L’épave mystérieuse/XIV

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Il pointait vers l’horizon.


CHAPITRE XIV

Jacques de Langelle.


À moins d’être officier supérieur, le second d’un bâtiment fait toujours le quart de quatre à huit heures du matin. M. de Langelle vient de prendre le sien.

« Eh bien, dit-il à l’officier qu’il remplace, eh bien, Sarlat, quoi de neuf ?

— Rien du tout, mais l’aiguille du baromètre éprouve de grandes oscillations. Nous avons trop de toile. Bonne nuit.

— Bonjour, plutôt. »

Ensuite le lieutenant arpente la dunette et le pont, surveillant chaque homme. Précédé d’un matelot porteur d’un fanal, il observe toutes choses, faisant redresser un cordage, rétablir une voile, etc.

L’aiguille du baromètre descend toujours. Sous le vent, des paquets d’eau arrivent à la hauteur des bastingages. Sûrement ils embarqueront tout à l’heure. « Oui, trop de toile, » pense l’officier, et, tout haut : « Timonier, allez dire au commandant que le baromètre est à 745 et que le vent forcit beaucoup. »

Six heures piquent, l’équipage est sur pied, les hamacs serrés. La propreté se fait, malgré le roulis et la difficulté croissante qu’on éprouve à circuler en bas comme en haut. Le soleil paraît, ou plutôt il doit paraître, car il ne se montre pas. Les nuées, lourdes de grains, chassent avec une extrême rapidité.

Huit heures, la fin du quart, il pleut à torrents. Au carré, le premier déjeuner va commencer, servi sur la table à roulis, quand une pile d’assiettes mal amarrées tombe du dressoir et se brise avec fracas ; les morceaux sautent de tous côtés ; insaisissables durant quelques minutes, ils viennent heurter les jambes de chacun. Apostrophé par le chef de gamelle, le maître d’hôtel essaye de rassembler ces débris les uns après les autres.

« Imbécile ! crétin ! crie le jeune enseigne, ne t’avais-je pas prévenu que ta vaisselle tomberait au premier coup de tangage ou de roulis ? Je te mettrai aux fers… »

Les officiers ont grand’peine à se tenir en place ; pour comble d’ennui, le poêle tire mal et fume atrocement, les yeux pleurent, et, par le temps qu’il fait, impossible d’ouvrir les claires-voies. Les convives sont d’une humeur massacrante.

M. de Langelle entre à son tour, l’air très ennuyé ; mais, après un instant, il se rassérène ; son carreau dans l’œil, il regarde tour à tour ses camarades, la vaisselle cassée, le maître d’hôtel il quatre pattes. Lorsque celui-ci a enfin ramassé tous les fragments épars, il s’en va, suivi d’un matelot également domestique du carré.

« Ça vous fâcherait-il si je vous donnais un tout petit bout de conseil ? dit le lieutenant ; moi, je n’y tiens pas, pourtant je désirerais que nous ne fissions pas un enfer de ce bateau-là.

— Parlez, Langelle, réplique le docteur, nous vous écoutons avec tout le respect dû à votre grand âge. »

Quelques-uns rient, les fronts se dérident un peu, et les jeunes gens considèrent, non sans admiration, leur commandant en second parfaitement à son aise devant une table où les objets sautent de tous côtés ; lui, se laissant aller au mouvement, au lieu de se raidir, coupe des tartines après les avoir beurrées, et il boit son café sans en renverser une goutte, correctement vêtu, avec du linge blanc, rasé de frais, tandis que les autres ont endossé, qui un veston, qui une vareuse, n’ayant pas même donné un coup de peigne à leur chevelure.

« Mes enfants, reprend Langelle, faut pas blaguer mes années, car je suis entré hier dans mon trente-cinquième printemps, et toutes les mers du globe ont eu le plaisir de me voir naviguer sur leurs eaux. Permettez-moi donc de vous parler en père, car je vous vois tous mal commencer cette campagne, d’abord à cause de la déception, suite naturelle de votre débarquement. J’avoue que le Levant avait son charme et que vous ne gagnez pas au change ; mais était-ce une


Le maître d’hôtel essaie de rassembler ces débris.

raison pour embarquer ici comme des chiens fouettés, décidés à tout

prendre par le mauvais bout ? Ainsi faites-vous depuis le premier jour en grognant contre les choses, le bateau, les chambres, le carré, le poêle, etc. J’excuserais le premier mouvement, si entre vous cela se passait mieux et si je ne vous voyais résolus à vous arracher les cheveux à chaque instant. Donc, avant un mois, les heures des repas deviendront des espèces de pugilats, et ensuite vous ne vous adresserez plus la parole en dehors du service. Celui-ci ne sera pas le premier bâtiment où les choses tournent ainsi ; j’en connais des exemples, et ça manquait de gaieté, croyez-moi. »

D’abord personne ne répondit. Mais on comprenait ce à quoi Langelle faisait allusion. Encore en vue des côtes, la veille au soir, des questions irritantes avaient été soulevées, et, naturellement, chacun défendit ses convictions, politiques, religieuses, etc., puis arrivèrent les personnalités blessantes. Le premier repas se passa de la sorte. Excepté le second, tous les officiers étaient jeunes, inexpérimentés par conséquent, et entiers dans leurs opinions. Ils se dirent promptement quantité de choses désagréables. Les têtes paraissaient trop montées pour que le lieutenant crût prudent d’intervenir, mais à présent il jugeait le moment opportun.

D’un autre côté, les prévisions de M. de Résort se réalisaient absolument. Une aversion réciproque existait déjà entre les deux commandants avant que la Coquette fût sortie du bassin. Plusieurs fois, au cours de l’armement, Langelle avait été sur le point de demander un remplaçant ; il le pouvait, puisqu’il partait au choix. Maintenant qu’il était trop tard, il regrettait d’avoir reculé par une espèce de fausse honte tout à fait en dehors de son caractère… Mais il désirait trouver au moins quelques compensations au carré, et puis il s’intéressait à ses jeunes camarades.

Ces derniers eussent pu lui rétorquer que lui-même ne prêchait pas d’exemple. Ils n’y songèrent pas ; d’ailleurs ils ignoraient en grande partie à quel point les relations se tendaient entre le commandant et son second, et ce qu’ils en devinaient les rendait fort partiaux vis-à-vis du dernier. Tous blâmaient l’officier supérieur assez peu maître de lui pour se laisser aller à des emportements irraisonnés, bousculant alors ceux qui tombaient sous sa main, matelots, élèves ou officiers, jurant, sacrant, frappant même les premiers, et ensuite, la colère apaisée, se montrant bien trop faible afin qu’on oubliât !… Excellent homme au fond, très aimé des hommes ; eux seuls comprenaient cette nature qui se rapprochait de la leur.

Avant de descendre, au moment où il rendait le quart, Langelle s’était approché du commandant, qui arrivait sur le pont :

« Bonjour, commandant, vous allez bien ?

— Merci, très bien ; pourquoi m’avez-vous fait réveiller ?

— Parce que je ne voulais pas dépasser les perroquets sans votre approbation ; vous avez sans doute consulté le baromètre ? Lorsque la mer sera faite, ce soir ou dans la nuit, nous attraperons un de ces coups de tabac !…

— Bon, Langelle, je ne savais pas que la toile vous effrayât à ce point-là… Vous êtes prudent, mon ami. »

Ainsi taxé, Langelle ne répondit pas ; cependant il pâlit et se mordit les lèvres, afin de n’en point laisser sortir de paroles regrettables, et puis il aperçut des hommes souriant parce qu’ils avaient écouté ; mais le lieutenant connaissait un moyen de se venger : ce moyen consistait à regarder Le Toullec au travers de son lorgnon ! Cela exaspérait le brave homme, qui, ne croyant pas à la myopie de Langelle, la traitait d’impertinence, myopie très vraie malgré tout et souvent bien gênante pour un officier de marine.

Les nerfs très excités, Langelle descendit au carré ; là il essaya, on l’a vu, de glisser un avis ; cet avis donna à réfléchir ; cependant l’air grognon persista sur les physionomies et le déjeuner s’acheva en silence.

Un timonier entra bientôt, et s’adressant au second : « Lieutenant, dit-il, le commandant vient de faire dépasser les perroquets et on prend un ris.

— Très bien, » répondit Langelle, qui éclata de rire lorsque le matelot eut quitté le carré. Cette preuve de versatilité donnée par leur commandant eut le don de ramener la bonne humeur chez les officiers.

« L’un de vous aurait-il rencontré Stop ? demanda ensuite Langelle ; je ne l’ai pas encore aperçu.

— Tiens ! c’est vrai, s’écria un officier ; généralement l’animal n’entend pas vous laisser déjeuner sans lui.

— Je crois, dit un autre, que Résort l’a emmené au poste des aspirants, après l’avoir pansé et soigné. Ah ! vous ignorez le drame de la nuit dernière ? » continua l’enseigne, qui mit alors le lieutenant au courant du combat livré par son chien au matou du commandant. Après avoir réglé quelques affaires concernant le service, Langelle monta sur la passerelle, où il trouva le commandant occupé à distribuer des sottises à l’enseigne et aux gabiers de quart. Les ordres, mal transmis par le premier, disait-il, avaient été mal exécutés par les autres, et de là des chapelets d’injures… Le temps devenait horrible ; sur le pont, on commençait à circuler avec des filières, et plus de Caravane à l’horizon : ce qui acheva d’exaspérer le commandant. À bord, personne ne s’en étonna, la chose était prédite par tous ; au premier coup de vent, les deux navires devaient fatalement se perdre de vue et pour toute la durée de la traversée, très probablement.

« Voilà un embarquement qui ne promet rien de bon, pensait Langelle ; mais, la bêtise étant accomplie, essayons d’être philosophe. Dans ma vieillesse, peut-être ne serai-je pas fâché d’avoir connu un type comme celui de ce Le Toullec. »

Ensuite il descendit et traversa le faux pont ; là, bien des choses ne le satisfirent point : telle place ne paraissait pas bien lavée, telle autre devrait être mieux rabotée. Et ces sacs ? Ils dépassaient l’endroit réservé. N’était-ce pas une tache de rouille qu’il apercevait sur un fusil ? Ce râtelier manquait d’ordre. «  Timonier, appelez-moi le quartier-maître armurier. »

Celui-ci arriva, son bonnet à la main, pour recevoir la réprimande méritée, dite d’un ton poli, mais ferme.

« Lieutenant, répondit-il pour s’excuser, c’est la buée et aussi cette satanée humidité dans l’arsenal de Brest.

— Il n’y a pas d’humidité qui tienne, les armes doivent être bien astiquées, et elles le seront, vous entendez ?

— Oui, lieutenant. » Et quand l’officier fut hors de portée : « Faut pas rire avec celui-là, dit le quartier-maître en s’adressant à un camarade, faut pas rire, parce qu’il entend point de raison, et y voit tout, y fourre son nez partout, à dire qu’il a cent-z-yeux. Moi, j’aime mieux le commandant ; y vous agonise, et après oublie tout, n, i, ni, c’est fini. Le lieutenant, y se rappellerait un grain de poussière découvert la veille dans la hune d’artimon. »

Les autres rient et trouvent la plaisanterie excellente.

Cependant Langelle arriva auprès du poste des aspirants ; la porte était ouverte, et là dedans on parlait, on riait aux éclats. Six voix joyeuses et jeunes dominaient le bruit toujours plus fort dès lames battant les murailles du navire.

Un aspirant aperçut l’officier et s’écria : « Lieutenant, arrivez au chevet de votre enfant. Pauvre trésor ! N’est-il pas bien intéressant ? Mais les visites du médecin se payeront fort cher. »

On fit place à Langelle, qui comprit la cause de ces rires et de cette joie.

Sur un divan, seul meuble un peu confortable du poste, couché et enveloppé dans une couverture, la tête bandée avec un mouchoir, la patte serrée dans une chaussette blanche, et achevant d’avaler le contenu d’une tasse de chocolat, Stop gardait son sérieux en recevant par cuillerées le breuvage des mains de Ferdinand ; mais sous la couverture une queue remuait très vite. Évidemment, le chien prenait goût à être ainsi dorloté.

Stop, grand lévrier de la Plata, faisait exception par sa vive intelligence aux quadrupèdes de la même famille, dont il différait par les oreilles plantées droit sur la tête ; cette tête était gris de fer, plus foncée que le corps également gris ; l’animal avait une longue queue, des pattes extrêmement fines, et entre les deux oreilles une petite bosse, signe de race.

Lorsqu’on le donna à Langelle, celui-ci naviguait seul officier à bord d’un petit brick qu’il commandait ; il s’occupa donc beaucoup de l’éducation de Stop, son compagnon inséparable durant les interminables heures des traversées et des croisières. Et le lévrier devint fort remarquable, très attaché aussi, mais point banal ; poli avec tous, il n’aimait, ne suivait que son maître, et, même les friandises, il les refusait d’une main étrangère.

Aussi Langelle s’étonna-t-il en trouvant le chien apprivoisé et content : « Je ne l’ai jamais vu agir de cette façon, dit-il ; que lui avez-vous donc fait, Résort ?

— Pauvre bête ! Je l’ai consolée la nuit dernière. Mais, si vous le permettez, lieutenant, je lui expliquerai qu’il ne faut plus courir aux chats, car réellement Stop avait commencé la bataille ; d’ailleurs il en a été le seul puni, et le chat reste sain et sauf. »

Les rires recommencèrent. « Comment vous y prendrez-vous ? fit Langelle ; parlez-vous donc la langue des bêtes ?

— Non pas, lieutenant ; cependant j’ai beaucoup causé avec un chien de berger et un petit bidet roux qui m’ont appris une foule de choses ; et chez nous à la campagne, dans ma jeunesse, il y avait une belle caniche appelée Frisette, qui détestait les chats, très fière aussi de savoir les étrangler sans attraper une égratignure elle-même. Cela désolait ma sœur. Eh bien, nous la déshabituâmes très vite de ses mauvais penchants, d’abord en élevant auprès de sa niche une portée de petits chats, qu’elle eût rougi d’attaquer à cause de leur faiblesse…

— Voyons, Résort, vous prêtez aux bêtes des sentiments meilleurs qu’à bien des humains ; d’abord ici il y a seulement cet horrible et énorme matou noir, aux yeux verts et féroces.

— Voulez-vous me laisser carte blanche, lieutenant ? et, si votre chien continue à m’honorer de son amitié, je lui apprendrai à vivre en bonne intelligence avec Pluton.

— Certainement, Résort, et je vous remercie des soins donnés à Stop. Au revoir, messieurs. Nous allons danser pendant quelques jours. Amarrez bien vos affaires. Êtes-vous contents du poste ?

— Très contents, répondit un des aspirants, très contents, et de nous retrouver ensemble ; nous craignions si fort de nous séparer après la Minerve. Pensez, lieutenant, au Borda nous étions à la même table ; dans l’Inde, embarqués sur l’Iéna. Alors, encore trois ans sans nous quitter, c’est gentil ! et en perspective, cette campagne du Pacifique, les belles relâches dans l’Amérique espagnole, San-Francisco aussi, et Taïti dont on nous a tant raconté d’histoires charmantes… Seulement, il y a la lampe !

— Quelle lampe ?

— Une lampe qu’un fournisseur nous a vantée à Brest ; elle ne peut jamais éclairer sans fumer, les verres cassent.

— Oui, sans la lampe, tout serait parfait, continua un autre en riant, et vraiment une seule petite chose de travers, ce n’est guère.

— Certes, messieurs, et je voudrais pouvoir en dire autant. Au revoir.

— Au revoir, lieutenant.

— Viens-tu, Stop ? ajouta M. de Langelle ; viens-tu au carré ? »

Mais, tout en agitant sa queue, Stop refusa de quitter l’étroit divan et ses nouveaux amis. Son maître alors n’insista pas.

« Et, pensait ce dernier en retournant à sa besogne, je comprends Stop de préférer de jeunes visages et la bonne humeur de ces enfants à l’atmosphère du carré. Mais je suis curieux de savoir comment Résort changera les sentiments et les instincts du chien et du chat. »

Pendant toute la durée de la tempête et quoiqu’il fût rétabli, Stop ne quitta pas le poste, où Langelle le visitait chaque jour ; chaque jour le lévrier lui donnait le spectacle d’un tour d’adresse nouvellement appris et qu’il avait retenu : tantôt il assemblait des dominos dans un ordre indiqué ; tantôt, au commandement, il marchait « à la façon du commissaire », en traînant légèrement la patte droite tout en jetant sa tête en arrière ; ou encore si on lui disait : «  Comment le docteur joue-t-il de la flûte ? » Stop hurlait sur une note élevée aiguë.

Aussitôt le temps devenu maniable, Ferdinand conduisit le lévrier en laisse sur le pont, en vue, mais non pas à la portée de Pluton. L’un gronda, l’autre aboya, tous deux le poil hérissé, l’œil en feu. Même manœuvre le lendemain, où cependant l’aversion parut diminuer d’intensité. Alors Ferdinand donna au chien quelques morceaux de sucre et de biscuit, et au chat les reliefs d’un poulet. Petit à petit, les deux ennemis en vinrent à manger leurs friandises côte à côte, attendant aussi avec impatience ces rencontres toujours terminées par des choses délectables.

Tout sentiment d’aversion était oublié lorsque la Coquette mouilla à la Martinique. On devinait même une amitié naissante entre les anciens adversaires.

Les distractions ne foisonnent pas à bord. Les entrevues de Stop et de Pluton eurent bientôt de nombreux témoins, qu’elles amusèrent également. Personne n’en riait d’aussi bon cœur que le commandant.