L’épave mystérieuse/XVI

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Les camarades répètent le refrain.


CHAPITRE XVI

Où la Coquette navigue sur la lune.


Interminable, cette navigation entre la Martinique et le Gabon. La brise souffle invariablement des mêmes directions, du nord-est au nord de la ligne, du sud-est au sud de la ligne. Avec vent debout, un bâtiment à voiles ne peut donc jamais traverser l’Atlantique en ligne directe.

Il fallut que la Coquette remontât très haut et au plus près jusque dans les parages des Canaries ; là elle trouva enfin vent de travers jusqu’au Gabon, où massa Charlemagne devait être débarqué.

La première irritation apaisée, le commandant Le Toullec s’était résigné à partager son appartement avec le noir, écoutant même les hâbleries de celui-ci, dont il croyait le quart, et bien à tort. Ainsi que ses pareils, massa Charlemagne mentait effrontément.

« Ses sujets, disait-il, allaient le recevoir en tirant le canon ; son palais, plus beau que celui du « gouvé’neu’ », serait entièrement illuminé ; sa femme, une belle princesse, avait un collier de perles d’une valeur incalculable ; ses fils étaient de puissants guerriers, et lui, il apportait à tous de riches présents. »

En tous cas, ces présents ne tenaient pas grand’place, car, en dehors d’un habit de général de division, acheté chez un brocanteur à Fort-de-France et datant de la Restauration, les bagages du nègre se trouvaient contenus dans deux madras noués par les quatre bouts !

La dernière semaine, avant d’arriver en vue des côtes vertes du Gabon, calme plat durant la journée. Une petite brise, s’élevant au coucher du soleil jusqu’à son lever, permettait seule de faire un peu de route ; la chaleur devint accablante : 35 degrés centigrades, nuit et jour. Officiers et matelots étaient également énervés.

Enfin les rives apparurent, de plus en plus distinctes ; couvertes de leur splendide végétation, elles ressemblent à une longue muraille de verdure. Notre principale occupation est sur la côte nord, à quinze milles de l’estuaire. Après avoir mouillé, il fallut chercher un point de reconnaissance en canot, vers le sud, pour franchir ensuite la barre à l’entrée du Gabon et remonter le fleuve jusqu’aux villages habités par les Paugonés.

À cette époque de l’année, la barre reste constamment traversable pour les embarcations. Des nègres cependant vinrent le long du bord, montant de légères pirogues. On fit marché avec eux pour y guider et remorquer un canot de la Coquette, où prirent place un officier, un aspirant, huit matelots et massa Charlemagne ; celui-ci s’en allait l’oreille basse, ayant auparavant mis de côté toute sa grandeur et humilié tente sa dignité pour supplier « digne, excellent, admi’able commandant de le ga’dé’à bord ».

De nouveau escorté par la pirogue, le canot français regagna le navire à la tombée de la nuit. L’officier raconta ensuite au carré, comme l’aspirant au poste, qu’arrivé à son village, massa Charlemagne ne voulait pas débarquer ; il fallut le mettre à terre de force ; mais, aussitôt sur la rive, le nègre se sauva à toutes jambes, honteux probablement parce que ses mensonges allaient être dévoilés… Trop heureux d’en être débarrassé, l’enseigne avait donné l’ordre de reprendre le chemin de la corvette. Et oncques depuis lors personne n’entendit parler de massa Charlemagne.

Cependant la journée avait été mise à profit. Les commandants et les officiers s’étaient approvisionnés de vivres frais en grande quantité. Durant toute l’après-midi, les noirs assaillirent littéralement la corvette, leurs mains en l’air, agitant qui un oiseau, qui une chèvre ou des fruits, des bananes, des mangues, etc., jusqu’à des singes vivants.

« Achetez le nécessaire et au delà, dit Langelle au commissaire ; mais pas de cette engeance noire à bord. » Et il ajouta en s’adressant aux officiers : « En cela le commandant et moi, nous sommes parfaitement d’accord. »

Mais, après avoir consigné le navire à toute la peuplade qui grouillait autour et sans en avertir son second, le commandant Le Toullec permit à quelques maîtres de descendre le long du bord, afin de procéder aux achats et échanges ; puis il se laissa fléchir par les grimaces suppliantes de plusieurs noirs, et bientôt il leva la consigne. Attiré par le bruit à l’avant du bateau, quelle ne fut pas la stupéfaction du lieutenant de voir tous les hommes que leur service n’appelait pas ailleurs, maîtres et matelots, riant, criant et fraternisant avec une centaine de nègres et de négresses.

Étalés autour d’eux, pêle-mêle, des nattes, des singes, des fruits, des perroquets, des quartiers de chèvre !… Et un vacarme !

Langelle ne fit qu’un bond jusqu’à la dunette où il apercevait l’enseigne de quart, auquel il s’adressa pâle de colère, en disant : « Comment avez-vous osé laisser monter ces gens, monsieur, et malgré la défense formelle ? Vous…

— Mais, répondit l’officier en l’interrompant, ce n’est pas ma faute ; j’ai exécuté les ordres reçus à ce sujet, puisque le commandant a lui-même levé la consigne.

— Ah ! très bien, » répliqua le lieutenant, qui s’en alla frapper chez Le Toullec.

« Entrez ! » cria-t-on. Langelle entra, la porte se ferma, et personne n’entendit ce que se dirent les deux hommes. Mais, à cause d’un ordre à recevoir, pénétrant à son tour dans le salon du commandant, un officier trouva ce dernier rouge et tremblant à côté de Langelle livide à force d’être pâle.

Évidemment, des paroles blessantes avaient été échangées, qui rendirent ensuite plus désagréables les relations déjà fort tendues entre les deux commandants.

Au carré, le plus vieux fut sévèrement jugé, quoique Langelle eût refusé sèchement de s’expliquer au sujet de la scène précédente.

Devinant le blâme des officiers et le peu de sympathie qu’il leur inspirait, Le Toullec s’en vengeait par mille petites taquineries.

Au cours de la longue traversée entre le Gabon et le Brésil, la vie fut donc loin d’être agréable à bord. On avait bon vent, il est vrai… quand on en trouvait ; mais la brise refusait souvent. Les esprits s’aigrirent et quelques hommes souffrirent beaucoup du scorbut. La mauvaise humeur des officiers rejaillit sur l’équipage : décidément, les prévisions de M. de Résort se réalisaient de point en point.

Au poste cependant on gardait entrain et bonne humeur. Aussi Stop y passait-il presque tout son temps en compagnie de Pluton, qui avait absolument rompu avec son ancien maître, à cause d’une guenon achetée par celui-ci au Gabon.

Fort jolie, de la taille d’un enfant de quatre à cinq ans, cette guenon inspirait à Stop et au matou une égale aversion. Les deux animaux, devenus inséparables, essayèrent de jouer quelques mauvais tours à « Mademoiselle » (ainsi baptisée par les matelots dès son arrivée à bord). Mais, sans être agressive, la guenon était fort rusée ; vive comme l’éclair, elle se défendait et ripostait. Après avoir envoyé une gifle à Stop et tiré la queue à Pluton, avant que les deux animaux fussent revenus de leur surprise, « Mademoiselle », grimpée dans la hune du grand mât, battait des mains et poussait des cris aigus. Au bout d’une semaine, on en vint à une neutralité armée. Cependant Pluton fréquentait les aspirants et il boudait son maître.

Un matin, le commandant passa devant le poste où, la porte grande ouverte, on riait tout en déjeunant, les chaises très serrées les unes contre les autres. Stop et Pluton, gravement assis à table, une serviette sous le menton, paraissaient aussi heureux que les jeunes gens. Le chien et le chat vidaient les assiettes posées devant eux, très dignes, sans envoyer la patte d’un autre côté.

« Réellement, messieurs, s’écria Ferdinand, voilà deux convives extrêmement bien élevés et qui nous font honneur. » Et il ajouta en s’adressant aux bêtes : « Vous vous louez de votre sort et de la parfaite aménité de vos hôtes. N’est-ce pas, Stop, Pluton ? Répondez.

Wap, wap, fit Stop, en agitant violemment sa queue.

Rronrron, » fila Pluton, qui, enchanté du repas, faisait sa toilette. Les jeunes gens riaient aux éclats.

Le soir, après avoir mimé la scène au commissaire, l’unique personne à bord avec laquelle il entretînt des relations en dehors du service, Le Toullec s’écria :

« Commissaire, ces enfants valent seuls quelque chose ici. Vous le savez, je navigue depuis plus de trente ans, mais jamais avec un semblable état-major. Et quand je pense aux mois que cela durera encore, en s’aggravant… Un enfer que cette corvette !

— À qui la faute ? pensait le commissaire. À vous, commandant, tout autant qu’aux officiers ; étant plus vieux, vous eussiez dû nous donner l’exemple. »

Mais il n’osa formuler son opinion.

…La mer brille sous le grand soleil des tropiques, chaleur intense, calme plat. C’est dimanche, jour de repos. Les matelots ont essayé de danser à l’abri des basses voiles et des bonnettes qui fasient, mais ils renoncent vite à ce divertissement. Les planches craquent comme les vergues et les mâts au feu de ce ciel embrasé. Alors un maître entonne une chanson, dont les camarades répètent le refrain. Interminables complaintes, monotones, parfois drôles et


Les nègres avaient apporté des singes et des perroquets.

gaies, tristes le plus souvent. On les chantait autrefois, et on les

chantera longtemps encore sans y rien changer :

Tra deri dero !
Voilà le matelot,
Qui vit sans souci,
Se rit, se moque du tonnerre.
Tra deri dero !
Voilà le matelot,
Qui vit sans souci
Sur la terre et sur l’eau.

Une autre de reprendre, sur un air de porter le diable en terre :

Que de mal, de tourments !
Grand Dieu, mes chers parents !
Éloigné d’une mère charie (sic),
Quand j’étais près de vous,
Mille soins des plus doux
Embellissaient les jours de ma vie ;
Mais, hélas ! maintenant,
Grand Dieu, quel changement !


D’heure en heure, des pompes inondent le pont, le gaillard, la passerelle, les bas mâts. Le bois fume et sèche promptement.

Couchés à l’ombre, Stop et Pluton souffrent en silence, étendus en face l’un de l’autre ; le premier ressemble à un chevreuil mort. Par instants, le chat ouvre ses yeux verts et suit d’un regard « Mademoiselle », certainement la seule à bord qui soit dans son élément. La guenon se suspend aux vergues ou saute d’une enfléchure à l’autre en poussant ses petits cris stridents. Dans la hune du grand mât, elle tire la queue d’un perroquet élevé là par un gabier ; le perroquet se retourne pour mordre l’impertinente, mais Mademoiselle est déjà loin : on l’aperçoit bientôt à cheval sur le beaupré, faisant mille grimaces aux poissons volants.

De nouveau traversant l’Atlantique, la Coquette se trouvait alors par 19 degrés de latitude sud et 34 degrés de longitude ouest. Si la brise se levait au lieu de refuser constamment, on mouillerait à Rio dans quatre ou cinq jours.

Ces calmes énervaient l’équipage comme cette solitude dans l’immensité. Et depuis le Gabon, pas même un navire en vue !

La nuit tomba enfin, amenant une petite brise et un peu de fraîcheur relative. Le faux pont étant devenu inhabitable, la bordée remplacée se coucha sur le gaillard d’avant. Sans lune, les étoiles étincelaient dans le ciel sombre. Par bâbord, dans l’espace découvert entre les hunes de misaine et d’artimon, on apercevait la Croix du Sud. Les voiles légèrement gonflées, la corvette filait enfin de cinq à six nœuds.

Une nouvelle bordée, celle du matin. M. de Langelle monte sur la passerelle, il interroge l’horizon, et puis il s’assied sur le banc de quart, où bientôt il est légèrement engourdi. Soudain une exclamation et un juron le font tressaillir. Sans bruit, le commandant avait rejoint l’officier et il regardait au large, sa lorgnette braquée dans le nord.

« Oui, non, certainement. Ah ! mille pipes du diable, venez donc voir, Langelle, au lieu de rester là avec cet air endormi.

— Qu’est-ce donc, commandant ? répond Langelle qui s’approche sans aucun entrain.

— Tenez là, au large, et au vent à nous, prenez donc ma jumelle. Distinguez-vous ? »

Langelle regarde et réplique :

« Mais je ne vois absolument rien d’anormal, commandant.

— Rien d’anormal, monsieur ! crie Le Toullec en braquant de nouveau sa jumelle après l’avoir arrachée des mains de l’officier ; rien, monsieur ! répète-t-il, vous appelez rien un navire en feu et que nous devons aller secourir ! Donnez les ordres nécessaires, je vous prie, et faites vite. Qu’attendez-vous ? » ajoute-t-il en appuyant son ordre d’un formidable juron.

En effet, à l’horizon et dans le nord par rapport au navire, une lueur rouge apparaissait, répandant autour d’elle une vive clarté qui augmentait à chaque seconde. Sur l’eau la surface illuminée s’élargissait aussi.

D’abord très faible, cette clarté était restée inaperçue du lieutenant, parce qu’il ne suivait pas la direction indiquée. Maintenant il se frotte les yeux, absolument ahuri. Rêve-t-il ? ou bien est-ce que le commandant plaisante ou déraisonne ? Enfin il répond et non sans avoir encore braqué la jumelle au large :

« Commandant ; c’est la lune. Dans dix minutes, la lune doit se lever pour nous ; elle éclaire déjà l’horizon, et…

— La lune, monsieur, la lune ? Croyez-vous qu’à mon âge on confondrait la lune avec un navire en feu et que votre satanée obstination nous va faire secourir trop tard ? Donnez les ordres, vous dis-je, ou bien descendez aux arrêts dans votre chambre.

— Parfaitement, commandant, je n’ai rien à répondre puisque vous le prenez sur ce ton-là. »

Alors le lieutenant crie :

« À rentrer les bonnettes ! » L’ordre exécuté, il donne le suivant : « Aux bras de tribord partout ! »

Ainsi orienté, à l’allure du plus près, on naviguait à six quarts de vent, le cap sur l’incendie supposé.

Et tout de suite on aperçut la pleine lune émergeant des flots dans le sud-sud-ouest ; rouge, énorme, resplendissante, au milieu de ce ciel sans nuage, elle illuminait la mer comme le haut des mâts, tandis que les basses voiles restaient dans l’ombre. Oui, c’était la lune ! Et le commandant, tout penaud, sa jumelle en main, fouilla de nouveau et bien en vain les quatre coins de l’Océan désert, espérant y retrouver son prétendu navire en feu. Il dut pourtant se résigner à avouer sa défaite.

« Quelle drôle d’aventure ! murmura-t-il ; je croyais voir jusqu’à des vergues brûlant au milieu de la fumée ; mais enfin, Langelle, ne vaut-il pas mieux s’être dérangé à tort ? Car enfin, si je ne m’étais pas trompé, nous devions nous hâter. C’est égal, voilà qui est plaisant. »

Et le brave homme regardait son second du coin de l’œil en souriant ; il espérait que l’officier allait sourire aussi ; mais Langelle ne Voulut pas tendre la perche, ayant à cœur les rebuffades de tout à l’heure. Et, très sérieux, la main à sa casquette :

« À présent, dit-il, quelle route devons-nous suivre ? Veuillez bien l’indiquer, commandant.

— Mais celle que nous suivions auparavant… Avez-vous besoin de le demander ?

— Très bien, commandant. » Et montant aussitôt sur le banc de quart : « Laissez porter ! » cria Langelle. Dès que la barre eût à peu près remis la corvette en route : « Aux bras de bâbord partout ! » Ensuite : « À hisser les bonnettes de hune et de perroquet ! »