L’épave mystérieuse/XIII

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C’était un joli bâtiment.


CHAPITRE XIII

À bord de la Coquette ; bêtes et gens.


Le 16 janvier, la Coquette saluait en la quittant cette rade de Brest qu’elle devait revoir seulement au bout de trois ans, si toutefois une décision ministérielle ne changeait pas ses destinées.

C’était un joli bâtiment, long, fin, élégant, gracieux, avec une très haute mâture. On n’en voit plus guère de ce type, absolument le même, en petit, que celui des anciens vaisseaux à deux ponts. On appelait ces navires corvettes à batteries barbettes, c’est-à-dire sans batteries ailleurs que sur le pont. Là des deux côtés se trouvaient alignés vingt-quatre canons, dont six obusiers de trente et dix-huit caronades également de trente. À l’arrière, une dunette renfermait deux cabines, qui servaient d’abri et d’observatoire au commandant.

Dans le faux pont, sous la dunette, étaient le salon, la chambre du commandant, un petit office, un cabinet, etc. Ensuite venaient le carré des officiers, plus loin le poste des élèves et celui des maîtres, et toujours au même étage, dans l’espace resté libre, chaque soir les matelots accrochaient leurs hamacs à des anneaux en fer ; ils y établissaient leurs tables aux heures des repas ; le sac des hommes (chacun a le sien) trouvait aussi sa place dans le faux pont. Enfin, l’hôpital tout à fait à l’avant.

Comme équipage réglementaire, cent cinquante hommes y compris les maîtres ; pour état-major, un capitaine de frégate commandant, un lieutenant de vaisseau second, trois enseignes, un commissaire et un docteur. À l’exception du commandant et y compris le second, à bord des avisos, tous les officiers ont leurs chambres autour du carré ; pas grandes, ces chambres, deux mètres en longueur, autant en largeur ; elles contiennent un lit, une commode toilette, une armoire, sur laquelle on range les chaussures ; le bas du lit forme tiroir ; deux ou trois portemanteaux sous un petit rideau ; enfin, une ou deux chaises. On juge que l’espace laissé pour se mouvoir n’est pas considérable. Ces cabines suffisent à des hommes faits pour dormir, s’habiller, écrire, se reposer, cela pendant des années consécutives. Et durant les mauvais temps, l’air respirable arrive uniquement par le carré, dont les panneaux doivent alors rester fermés comme les sabords des cabines, cloués ceux-ci.

Cinq aspirants et un médecin (à un galon, n’ayant pas encore rang d’officier) vivent séparément et ensemble au poste. Chaque soir ils y suspendent leurs hamacs ; car, à moins de remplacer un officier, les aspirants couchent toujours dans des hamacs. Ils serrent leurs effets autour du poste, dans lequel ils font aussi leur toilette. L’espace est bien mesuré et quantité de vieux officiers se demandent comment ils vivaient là autrefois parfaitement insouciants, gais et heureux.

Le temps reste très beau, mais froid, il gèle avec une brise de nord-est, de légers nuages courent sur un fond de ciel bleu pâle ; le navire glisse rapidement, sous son immense voilure qui, jointe à sa coque peinte en blanc, lui donne quelque ressemblance avec un fantastique goéland. Le Goulet est franchi, on reconnaît Ouessant, dont les roches noires et les écueils se dessinent vivement éclairés par un soleil devenu très rouge, qui va disparaître à l’horizon dans l’Atlantique.

La marche de la corvette s’accélère de plus en plus, la brise fraîchit, mais le ciel reste pur, sans lune, avec de belles grosses étoiles, rendues plus éclatantes à cause de la gelée. Minuit pique. « Allons ! crie le quartier-maître, allons ! debout, la bordée de tribord. Allons ! les tribordais, allons ! »

La bordée appelée monte sur le pont. Les lames de l’Atlantique établissent un grand roulis à bord. En prenant son quart, l’enseigne de service regarde la lune qui se lève, entourée d’une auréole blafarde, signe de mauvais temps prochain. L’officier cherche aussi à découvrir les feux de la Caravane, encore en vue ; mais il hausse les épaules et murmure :

« Cela ne sera pas long, et, pour ce que nous en apercevrons, de cette vieille carcasse-là… » Et puis il arpente le pont, le nez dans sa pèlerine, dont il a relevé le capuchon.

Pendant les premiers jours d’une campagne, ce quart, de minuit à quatre, semble fort pénible, surtout l’hiver et par le mauvais temps. Deux minutes avant l’heure, un matelot vous réveille, on le maudit de tout son cœur, quoique cela soit bête ; mais c’est ainsi… Le matelot sourit, parce qu’il s’attend à ce qu’on l’envoie promener. Une manière comme une autre de reprendre ses esprits.

Lorsqu’il y a des aspirants à bord d’un bâtiment, chaque officier a le sien.

L’enseigne désire causer.

« Eh bien, Résort, dit-il, que considérez-vous avec cette attention-là ? Je vous suis des yeux depuis un bon moment ; mais vous paraissez être loin en pensée… »

Ferdinand tressaille. Oui, son imagination s’en était allée au pays quitté pour si longtemps ; il revivait cette dernière journée auprès de ses parents, il croyait sentir encore la dernière étreinte et le dernier baiser de sa mère : pauvre chère maman, elle n’a pas répandu une larme, souriant même, Marine aussi. Que font-ils tous, ce soir ?…

« Vous avez raison, capitaine, j’étais loin et chez moi. » En parlant ainsi, le jeune homme sourit, quoiqu’il ait les yeux pleins de larmes, et l’officier l’en aime mieux pour ne pas renier son émotion.

Tout à coup, des cris perçants interrompent la causerie : on dirait ceux d’un enfant qu’on égorge. Des aboiements formidables prennent bientôt le dessus ; ces bruits étranges partent d’un endroit obscur, dans l’ombre étendue sous la grand’voile, où l’on devine un drame. À la suite des jeunes gens, des hommes se précipitent, les cris s’arrêtent subitement et une forme noire s’élance dans les enfléchures des haubans d’artimon. Tout s’explique : le chat du commandant et le lévrier du lieutenant, après s’être injuriés, en sont venus aux voies de fait. De sa place élevée, le matou gronde en sourdine. Le nez saignant et la patte décousue, Stop geint tristement. Ferdinand se fait apporter de l’eau fraîche, et il panse les plaies du pauvre chien. Par le fait, ces plaies sont peu profondes, et, cette fois, Stop en sera quitte à bon marché, car, il faut l’avouer à sa honte, c’était lui qui avait commencé !

« Vous aimez les chiens, Résort, je le devine à la manière dont vous agissez avec cette stupide bête.

— Pas du tout stupide, je vous assure. Oui, j’aime les chiens et tous les animaux en général.

— Non, pas moi, on les a toujours dans les jambes, à bord surtout, et, si cela continue entre le chien et le chat, ce sera gentil ! Et puis, croyez-vous que cette inimitié ajoutera beaucoup à l’intimité du commandant et de Langelle ? Bon Dieu ! qu’il fait froid ; n’êtes-vous pas gelé, Résort ?

— Pas tout à fait ; cependant, après deux hivers dans la mer des Indes, le froid m’éprouve aussi ; mais ce ne sera pas long, vous savez, quelques jours à peine ! Une fois les parages du Portugal dépassés, nous aurons chaud.

— Oui, compter les jours et désirer le lendemain, la vie des marins se passe ainsi. Ah ! j’en ai bien assez de ce métier-là. »

L’enseigne arpente la dunette en tapant ses pieds pour les réchauffer.

Ferdinand va et vient de l’arrière à l’avant, les mains dans ses poches, il parle à quelques hommes, leur transmettant aussi un ordre de l’officier. Les cordages et les voiles battent contre les mâts, les poulies grincent, la lune brille rarement, parce que les nuages gagnent en étendue et en vitesse.

« Résort, allez donc consulter le baromètre. »

Un homme apporte un fanal.

« L’aiguille descend d’une manière folle, s’écrie Ferdinand.

— Eh bien, ce sera gentil dans le golfe de Gascogne, une deuxième édition de la Minerve… Ah ! Dieu merci ! quatre heures piquent, allons, descendons ; mais le roulis va s’établir, et vous verrez qu’on ne pourra même pas dormir. »

Ferdinand sourit, lui sait-bien qu’il dormira, et, après avoir franchi quatre à quatre l’échelle de l’avant, il traverse vite le faux pont, calfeutré à cause du mauvais temps, et où l’air est très épais. Il gagne ensuite le poste des élèves, un peu écœuré à cause de cette atmosphère lourde répandue autour de lui ; et, à son tour, il grimpe dans son hamac et s’endort promptement, malgré le roulis qui le berce rudement. Derrière cette muraille en bois, les lames se heurtent avec un bruit sourd.