L’épave mystérieuse/XVII

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Langelle arriva.


CHAPITRE XVII

Une note malencontreuse.


Pendant que le navire piquait de nouveau dans l’ouest-sud-ouest, Le Toullec descendit dans sa chambre, tapant les portes, exaspéré contre lui-même d’abord et surtout contre le lieutenant, dont il avait parfaitement aperçu le sourire gouailleur. Et il s’endormit, en envoyant Langelle à tous les diables… Mais il se réveilla calmé, ayant à peu près oublié sa mésaventure. Alors, une fois habillé, il se fit apporter le journal des officiers.

On appelle ainsi un gros bouquin dans les pages duquel, en campagne, sont consignés au fur et à mesure tous les événements relatifs aux choses du bord.

Chaque officier, en quittant son quart, doit y coucher ses observations sur le temps, la force et la direction du vent, l’état de la mer, les routes faites, les lochs, la voilure et l’allure, comme les incidents des quatre dernières heures. À midi, tous les jours, l’officier chargé des montres inscrit le point au journal, où le commandant consigne aussi, mais le soir, ses ordres pour la nuit. Le commandant lui-même n’a pas le droit de biffer ou de changer la moindre virgule sans le consentement du signataire de tel ou tel paragraphe, car chacun signe ses diverses observations.

Tous les matins, le commandant prend connaissance du journal. En y jetant les yeux, Lé Toullec devint livide. Alors, en sacrant et en jurant, il sauta sur le cordon de sa sonnette tiré ; avec violence, le malheureux cordon demeura aux mains du furieux.

Un timonier répondit à l’appel.

» Commandant ? dit-il.

— Appelez le lieutenant. »

Langelle arriva, son carreau dans l’œil ; mais un observateur eût remarqué l’air hésitant et légèrement troublé du jeune officier. Sans répondre à son salut :

« Qu’est-ce que cette impertinence ? lui cria Le Toullec ; croyez-vous, monsieur, que je supporterai une pareille insulte si vous ne l’effacez immédiatement, monsieur ? J’en ai assez, monsieur, de vos insolences. »

S’il l’avait perdu un instant, Langelle reprit bientôt tout son sang-froid et répliqua :

« Commandant, dit-il, j’ignore absolument en quoi j’ai pu vous manquer, et, croyez-le, l’insolence et la grossièreté ne sont point mon fait ; jamais il n’est sorti de ma bouche un mot dont ensuite j’eusse le moindre regret.

— Oui, monsieur, vous êtes maître de vos paroles ; elles en deviennent d’autant plus irritantes pour votre vieux commandant, qui aurait l’âge d’être votre père et qui n’a eu ni votre éducation ni vos chances.

— Ah bien ! s’il le prend ainsi, se disait Langelle, je ferai tout ce qu’il voudra, bien certainement, et des excuses aussi. »

Mais, sans deviner les pensées de son second, croyant toujours être regardé avec insolence au travers de ce malheureux lorgnon, le commandant reprit en s’échauffant de plus en plus :

— Vous allez biffer ces lignes, monsieur, entendez-vous, je vous l’ordonne…

— Commandant, cet ordre dépasse vos droits, et je n’obéirai pas. »

« Réellement, disait Langelle plus tard en racontant la scène, réellement, j’ai cru que le malheureux allait me frapper ou avoir une attaque d’apoplexie, car il devint rouge, et puis livide et puis violet. »

Cependant Le Toullec se contint, et par un effort si violent que ses mains tremblèrent, posées sur la page du journal où on lisait :

« Le 10 octobre, à quatre heures et demie du matin, par 19° 2′ 51″ latitude et par 34° 17′ 35″ de longitude ouest, les basses voiles amurées, les bonnettes de hune et de perroquet hissées, filant cinq nœuds avec petite brise de S.-E. et faisant route à l’O.-S.-O., la Coquette a mis sa barre au plus près. Courant alors à six quarts de vent, et par l’ordre formel du commandant, nous naviguâmes sur la lune, mais sans nous en rapprocher sensiblement. »

Cela était signé : Jacques de Langelle, lieutenant de vaisseau, commandant en second de la corvette la Coquette.

En lisant une seconde fois cette malheureuse page, Le Toullec, toujours plus exaspéré, s’écria :

« Monsieur, vous m’en rendrez raison ; je vous enverrai mes témoins à Rio ; entre vous et moi d’ailleurs il est temps que tout cela finisse, et à moins que vous ne soyez aussi… »

Des paroles terribles, irréparables, allaient sans doute être prononcées : Langelle eut la sagesse de les arrêter.

« Ne continuons donc pas ainsi, s’écria-t-il, nous ne sommes ni l’un ni l’autre dans notre bon sens ; envoyez-moi plutôt aux arrêts et puis nous en reparlerons. » L’officier regrettait déjà sa gaminerie, et ces mots revenaient à ses oreilles prononcés tout à l’heure par cet homme exaspéré :

« J’aurais l’âge d’être votre père, et je n’ai eu ni vos chances ni votre éducation. »

Oui, cela était vrai, et en admettant qu’un duel fût possible entre deux officiers d’un grade différent, Langelle, très fort au pistolet comme à l’épée, savait son commandant aussi maladroit que peu exercé à ces deux armes ; mais à présent une fausse honte l’empêchait de céder, et, toute irritation passée, il restait là debout et incertain ; aussi fut-il véritablement soulagé lorsque le vieil officier finit par murmurer d’une voix qui tremblait encore :

« Certainement, monsieur, rendez-vous aux arrêts, aux arrêts forcés, jusqu’à Rio ; vous ne quitterez votre chambre que pour les besoins du service. »

Langelle salua et sortit du salon pour entrer au carré, où le déjeuner commençait ; là il parla à mi-voix au maître d’hôtel.

« Eh bien, que faites-vous ? s’écria un des enseignes en apercevant le lieutenant qui poussait la porte de sa chambre ; êtes-vous malade, n’avez-vous pas faim ?

— Non, mes enfants, je ne suis pas malade, mais aux arrêts de rigueur, que je n’ai pas volés. Aussi entends-je les tenir ; ne m’interrogez pas, car je ne dirai rien. Envoyez-moi mes repas, et que personne ne vienne me voir, à l’exception de Stop cependant. »

Alors ce furent des exclamations et une curiosité !…

Bientôt tout fut connu, à la grande joie des officiers comme des aspirants. Cette navigation sur la lune devait faire le tour du monde ; en attendant elle fit le tour de la Coquette, où l’équipage ne se lassait pas d’en parler, à la grande exaspération du malheureux commandant.

Cependant ce dernier donna immédiatement une preuve de sa bonté. Le troisième jour, la chaleur augmentant encore, il fit appeler l’enseigne qui remplaçait le lieutenant, étant après celui-ci le plus ancien de grade.

« Hubert, dit-il, je lève les arrêts de M. de Langelle, veuillez l’en prévenir. »

Cinq minutes se passèrent et l’enseigne rentra dans le salon.

« Commandant, dit-il hésitant un peu et comme s’il eût cherché ses paroles, commandant, le lieutenant… affirme que vous l’avez… mis aux arrêts de rigueur jusqu’à Rio, et qu’il entend les garder jusque-là.

— C’est bien, monsieur, vous pouvez apprendre à M. de Langelle qu’à Rio, moi, j’écrirai au ministre pour réclamer un conseil d’enquête, et alors l’inqualifiable conduite de mon second sera jugée et la réforme prononcée contre lui, j’en ai la conviction. Allez, monsieur. »

Resté seul, le commandant s’enferma ; aussitôt, avec des larmes de rage dans les yeux, il passa sa colère sur ses meubles : une chaise, deux fauteuils payèrent pour le lieutenant et furent presque réduits en poussière. Réfugié sur le haut d’une armoire, témoin involontaire de la scène, Pluton, terrifié, n’osait bouger ni s’enfuir ; ses yeux verts dilatés, il se demandait sûrement si son tour n’allait pas arriver bientôt, et si cet énergumène ne mettrait pas en pièces les chats comme les meubles.