L’émancipation de la femme (Daubié)/05/Le suffrage des femmes aux États-Unis

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LE SUFFRAGE DES FEMMES AUX ÉTATS-UNIS


Le mouvement d’émancipation politique des femmes est très-curieux à suivre dans les deux mondes. Un amendement apporté en faveur des nègres à la constitution des États-Unis déclare que toute personne née dans ce pays y est citoyenne. Or les Américaines réclament les droits civiques à titre de personnes. Si les prémisses de leur argumentation sont irréfutables, la conclusion en est peut-être trop large ; en effet, leurs antagonistes peuvent leur dire : « La femme mariée est une chose qui ne vit civilement que sous la tutelle de son mari, il faut donc que, comme en Angleterre, une loi fasse de l’abrogation de son incapacité politique la préface d’une réforme dans sa condition civile. » D’autres logiciens seraient de force à dire aux femmes : « Vous n’êtes ni assez noires ni assez puantes pour voter ; allez vous tremper dans un fleuve d’encre et vous huiler la peau afin de conquérir les droits civiques, que la constitution accorde aux nègres.» Je ne sais si la loi des États-Unis fait comme chez nous une personne civile de la femme qui n’est pas en puissance de mari ; en cas d’affirmative, et si les Américaines rencontraient quelque obstacle, je les engagerais à interpréter l’esprit et la lettre de la constitution dans le sens le plus étroit que puissent lui donner des préjugés hostiles ; à se borner en conséquence à la revendication des droits politiques pour les femmes veuves et les filles majeures de la classe noire ; quand elles se seraient rendues inexpugnables en se plaçant sur ce terrain, le ridicule de l’exclusion des blanches deviendrait si flagrant que le législateur irait de lui-même au-devant d’une réforme rationnelle, dont il faut toujours prendre le point d’appui dans des principes incontestés pour en tirer surtout des conclusions incontestables. Pour nous qui voyons tous les ans les Français majeurs en possession de leurs droits civils devenir électeurs, nous nous sommes naturellement tâté le pouls pour nous demander si nous étions Français : mais les percepteurs et les receveurs, qui ne donnent point d’autre nationalité à nos poches, ne nous laissent aucun doute à cet égard, pas plus que les capitaines Jouennes, qui nous trouvent dignes de mort parce que nous commençons à devenir avocats, ce qui est pour eux synonyme de pétroleuses. Nous sommes aussi incontestablement Français majeurs, hélas, très-majeurs, héroïquement majeurs, et tous les jours vingt-quatre heures de plus en plus majeurs.

Ses rides sur son front ont gravé ses exploits !

Contentez-vous donc de ce témoignage irrécusable sans nous faire l’injure de nous demander notre extrait de naissance, ce qui, dit-on, ne s’obtient jamais d’une femme bien élevée, dont la jeunesse doit être aussi éternelle que celle des trois Grâces. Français majeurs, en possession de leurs droits civils ; qui le contestera, puisque nous faisons en notre nom privé tous les actes civils pour lesquels l’épouse a besoin d’une procuration maritale ? Je crois que la logique anglo-saxonne sanctionnerait des droits ainsi précisés ; l’arbitraire seul peut donc nous dénier nos titres ; toutefois l’agitation qui commence à se faire autour de cette question est d’un bon augure ; elle montre que, malgré les mœurs chinoises nées de notre profonde léthargie, nous avons conservé encore la faculté de faire entendre une voix harmonique dans le concert des peuples libres.