personnes qui s’intéressent à l’extension du suffrage des femmes sentent, je pense, qu’il est temps de porter de nouveau cette question, d’une manière pratique, devant le parlement et le pays. Ceux qui nous objectent sans cesse que le suffrage des femmes répugne aux sentiments du peuple ne croient pas nécessaire de déterminer la nature de ces sentiments, ni de nous dire s’ils sont fondés ou non sur la raison et sur la justice.

Le meilleur moyen de combattre une opposition de ce genre est une discussion assidue et complète des prétentions des femmes au suffrage, et une réitération constante des bases de raison et d’équité sur lesquelles cette revendication s’appuie. Il n’est rien d’aussi propre à provoquer des discussions et des conversations sur ce sujet qu’une pétition à la chambre des communes…

… Quelques personnes regardent cette question du suffrage des femmes comme résolue, d’autres n’y voient qu’un caprice et pensent qu’elle ne peut avoir aucune portée politique. Ces personnes seraient plus respectueuses pour nos efforts si elles les voyaient incorporés dans un bill actuellement soumis au vote de la Chambre. De plus, dans différentes parties du pays ont eu lieu des discussions et des meetings auxquels les femmes ont pris part ; elles ont ainsi montré leur intérêt pour leur propre affranchissement politique, et contribué à détruire le préjugé encore si fort contre les femmes qui prennent part aux affaires publiques. En discutant sur le bill, on démontrera peut-être que les droits des hommes et ceux des femmes s’appuient exactement sur la même base ; s’il en est ainsi, nous ne pouvons manquer d’obtenir l’adhésion de tous les ouvriers et de tous ceux qui ont pris part à l’agitation qui a précédé le bill de réforme de 1867. Nous pouvons à peine espérer renverser tout d’un coup la haute montagne de préjugés qui s’élève contre le suffrage des femmes ; si l’on ne vote pas notre bill, nous n’en serons donc nullement découragées. Je pense que le premier effet pratique de son rejet serait une notification qu’il sera réintroduit aux premiers jours de la session prochaine. Quelques-uns prétendent que les femmes ne doivent pas être affranchies parce que la plupart d’entre elles sont conservatrices. Je ferai remarquer que les personnes qui usent de cet argument admirent avec ardeur le caractère représentatif du gouvernement de notre pays. Mais est-ce que les institutions représentatives n’exigent pas que toutes les nuances d’opinion aient leur poids légitime et proportionnel dans la législature ? Si la plupart des femmes sont conservatrices, le parti conservateur, dans la chambre des communes, s’y trouve donc disproportionnellement faible, vu sa force dans le pays, et alors le caractère de nos institutions représentatives est violé.

Mais, reprend-on, quel malheur, quelle calamité publique, si le parti de la réaction est affermi ! À cela je répondrai que rien, je crois, n’est aussi propre à fortifier le parti de la réaction que l’antagonisme entre le caractère d’un peuple et la règle sous laquelle il vit. C’est pourquoi je pense que cet argument sera repoussé de toute part. Naturellement, les conservateurs ne peuvent l’accepter et l’admiration des libéraux pour les institutions représentatives les contraint à le rejeter. Ces arguments, et beaucoup d’autres contre le suffrage des femmes, recevront sans doute à la Chambre des communes et ailleurs toute l’attention qu’ils méritent ; en conséquence, je conclus en appuyant la motion du meeting.




DISCOURS DE LORD AMBERLEY


Mesdames et Messieurs,

La motion appuyée par le discours si clair et si intéressant de madame Fawcett prie notre réunion d’exprimer la satisfaction qu’elle ressent de la présentation à la Chambre des communes d’un Bill pour revendiquer la capacité électorale des femmes ; je serai, j’espère, d’accord avec l’esprit de cette motion si je vous expose brièvement les raisons principales qui me portent à voir avec plaisir la présentation de ce bill, et qui me rendraient plus heureux encore s’il passait dans la législation du pays.

D’abord il me semble que dans un pays gouverné par des institutions semblables aux nôtres nous devrions accueillir comme une chose bonne et désirable en elle-même les vœux que fait pour l’égalité politique n’importe quelle classe des sujets de la reine. On nous a appris à regarder la possession d’un vote comme une chose très-estimable et excellente, et il me semble que si un certain nombre de femmes viennent vous dire qu’il leur serait agréable de posséder le suffrage et de prendre part au gouvernement de leur pays, vous devriez accueillir ce vœu comme un progrès dans leur éducation politique et dans leur intelligence. On nous a affirmé qu’il n’est pas nécessaire de leur accorder le suffrage parce qu’elles ont déjà assez d’influence et qu’elles ne gagneraient rien à la capacité électorale. Il paraît que des milliers parmi elles ne pensent pas ainsi, et je crois qu’elles doivent être elles-mêmes les meilleurs juges de cette question. Mais je pourrais en appeler ici en toute confiance à n’importe quel membre du parlement, et lui demander de juger par sa propre expérience si, en réalité, ses commettants féminins ont, par un moyen quelconque, la même influence sur ses déterminations que ses commettants masculins. Je suis sûr qu’il serait obligé de me répondre négativement. Les femmes ne peuvent, par exemple, agir sur les comités d’élection ; elles ne peuvent assister aux réunions électorales ni y poser aux candidats ces questions dont la réponse détermine les votes ; elles ne peuvent leur écrire, sur les questions politiques, des lettres qui réclament leur attention sur tel ou tel sujet pour appuyer une pétition ou s’opposer à une autre. Si les femmes étaient admises au suffrage elles prendraient inévitablement un plus grand intérêt et une plus grande participation à la discussion des questions politiques ; et je suis porté à croire que c’est d’une importance particulière à une époque où il est évident que les questions sociales deviennent de jour en jour plus capitales et réclament de plus en plus l’attention des législateurs ; c’est précisément sur les questions de lois criminelles, les questions de réforme, d’assistance et les maux divers qui accablent la société, que les femmes sont le plus compétentes pour nous donner leur avis. Mais il y a une autre raison qui me fait désirer la reconnaissance des franchises pour les femmes, et croire que leur influence serait insuffisante sans la possession de ce droit. Je ne pense pas que la loi puisse sauvegarder l’équité entre les hommes et les femmes s’ils ne sont placés l’un et l’autre sur le pied de l’égalité politique.

On a fait remarquer à satiété que la loi est souvent d’une déloyauté et d’une injustice extrêmes relativement à la condition de l’homme et de la femme ; que cette injustice provient de ce que les femmes ne sont pas sur le pied d’égalité politique avec les hommes, et qu’en conséquence on a conféré à ceux-ci divers avantages dont on a exclu les femmes. Prenez le seul cas de la propriété d’une femme mariée ; il suffira pour montrer la manière différente dont les femmes sont traitées par suite de l’incapacité où elles sont de faire sentir et comprendre leurs propres intérêts, comme les hommes font sentir et comprendre les leurs. Mais ce qu’il y a de plus grave, on nous objecte que les franchises électorales exerceront une influence dégradante sur le caractère des femmes. Des personnes qui ne peuvent pas aussi bien le démontrer que l’imaginer, et qui le pensent sans être à même de le prouver, ne peuvent, en raison d’un sentiment vague, supporter d’accorder le suffrage aux femmes, dans la crainte des effets redoutables, qu’à leur avis, il exercerait sur le caractère féminin. Ces personnes semblent prévoir un temps où toutes les femmes parcourront le pays pour faire des discours, des conférences et des prédications ; elles craignent qu’au lieu de s’occuper à lire la chronique du jour, achetée au colportage, les femmes affranchies n’étudient des livres aussi pernicieux et aussi corrupteurs que la Logique de J. Stuart-Mill et l’Histoire de Grèce de Grote. C’est sans doute une très-terrible perspective ; elle doit particulièrement alarmer beaucoup les jeunes gens qui viennent de terminer leur éducation dans nos écoles publiques ou nos universités, et qu’on peut par là même supposer entièrement incapables de comprendre ces sujets ; pour mon compte, je ne redoute point ces effroyables résultats, quoi qu’on puisse faire relativement à l’éducation et à l’émancipation des femmes ; je crains de ne point pouvoir affirmer qu’il y ait jamais un temps où l’on ne trouve pas un nombre de femmes frivoles suffisant pour tous les besoins de la vie sociale, car je vois que quoique toutes les branches de la vie publique soient ouvertes aux hommes, qui n’en sont exclus par aucune prohibition politique, rien néanmoins jusqu’à présent n’abonde comme les hommes frivoles.

Mais, dit-on, les femmes vont être détournées de leurs devoirs domestiques, et leur temps sera employé en agitation et en affaires politiques.

Je ne puis essayer de répondre complétement à cette objection en quelques mots ; s’il y a pourtant un motif sur lequel j’appuierais de préférence la motion de l’émancipation des femmes, ce serait celui de l’influence qu’elle exercerait, à mon avis, sur la vie domestique. Il me semble que l’expérience est entièrement en notre faveur pour cette partie de la question ; si nous regardons dans le passé, et si nous comparons d’autres pays au nôtre, nous trouverons que les femmes les plus complètement élevées en vue du mariage et des devoirs domestiques sont moins propres à accomplir ces devoirs spéciaux, et c’est en parfaite analogie avec d’autres cas. Vous ne pouvez espérer rendre quelqu’un propre à une profession spéciale en l’élevant exclusivement en vue de cette profession ; mais vous pensez qu’il agira mieux dans ses affaires particulières s’il a une éducation étendue et générale ; il en est de même pour le mariage. Je ne doute pas que les femmes ne soient meilleures épouses et meilleures mères si elles avaient d’autres intérêts en dehors de leurs intérêts domestiques, et qu’elles ne soient plus propres à élever leurs enfants si elles étaient elles-mêmes intéressées aux questions politiques du jour. Je suis sûr, par exemple, que si l’on voulait se donner la peine de comparer le continent à l’Angleterre, on ne pourrait dire que les femmes du continent européen, qui sont tenues dans les limites beaucoup plus étroites, et élevées spécialement en vue du mariage, sont, sous aucun rapport, meilleures épouses et mères que celles de notre pays, qui vivent avec plus de liberté et ont des intérêts beaucoup plus étendus. Je dois faire remarquer que nos adversaires sont très-inconséquents sur cette partie du sujet pendant qu’ils sont si effrayés de voir les femmes enlevées à leurs devoirs d’intérieur par la vie politique, ils ne le sont nullement de les en voir détournées par d’autres occupations ; une femme peut donner son temps à tous les genres de travaux qui apportent d’immenses obstacles à la vie et aux devoirs domestiques ; elle peut passer ses journées de la manière si admirablement décrite par M. Robert Anstruther ; elle peut dépenser selon ses désirs son temps à sa beauté, à sa toilette, aux amusements les plus égoïstes, à tous les genres d’occupation du caractère le plus frivole, et la société n’aura pas un mot d’objection ; mais si cette femme donne le même temps à des réunions pour l’encouragement de causes auxquelles elle est si grandement intéressée ; si elle désire voter pour appuyer des candidats dont elle croit l’élection importante pour le pays, alors on pense qu’elle est impropre aux devoirs de la femme et de la famille (she is thought to be unfeminine and undomestic), et la société n’a pas de termes assez forts pour la condamner. Certainement il y a là pour moi une grave inconséquence ; mais je ne demande pas aux femmes de sacrifier tout amusement légitime et de changer d’occupations ; je ne demande point à celles qui pensent ainsi de changer d’opinion et de conduite ; qu’elles continuent d’agir comme elles l’ont fait, si elles sont satisfaites de leur position et de leurs occupations actuelles ; je réclame seulement (et c’est, je pense, une humble requête) qu’elles ne s’interposent point par leur ridicule, par leur indifférence et par leur hostilité pour empêcher d’autres femmes, moins satisfaites qu’elles ne le sont elles-mêmes, de seconder de tout leur pouvoir le progrès de leur sexe et, si possible, le progrès général de la société.



LE SUFFRAGE DES FEMMES AUX ÉTATS-UNIS


Le mouvement d’émancipation politique des femmes est très-curieux à suivre dans les deux mondes. Un amendement apporté en faveur des nègres à la constitution des États-Unis déclare que toute personne née dans ce pays y est citoyenne. Or les Américaines réclament les droits civiques à titre de personnes. Si les prémisses de leur argumentation sont irréfutables, la conclusion en est peut-être trop large ; en effet, leurs antagonistes peuvent leur dire : « La femme mariée est une chose qui ne vit civilement que sous la tutelle de son mari, il faut donc que, comme en Angleterre, une loi fasse de l’abrogation de son incapacité politique la préface d’une réforme dans sa condition civile. » D’autres logiciens seraient de force à dire aux femmes : « Vous n’êtes ni assez noires ni assez puantes pour voter ; allez vous tremper dans un fleuve d’encre et vous huiler la peau afin de conquérir les droits civiques, que la constitution accorde aux nègres.» Je ne sais si la loi des États-Unis fait comme chez nous une personne civile de la femme qui n’est pas en puissance de mari ; en cas d’affirmative, et si les Américaines rencontraient quelque obstacle, je les engagerais à interpréter l’esprit et la lettre de la constitution dans le sens le plus étroit que puissent lui donner des préjugés hostiles ; à se borner en conséquence à la revendication des droits politiques pour les femmes veuves et les filles majeures de la classe noire ; quand elles se seraient rendues inexpugnables en se plaçant sur ce terrain, le ridicule de l’exclusion des blanches deviendrait si flagrant que le législateur irait de lui-même au-devant d’une réforme rationnelle, dont il faut toujours prendre le point d’appui dans des principes incontestés pour en tirer surtout des conclusions incontestables. Pour nous qui voyons tous les ans les Français majeurs en possession de leurs droits civils devenir électeurs, nous nous sommes naturellement tâté le pouls pour nous demander si nous étions Français : mais les percepteurs et les receveurs, qui ne donnent point d’autre nationalité à nos poches, ne nous laissent aucun doute à cet égard, pas plus que les capitaines Jouennes, qui nous trouvent dignes de mort parce que nous commençons à devenir avocats, ce qui est pour eux synonyme de pétroleuses. Nous sommes aussi incontestablement Français majeurs, hélas, très-majeurs, héroïquement majeurs, et tous les jours vingt-quatre heures de plus en plus majeurs.

Ses rides sur son front ont gravé ses exploits !

Contentez-vous donc de ce témoignage irrécusable sans nous faire l’injure de nous demander notre extrait de naissance, ce qui, dit-on, ne s’obtient jamais d’une femme bien élevée, dont la jeunesse doit être aussi éternelle que celle des trois Grâces. Français majeurs, en possession de leurs droits civils ; qui le contestera, puisque nous faisons en notre nom privé tous les actes civils pour lesquels l’épouse a besoin d’une procuration maritale ? Je crois que la logique anglo-saxonne sanctionnerait des droits ainsi précisés ; l’arbitraire seul peut donc nous dénier nos titres ; toutefois l’agitation qui commence à se faire autour de cette question est d’un bon augure ; elle montre que, malgré les mœurs chinoises nées de notre profonde léthargie, nous avons conservé encore la faculté de faire entendre une voix harmonique dans le concert des peuples libres.

  1. Voir la Femme pauvre au XIXe siècle, 1er volume.
  2. Rapport d’un meeting tenu à Londres par la Société nationale pour le suffrage des femmes.