L’émancipation de la femme (Daubié)/06

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SIXIÈME LIVRAISON


CARRIÈRES PROFESSIONNELLES POUR LES FEMMES


Pour se dispenser d’être justes, certains esprits routiniers répliquent : « Mais la femme n’est-elle pas une créature inférieure, incapable d’exercer les droits inhérents à l’égalité civile ? » Souvent même notre infériorité, incontestable pour eux, est l’objet d’un dédain assez suprême pour les dispenser de toute discussion comme de tout devoir à notre égard.

De ces assertions il faudrait au contraire déduire que si la femme est nécessairement et fatalement inférieure, l’inégalité des forces rendant illusoire le principe même de l’égalité civile, il devient nécessaire d’accorder à cet être déchu des moyens plus étendus d’action. À plus forte raison aussi, dans cette hypothèse, les hommes, si infailliblement supérieurs, n’auraient que faire des monopoles qu’ils s’arrogent contre nous. Quand il serait très-évident que la femme a toujours à un moindre degré les facultés de l’homme, il suffit qu’elle les possède pour que leur éducation commune soit fondée sur des principes identiques. Mais la vérité des choses nous contraint à abjurer ici tout esprit de système et à reconnaître que les lois du développement naturel de l’individu s’opposent à ces théories absolues fondées sur des conjectures et trop souvent démenties par les faits, parce que la diversité des esprits n’admet pas nos règles inflexibles. Si l’on s’étonne à bon droit de voir certains philosophes construire des systèmes erronés sur la nature et la destinée des femmes pour s’être bornés à l’examen du milieu où ils vivaient, on peut s’effrayer des idées fausses que l’égoïsme seul est à même de dicter sur ce sujet aux masses illettrées.

Pour qui veut juger sainement, il est très-facile d’établir qu’un grand nombre des différences intellectuelles et morales qu’on remarque aujourd’hui entre les sexes résultent des conditions sociales où se développe la femme frappée d’incapacité. Les faits qui pèsent sur elle pendant toute sa vie, les passions et les préjugés qui la retiennent en servage, doivent nécessairement modifier ses aptitudes, sans qu’on puisse conclure à une infériorité radicale.

Personne n’en disconviendra, la femme n’est nullement dans l’ordre moral et économique ce que la nature et la raison demandent qu’elle soit. Dès que sa vocation et les lois progressives de son développement sont contrariées, ses dons particuliers restant sans valeur, il est impossible de porter des jugements sains sur son compte. Une comparaison entre les femmes de l’ancien monde et celles du nouveau suffirait pour justifier cette assertion. Quand notre instruction aura été aussi solide et aussi forte qu’elle est faible et incohérente, quand notre curiosité aura été tournée vers les idées générales, alors, seulement alors, on pourra prononcer en meilleure connaissance de cause sur nos facultés. Dans une question dont les conséquences sont si graves pour l’individu et pour l’ordre public, écartons donc ces généralisations empiriques, ces idées qui, dépourvues d’analyse et d’esprit philosophique, n’ont aucun de ces caractères de certitude, de ces lois immuables que les sciences exactes tirent de l’observation de faits invariables et constants.

D’autre part, toutes les causes d’infériorité sociale de la femme fussent-elles enlevées, son infériorité native et radicale fût-elle aussi nettement prouvée qu’elle l’est peu, la présomption absolue qui déclare certains individus impropres à certaines fonctions ne serait jamais infaillible, et fournirait encore des exceptions assez nombreuses pour enlever tout prétexte à l’esprit de système. L’expérience, comme nous l’avons vu, ne fournissant jamais ici des bases suffisantes pour une induction infaillible, il nous faut abandonner tout dogmatisme pour passer de la certitude à la probabilité ; pour convenir, tout cas échéant, que le droit théorique, l’égalité effective, sont indépendants de la capacité personnelle. Les différences abstraites de qualités et d’aptitudes particulières ne reposant non plus sur aucune donnée logique, le genre ou le degré des études ne peut être qu’une question d’appréciation individuelle. En effet, de ce que tous les Français peuvent être notaires, juges, avocats, professeurs, médecins, etc., il n’en ressort nullement que le même homme soit apte à chacune de ces professions, ni que tous aient l’intelligence nécessaire pour en exercer une seule ; c’est à l’individu qu’il appartient ici de sonder ses forces et de connaître sa volonté dans la recherche de la carrière de son choix. Ainsi, quand les femmes seraient impropres à atteindre tous les genres de supériorité, il ne s’en suivrait pas qu’il faut leur interdire de poursuivre celui où elles montrent une vocation spéciale, puisque dans les diverses branches d’études communes aux hommes, dans les fonctions qu’ils se disputent, l’infériorité relative des concurrents, les incapables, les fruits secs même qui se présentent pour échouer à leurs risques et périls, n’ont jamais fait prononcer a priori l’éviction d’aucun candidat. Quelles que soient donc les conditions et les restrictions préalables qu’on impose aux hommes pour l’obtention d’un emploi, il n’y a aucun motif raisonnable et sérieux de n’y pas admettre les femmes aux mêmes conditions. Il résulte de là qu’aucune éviction préalable n’est admissible en aucune occasion, pour les emplois mis au concours et donnés, après examen, avec les garanties nécessaires pour sauvegarder l’intérêt public. La femme qui, dans un concours où les places sont limitées et données aux plus méritants, l’emporterait en dehors de la faveur et de la brigue prouverait même qu’elle était supérieure à ses compétiteurs de l’un ou de l’autre sexe pour la spécialité où on la leur a préférée.

La société qui, par esprit de système, prétend ici se substituer à la nature, montre une insanité incompatible avec l’harmonie et l’ordre publics, car il suffit d’être libre de préjugés pour comprendre que la liberté la plus complète ne saurait faire accomplir l’impossible aux femmes ; pour savoir que l’égalité, qui n’est que le respect des droits individuels, ne peut conduire à l’identité, par la raison toute simple qu’on ne refait pas la nature, même en la contrariant, en la comprimant et en l’étouffant. S’il est tyrannique d’interdire à la femme ce que sa constitution lui permet, il est par là même oiseux de lui défendre ce que cette constitution ne lui permet point, puisque l’incapacité réelle rendant les entreprises ridicules et insensées fait tomber d’eux-mêmes les efforts impuissants. Il faut donc combattre à tout prix cette école d’absolutisme qui se substitue trop souvent à la concurrence, c’est-à-dire à la nature secondée par la liberté, pour exclure sans examen les femmes des métiers où elle les prétend incapables ou inférieures à l’homme.

L’intérêt des femmes fût-il seul en cause ici, notre arbitraire blesserait le droit moral qu’a tout individu de choisir ses occupations à ses risques et périls, d’après ses préférences particulières ; mais l’injustice frappe aussi ceux qui pourraient profiter des services des femmes ; ainsi, en supprimant les compétitions et l’influence excitante qu’un plus grand nombre de concurrents exerceraient sur les compétiteurs, elle restreint les limites de leur choix au grand détriment de tous. Une somme incalculable de troubles économiques et moraux résultent de la négation de ces principes incontestables ; il est donc urgent de les appliquer tout d’abord dans l’enseignement professionnel des femmes et de démontrer que toutes les branches d’études doivent leur être accessibles, sans excepter celles dont les hommes se sont fait un monopole spécial, parce qu’elles conduisent aux fonctions lucratives ou élevées. Mais il faut rougir surtout de voir que, dans les plus humbles métiers, une raison d’état arbitraire, repoussant les salutaires leçons de l’expérience, nous ait bannies pour cause d’infériorité, et même d’incapacité présumée.

Comme je l’ai démontré la réaction contre cet absolutisme doit commencer par la réforme de l’instruction primaire, qui, en développant les facultés, préparera les voies à l’enseignement spécial et donnera l’indépendance à la fille du peuple par un travail honnête.

La révision ou plutôt la sanction des lois sur l’apprentissage est une autre condition essentielle du libre développement physique, intellectuel et moral de la jeune fille dans les travaux appropriés à sa nature. Dès qu’elle pourra s’appliquer à un métier sans craindre l’exploitation, il lui sera permis de lutter à armes égales et de faire lever les prohibitions qui la frappent dans certains ateliers pour des emplois aussi féminins que ceux de l’imprimerie.

L’enseignement de couture des écoles de filles et des ouvroirs, impropre à fournir un gagne-pain, n’est pas même suivi dans les départements qui ont une industrie prédominante ; certains métiers s’y apprennent à si peu de frais, et en si peu de temps, que l’apprentissage se ferait avec plus de fruit en dehors des écoles, si la spécialité de profession ne nuisait pas à l’éducation générale, et si la jeune fille trouvait son développement normal sous le toit domestique. Mais à l’atelier, comme au foyer des patrons, toute adolescente doit apprendre un emploi assez lucratif pour en tirer une indépendance honnête.




OBJECTIONS


« Les femmes ne veulent pas du vote, et, l’eussent-elles obtenu, elles ne s’en serviront pas. » Nous avons toujours, comme on voit, à combattre le même esprit de généralisation hâtive ; il agit ici comme ce voyageur qui, au sortir d’un vaisseau, apercevant une femme rousse, s’empressa d’écrire sur son carnet : « Toutes les femmes de ce pays ont les cheveux rouges. » Pour éviter cette erreur de raisonnement, disons : Quelques femmes, certaines femmes, beaucoup de femmes, ne veulent pas du vote, » et nous conclurons quand même à affirmer le principe du droit, indépendamment de ses applications.

Il est probable que si toutes les femmes refusaient le droit de suffrage, je n’écrirais point ces lignes qui ont eu assez d’écho déjà pour que des réclamations de femmes mariées me soient parvenues, tout comme si j’étais à même de les mettre hors de tutelle. À cette occasion je leur dirai que ce n’est pas ma faute si leur déchéance ne leur permet pas même de déposer un franc à la caisse d’épargne ni de contracter le moindre engagement avec le Mont-de-Piété. C’est donc leur émancipation civile qu’il faut poursuivre et que nous poursuivrons tout d’abord.

Pour nous renfermer dans notre sujet, s’il était vrai qu’aucune veuve ou fille majeure ne désirât voter, on risquerait moins encore à les relever de leur interdiction, et si quelques-unes réclament le vote, il y a injustice à le leur refuser. Aux dernières élections régulières de Paris, moitié des électeurs à peine étaient inscrits et un tiers seulement d’entre eux votèrent. Faut-il pour cela conclure à la radiation de tous les électeurs ? N’oublions pas que le droit de suffrage, qui est une arme, est par là même une force latente et virtuelle, lors même qu’on n’en ferait aucun usage, et rappelons encore que nous ne revendiquons pas le vote, mais l’inscription ; non l’inscription, mais le droit d’inscription ; non le droit d’inscription, mais le droit d’abstention, qui suffira seul pour nous radier de la liste d’interdiction où nous figurons avec les mineurs, les fous et les criminels.




LE VOTE DES FEMMES EN ANGLETERRE[1]


DISCOURS DE Mlle HÉLÈNE TAYLOR


On trouve très-peu de personnes qui contestent que les femmes, ou du moins une grande partie d’entre elles, aient quelques motifs raisonnables de plaintes. Mais pendant que l’opinion générale accorde que la condition des femmes n’est pas ce qu’elle devrait être, si nous venons à quelques exemples particuliers, nous trouvons une grande diversité d’opinions discordantes, et c’est là que le bât blesse. Quelques-uns pensent que si toutes les femmes mariées pouvaient avoir la direction entière de leurs biens personnels (quand elles en ont), les femmes en général auraient peu de chose à désirer. D’autres croient que, quand même une femme aurait la propriété de ses biens et de son salaire, elle pourrait faire quelques objections contre les coups de pied d’un mari qui la frappe du talon cloué de sa botte ou du pied de la table jusqu’à ce qu’il se casse sur sa tête, ou contre ces petites aménités de la vie domestique qui se passent chaque jour et à chaque heure d’un bout à l’autre du pays. Quelques-uns croient qu’il est mesquin et peu généreux de la part des hommes de reculer devant une compétition franche et ouverte avec la femme dans les professions, et de prendre avantage de leur privilége politique pour fermer la porte de toute profession lucrative à la face de jeunes femmes qui ont besoin de gagner leur vie. D’autres appliqueraient un jugement aussi sévère à la manière dont les fonds d’éducation et de bienfaisance qui autrefois étaient destinés aux hommes et aux femmes, aux garçons et aux filles, ont été accaparés pour le seul bien du sexe le plus faible, non, je me trompe, du sexe le plus fort. Je ne sais quel est celui de ces griefs qui vous semble exiger la plus urgente réforme. Pour mon compte, quand j’y réfléchis, quand je considère quelle est la réforme dont nous avons le besoin le plus immédiat pour remédier de la manière la plus pratique à des maux criants, il me semble qu’elles nous sont toutes nécessaires. Et il nous faut quelque chose de plus. Il nous faut quelque chose qui prévienne des abus récents comme ceux qui nous ont privées de notre part équitable dans l’éducation publique ; quelque chose qui puisse prévenir ces lois nouvelles qui nous interdisent de concourir pour les professions salariées ; quelque chose qui puisse rappeler aux hommes que nous sommes auprès d’eux dans les affaires de la vie avec les besoins et les désirs qu’ils ont eux-mêmes ; que nous sommes des êtres humains comme eux, et que nous désirons comme eux liberté et bonheur. Comment peut-on en réalité appeler les femmes compagnes de l’homme puisqu’elles ne sont les compagnes que d’une partie de sa vie, et qu’elles restent exclues de la portion la plus étendue des affaires pratiques ? Certaines personnes, il est vrai, prétendent que les femmes sont trop aimables et trop pures pour être mêlées aux réalités vulgaires de la politique, et que les hommes les respectent infiniment plus quand elles se tiennent éloignées de la rude prose de la vie et qu’elles respirent dans une atmosphère de poésie. C’est en réalité un idéal très-fantastique de la vie des femmes. La vie humaine doit avoir sa rude prose, dans quelque voie que nous nous dirigions comme si les détails vulgaires de la vie domestique, avec son économie étroite, de débats d’intérêts et les réalités prosaïques de l’éducation des enfants ; comme si la société avec ses rivalités, ses vanités, et toutes les jalousies entre femmes, n’occasionnaient pas des émotions aussi vulgaires et prosaïques, chez celles qui y cèdent, que les émotions politiques peuvent le faire, et ne demandaient pas aux femmes d’un esprit franc et élevé autant d’empire sur elles-mêmes, de conscience et de sincérité d’intention pour maintenir intacte leur noblesse personnelle d’esprit et de cœur ! Mais ce que ces petites tracasseries et ces expériences restreintes ne peuvent jamais faire, c’est d’élargir l’esprit et de donner de l’étendue et de la solidité à toute la nature. Les femmes ont peu de calme dans le jugement, car elles ont à peine quelque notion de la loi ou de l’administration de la justice. Elles ont peu de sympathies étendues, parce qu’on leur a dit de borner leurs intérêts à leurs propres maisons ; elles ont le jugement peu juste, parce qu’elles connaissent rarement plus d’un côté d’une question ; ainsi l’on peut donner la liste de leurs défauts et des causes de ces défauts.

Il n’est pas possible non plus, de quelque manière respectueuse qu’on nomme l’incapacité politique des femmes, que cette incapacité ait d’autres résultats que de les faire regarder avec moins de respect. Avec qui partageons-nous cette incapacité ? Avec les criminels, avec les idiots, avec les fous et enfin avec les mineurs, c’est-à-dire avec les jeunes gens dont l’esprit n’est pas encore arrivé à sa maturité. Si quelques hommes d’une tournure d’esprit réfléchie ou sentimentale nous disent, dans le langage le plus modéré et le plus bienveillant, que c’est la supériorité réelle des femmes qui les exclut du suffrage ; que c’est leur noblesse et leur pureté qui les rendent impropres aux affaires publiques, le grand nombre ne pensera pas ainsi. Les frères, les fils, les patrons, les domestiques, les associés dans le commerce ou l’industrie, doués de ce gros bon sens qui appartient aux esprits ordinaires, sentiront toujours que si les femmes sont classées pour les intérêts politiques en compagnie des enfants, des criminels et des aliénés, ce doit être parce qu’il y a quelque ressemblance entre eux, et ils les respecteront en conséquence. De plus, si comme ces hommes bons et réfléchis l’affirment, les femmes sont réellement meilleures et plus nobles, et plus pures et plus idéales que les hommes, avons-nous assez de ces qualités en politique pour nous permettre de les mettre au rebut avec mépris ? La bienfaisance, la générosité, la sincérité d’esprit et la pureté du cœur, sont-elles si nuisibles dans la vie politique pour que nous soyons contraints de les rejeter par crainte d’en avoir surabondance ? Est-ce que cette accumulation de misères, de corruption et d’ignorance qui s’ulcère, de siècle en siècle, dans les bas-fonds de la société, ne vient pas précisément de l’indifférence, de la dureté, de l’égoïsme des hommes ? Les horreurs de la guerre, par exemple, le dérèglement de la société, l’étendard universel d’intérêt personnel en toutes choses, tout cela, nous devons en convenir, est excellemment masculin. Une petite infusion de générosité féminine dans ces choses n’y nuirait pas, et pourrait mitiger un peu de cette action et de cette réaction incessantes, de cette perpétuelle oscillation entre les extrêmes comme le despotisme et l’anarchie, la licence et l’absolutisme, qui est si marquée dans l’histoire ; qui montre d’une manière si évidente le manque d’équilibre dans notre système social, et qui est le résultat exact de ce que nous pouvons naturellement attendre de l’exclusion d’une moitié du genre humain de toute action directe sur les affaires publiques. On ne revendique pas non plus le suffrage des femmes seulement à cause de son influence sur la société tout entière, ou de ses effets sur le caractère des femmes. On le revendique aussi pour mettre celles-ci à même d’insister sur l’exécution de ces réformes que tout le monde regarde comme désirables, mais qui sont toujours mises de côté parce qu’on fait des choses plus pressantes sur la demande des commettants.

Lorsque, il y a trois ans, on proposa pour la première fois à la Chambre des communes d’admettre les femmes aux franchises, plusieurs membres, qui désavouaient toute sympathie avec une idée semblable, exprimèrent toutefois l’indignation la plus vive au sujet des injustices particulières qui frappent les femmes. Fort bien, mais qu’ont fait ces chevaleresques gentlemen ? où sont les torts qu’ils ont redressés ? On aurait pu supposer que quand leurs yeux seraient une fois ouverts sur les injustices dont souffrent des femmes délaissées ils ne perdraient pas un instant pour y mettre un terme. Tout le monde reconnaît, par exemple, que le mari anglais dans la classe du peuple, passe pour maltraiter brutalement sa femme. Un seul de ces membres qui pensent que les femmes ne doivent pas être armées du vote, mais que le législateur doit particulièrement les protéger, un seul de ces législateurs, dis-je, a-t-il présenté un bill pour fustiger les hommes qui maltraitent les femmes ? Nullement. Il est en vérité remarquable qu’aucun bill en faveur des femmes n’ait été présenté, si ce n’est pas les hommes qui ont voté pour leur donner le suffrage. En effet, tous les hommes peuvent parler ; mais quand ils viennent à l’action, rarement un seul se tourmentera pour venir en aide à des femmes qui ne sont pas heureuses de le seconder de tous leurs efforts.

Mais je m’imagine entendre quelques ladies dire : « Après tout, ne sommes-nous pas protégées ? Pourrions-nous en rien mieux nous protéger nous-mêmes que nous le sommes ? Pourrions-nous, par nos efforts personnels non secondés, obtenir moitié du confort et du luxe dont nous jouissons maintenant, grâce à l’amabilité et à la générosité des hommes ? C’est nous qui sommes traitées en supérieures ; c’est nous surtout qui sommes accablées par les honneurs et les priviléges sociaux. Aux femmes on donne partout la meilleure et la première place ; tout ce qui est pénible doit être fait par l’homme ; s’il n’y a pas assez de place pour tous, les garçons sont tenus à marcher pour que les filles prennent place dans la voiture. » Très-bien, mesdames, et quelle leçon devons-nous tirer de là ? C’est que des hommes bons, que nous respectons tous, sont sous ce rapport à la fois justes et généreux. Ils ont honte de prendre avantage de la faiblesse des autres ou de leur propre force ; ils ne veulent pas recueillir ce qu’ils n’ont pas moissonné ; ils aiment mieux donner que prendre et se font à la fois un devoir et un plaisir d’offrir aux faibles une compensation des désavantages de la nature et de la fortune. En vérité, il y a là une leçon pour les femmes qui sont heureuses dans la vie, dont l’influence est puissante dans leurs propres maisons ou dans la société. La protection, les encouragements bienveillants et généreux que nos pères et nos frères nous donnent, nous sommes tenues de les rendre aux femmes pauvres, faibles et sans appui. Il nous suffit de savoir que le suffrage est une puissance (toute histoire et toute politique le démontrent), pour avoir l’obligation de le désirer et de nous en servir par amour des faibles, soit que nous désirions par ce moyen conquérir quelque chose ou non pour nous-mêmes. Un pouvoir légitime est un dépôt sacré aux yeux d’un homme ou d’une femme honnête ; dire : « Je n’en ai pas besoin, » c’est agir comme le serviteur de la parabole enfouissant le talent que son indolence l’empêchait de mettre à profit. Il peut être très-vrai qu’une femme respectée et aimée par tout son entourage a un pouvoir qui surpasse beaucoup celui du vote.

Mais la même chose est vraie des hommes de bien dans une position élevée ; voudrions-nous donc, pour ce motif, les priver du droit électoral ? Il est vrai pour les femmes, comme pour les hommes, que la politique réclame le suffrage de la masse du peuple, plutôt que celui d’un génie exceptionnel, qui peut toujours faire sentir son influence. La société a besoin que cette foule, au moyen du suffrage, puisse lui faire connaître ses souffrances et ses besoins, dont des femmes influentes ont le devoir de s’occuper avec ardeur.

Une dernière considération. Qui peut avoir notre sympathie pour les souffrances et pour la dégradation des femmes ? Les plus nobles et les plus généreux d’entre les hommes ne peuvent ressentir ce que ressent une femme devant la misère d’une femme maltraitée, les horreurs de sa dépravation la plus profonde, les angoisses d’une mère privée de ses enfants, le délaissement d’une pauvre fille isolée dans l’état social où nous vivons. Notre sympathie pour ces misères doit être plus grande que celle des hommes les plus excellents. C’est pourquoi nous avons le devoir de revendiquer le suffrage pour qu’il puisse nous aider à contraindre les hommes d’État et les législateurs d’accourir promptement au secours des plus faibles et des plus abandonnées du genre humain.

  1. Rapport d’un meeting tenu à Londres par la Société nationale pour le suffrage des femmes.